02/08/2008
L'affaire Carouge (5ème épisode)
Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.
— Au mois d'août 2015 ! s'exclama Jean. Nous ne sommes donc pas en 1936, en décembre 1936 ?
L'autre prit un air franchement inquiet.
— Oh, là ! mon gars ! fit-il, il va falloir que tu songes sérieusement à couper le pinard avec de la flotte. Je crois que t'as vraiment trop forcé ces derniers temps. J'ai peur que tu commences à te payer un delirium, comme diraient les docteurs. Tu vas pas tarder à commencer à voir des araignées partout. Fais gaffe, mon gars !
Jean s'aperçut alors qu'à la place de l'énorme chaudière à charbon de la veille, il n'y avait plus qu'un petit cylindre en aluminium.
— Cette saloperie est tombée en panne, à peine que je venais de m'installer pour roupiller, déclara le clochard en montrant l'appareil du doigt. Alors, il a très vite commencé à faire chaud à en crever. Eh oui, depuis, trois nuits, j'avais l'habitude de venir chercher de la fraîcheur ici. Mais voilà, il fallait s'y attendre. Déjà que le système de fermeture de la porte était détraqué à cause de la canicule... d'où qu'il y a moyen d'entrer, alors, pour ce qui est de la clim'... elle n'a pas tenu le coup beaucoup plus longtemps. Va falloir trouver un autre endroit maintenant. Mais pour toi aussi, mon gars ; alors en route, va falloir pour l'instant regagner le métro où il fait assurément plus frais.
Les haillons du clochard étaient trempés de sueur, et Jean avait l'impression de commencer à se liquéfier sur place.
— Bon, on va y aller, dit-il.
Il regarda rapidement autour de lui avant de partir, et se rappela que la veille il avait coincé sous sa tête le manteau que lui avait donné Charles Falke. Celui-ci avait apparemment disparu, mais Jean se dit que le clochard avait dû certainement s'en accaparer et le mettre de côté.
Jean et son compagnon d'infortune sortirent sur le boulevard de la Liberté qui était inondé de soleil. Des piétons passaient en maillot de bain et en bikini. Cela était devenu coutumier ; mais ce qui étonna toutefois Jean, ce fut de croiser soudain une femme d'une trentaine d'années, blonde vaporeuse, ne portant en tout et pour tout, que son attaché-case à la main, ses tongs aux pieds, et une casquette de base-ball sur la tête. Elle marchait d'un pas rapide, l'air préoccupé, arborant ainsi l'allure conventionnelle des femmes d'affaires, et une totale nudité. Il fallait noter que sa peau était parfaitement luisante d'ambre solaire, les rayons du soleil étant particulièrement agressifs.
En voyant l'air ahuri de Jean, le clochard s'esclaffa :
— Pas mal, hein ?
— Heu... oui, fit Jean, mais...
— Ben alors, mon gars ! reprit le clochard d'un air jovial, t'es pas au courant de la dernière ?
— De la dernière ?
Le clochard sortit de la poche de son pantalon mité un minuscule poste de radio qu'il montra à Jean.
— Oui, de la dernière information, précisa-t-il. Je l'ai entendue juste avant de rejoindre l'immeuble où tu roupillais gaiement. Le gouvernement a pondu une loi ou je ne sais quoi d'autres en toute urgence, autorisant tout le monde à se mettre à poil tant que les températures ne seront pas redescendues en dessous de 35 degrés durant la journée. Ça nous promet du plaisir, pas vrai ?
— Sans doute, fit Jean, abasourdi.
— Bon, alors, tu viens avec moi dans le métro ? demanda le clochard.
Jean haussa les épaules.
— Je n'en sais rien, avoua-t-il.
Le clochard prit un air agacé.
— Bon, alors, si tu n'en sais rien, je vais te laisser réfléchir. Allez, salut ! Et bonne chance !
— Merci, répondit impassiblement Jean.
Il attendit quelques instant, puis se remit en marche, le clochard s'étant alors perdu dans la foule qui encombrait maintenant le boulevard de la Liberté, et dans laquelle on trouvait bon nombre de femmes et d'hommes entièrement nus.
Jean avait toujours en mémoire les événements de la veille, mais de baigner ainsi dans une véritable ambiance surréaliste, en atténuait les effets ; et il pouvait se demander s'il n'avait pas rêvé. S'était-il réellement retrouvé en 1936, avait-il été le témoin d'un assassinat ? Tout cela était bien fumeux, tandis qu'un écran géant fixé sur la façade du Royal, un bistrot de la rue de Béthune, affichait 10 h 30 du matin, et 39,5°C.
39,5°C à seulement 10 h 30 du matin ! Autant dire qu'on risquait bien de dépasser les 40°C ce jour-là à Lille.
Arrivé à la Grand-Place, Jean découvrit de plus en plus de gens nus ; mais aussi certains qui avaient fort à faire avec les semelles de leurs tongs qui collaient aux pavés brûlants de la place. On pouvait ainsi les voir soulevant les pieds, en emportant une multitude de fils de caoutchouc et de plastique fondus.
Pour l'instant, Jean n'avait pas de problème avec ses baskets qui avaient eu tant de succès en 1936, et se pressa de rentrer chez lui. Rue Saint-André, il passa devant Le Météor, le bar où il avait compté se rendre la veille. Celui-ci avait le même aspect que d'habitude, et Jean aperçut derrière son comptoir, Francis, le patron qui n'avait pas connu de métamorphose particulière, et servait les quelques clients qui étaient sans nul doute venus chercher un peu de fraîcheur dans son établissement. Il tourna très vite dans la rue du Magasin pour rejoindre son immeuble. Une fois dans le hall de celui-ci, une véritable furie, petit et menue, mais à la voix perçante, lui tomba dessus. C'était Mme Lenoir, la concierge qui aussitôt l'incendia :
— Je ne vous félicite pas, monsieur Carouge ! s'exclama-t-elle. Vous avez laissé votre appartement à des vauriens qui ont fait du tapage toute la nuit !
Jean prit aussitôt un air confus.
— Je suis vraiment désolé, déclara-t-il d'un ton contrit, je n'étais pas là, et...
— Ça je le sais que vous n'étiez pas là, puisque je ne vous ai pas trouvé quand je suis monté pour essayer de faire cesser le vacarme. Par contre, j'ai eu affaire à une espèce de fille affreusement grossière