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12/11/2007

Déshumanité

Mme Lizette reposa en soupirant le combiné de son antique téléphone à touches. Plus de tonalité : ligne morte !

Elle resta interdite durant un court instant, puis l’angoisse l’étreignit. Et si elle n’avait pas rempli correctement son SPE (Système de Paiement Express) ? Déjà qu’elle l’avait envoyé avec un jour de retard ! Oui, c’était cela, on lui avait coupé sa ligne téléphonique. Elle était isolée du monde. Pour elle, il n’avait jamais été question d’acheter l’un de ces petits appareils que beaucoup exhibent dans la rue en parlant tout seul sans que personne ne s’en inquiète. Non, elle préférait son bon vieux téléphone. Il fallait qu’elle se rende à son agence Nationvitacom pour que tout revienne en ordre.

Elle n’y était pas allée depuis au moins trente ans. Il lui arrivait toutefois de passer devant, et elle n’avait pas manqué de remarquer que l’endroit avait bien changé. Jadis, on n’y allait que pour se faire installer le téléphone, tandis que maintenant, c’était devenu une boutique où un tas de gens achetaient ce qui semblait être leur jouet, d’un Noël qui serait permanent.

Quand elle arriva à l’agence, il y avait une dizaine de personnes qui attendaient l’ouverture. Elle fit de même, bravant le froid mordant de cette journée grise, dans son manteau d’hiver. Pour cette nonagénaire, demeurer ainsi debout était pénible, mais la grille de l’agence finit par se lever.

Les gens qui attendaient avec Mme Lizette se précipitèrent à l’intérieur. Il ne leur fallut que quelques minutes pour prendre sur les nombreux présentoirs, leur nouveau petit jouet, et se diriger tout souriants vers les différents comptoirs disséminés dans l’agence, derrière lesquels se tenaient des employés de Nationvitacom, aussi épanouis que leurs clients.

Mme Lizette attendit patiemment son tour, et se dirigea vers un grand brun vêtu comme ses collègues, de la combinaison fuchsia de Nationvitacom.

Il perdit aussitôt son sourire et regarda Mme Lizette d’un air à la fois interrogateur et méfiant.

Très émue, celle-ci dit d’une voix basse :

— Mon téléphone ne marche plus ; ma ligne semble coupée.

L’autre parut interloqué.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? répliqua-t-il sèchement.

Il s’apprêtait sans doute à passer à la personne suivante, mais Mme Lizette insista :

— Je pense que c’est parce que je suis un peu en retard pour payer, et…

Aussitôt, l’employé de Nationvitacom lui tendit un drôle d’objet tout à fait comparable aux jouets qu’achetaient les autres personnes.

— Mais, qu’est-ce que c’est ? demanda humblement Mme Lizette.

L’autre haussa les épaules avec mépris.

— Eh bien, un portable satellitaire ! Le service de facturation se trouve dans le désert de Gobi, alors il faut couvrir de la distance.

— Mais… c’est que je ne sais pas l’utiliser, bredouilla Mme Lizette. Et je suis malvoyante.

L’autre soupira en tapotant sur les micro touches de l’appareil. Puis il le porta à son oreille, et se mit à parler dans un jargon que Mme Lizette ne comprenait guère.

— Quel est votre numéro ? interrogea-t-il brusquement.

Mme Lizette sursauta, puis donna son numéro qu'elle avait mémorisé depuis très longtemps.

L’autre le répéta à son interlocuteur, et très vite annonça :

— Bon, on va vous remettre votre ligne. Vous devriez recevoir un courrier aujourd’hui même. Vous suivrez les instructions qui y figurent.

Mme Lizette voulut remercier celui qui l’avait malgré tout bien tirée d’affaire, mais celui-ci s’intéressait déjà à une petite famille, dont les quatre membres tenaient chacun en souriant béatement, leur nouveau portable à la main.

Une fois de retour à sa maison, Mme Lizette découvrit en effet dans sa boîte à lettres, un courrier de Nationvitacom, lui indiquant qu’elle avait oublié de signer le SPE, et qu’il lui fallait au plus vite régler sa facture avec sa carte turquoise. Elle ignorait totalement de quoi il s’agissait, mais ayant dans son porte-monnaie les 30 € nécessaires pour s’acquitter de sa dette, elle décida de retourner à l’agence Nationvitacom.

Cette foi-ci elle eut affaire à une grande maigre à lunettes, coiffée au carré, à qui elle expliqua qu’elle voulait payer sa facture.

Aussitôt, l’employée lui tendit un portable.

— Mais, fit Mme Lizette avec un petit sourire, j’ai de l’argent sur moi. Je vais vous régler avec, ça sera beaucoup plus simple.

L’autre écarquilla les yeux de stupeur, et insista pour qu’elle prenne le portable, en disant :

— Vous composez le 07.489.556.221.3333, et ensuite vous indiquerez le code : AZEbbb333llKIPHG.

Mme Lizette finit par prendre le portable, et la vendeuse se dirigea vers une petite famille forte cette fois-ci de huit membres.

Mme Lizette était perdue, et faillit éclater en sanglots. Mais elle se reprit à temps, posa le portable sur le comptoir, et s’en alla, sous l’œil indifférent des employés de Nationvitacom et des clients.

Elle alla s’asseoir sur un banc dans un petit square tout proche, et demeura prostrée. Elle sortit de cet état quand un individu tout de blanc vêtu, le visage pâle et les cheveux bruns hirsutes, vint se poster devant elle.

— On dirait que ça ne va pas très fort, dit-il d’une voix qui faisait songer à une mélodie printanière.

Mme Lizette leva ses yeux tristes vers l’inconnu, et se mit à lui raconter son aventure en lui donnant la lettre qu’elle avait reçue de Nationvitacom.

L’autre eut un sourire réconfortant.

— Ne vous en faites pas, dit-il, je vais arranger cela. Donnez-moi votre carte turquoise.

Mme Lizette crut que le cauchemar recommençait.

— Mais, qu’est-ce que c’est donc une carte turquoise ? demanda-t-elle avec un nœud dans la gorge.

— Votre banque ne vous en a pas donné une ? fit l’inconnu.

Un déclic se produisit alors dans l’esprit de Mme Lizette.

— Ah, mais si ! s’exclama-t-elle soudain. Je me souviens maintenant, c’est cette drôle de chose que j’ai reçue par la poste. Je me demandais à quoi ça servait.

Elle fouilla dans son cabas, et en sortit un petit rectangle de plastique de couleur effectivement turquoise.

— Bon, donnez-la moi, dit l’inconnu.

Devant l’hésitation de la vieille dame, il précisa :

— N’ayez aucune crainte, avec ça et votre lettre, je vais régler votre affaire.

Madame Lizette lui remit la carte, et il prit la direction de l’agence.

Il en revint très vite, avec une sorte de bon à la main.

— Voilà, votre paiement est enregistré, dit-il ; gardez bien ce reçu.

— Oui, fit Mme Lizette en le rangeant dans son cabas. Mais pourquoi tant de complications ? Et pourquoi n’y avait-il pas moyen de communiquer avec ces gens ?

L’inconnu se moqua :

— Pourtant vous auriez dû. Car dans vitacom, il y a com, comme communication.

Mme Lizette soupira.

— En fait, reprit l’inconnu, vous avez eu affaire à des robots.

Cette déclaration parut soulager Mme Lizette.

— Ah ! fit-elle, c’était donc cela. Ils avaient l’apparence d’humains, mais en fait, ce n’étaient que des machines.

L’inconnu eut un sourire mélancolique.

— Bon, je dois y aller ; mais surtout, ne vous inquiétez pas, je ne serai jamais bien loin.

Il partit, laissant la vieille dame un peu étourdie sur son banc.

Elle se remit bientôt en route, regardant tout autour d’elle tous ceux qui paraissaient être ses semblables. Mais elle se méfiait désormais. Combien y en avait-il qui étaient réellement des humains ? Peut-être aucun.

Alors, elle se raccrocha au souvenir de l’inconnu qui lui avait promis de veiller sur elle, cette bulle de réconfort et de chaleur dans un espace indéfini de déshumanité rampante : la providence qu’elle avait rencontrée, sans même s’en douter.

Commentaires

C'est une très bonne nouvelle.

Écrit par : Sophie | 12/11/2007

Quelle sensibilité dans ta nouvelle... bonne semaine!

Écrit par : sister for ever | 12/11/2007

heureusement plus sensible qu'une sisterforever très humaine qui ne salue jamais Sophie. Sisterforever est peut-être un vieux monsieur ronchon à en croire son inélégance crasse envers Sophie. Bonne semaine à toi sisterforever.

Écrit par : Sophie | 12/11/2007

Cela sent le gag.... bonjour Sophie! mais je croyais être sur le blog de Patrick!!!

Tu as raison, «vieux monsieur ronchon» me plaît bien comme définition.

Et comme c'est le blog de Patrick, tu ne m'en voudras pas d'arrêter là ce dialogue privé!

Bonne semaine

Écrit par : sister for ever | 12/11/2007

Bonjour Sophie, Patrick et Sister Fr...
Pour être son "grand petit" frère, je confirme que Sister for ever n'est pas un vieux monsieur ronchon (pour les anciens, "Monsieur Ronchon" était un personnage de Jacques Martin, archétype du Français râleur)... Elle a certes des défauts (et des qualités) mais pas celui d'être "ronchon"... Elle est plus "explosive"!!!

Écrit par : Quiet Man | 13/11/2007

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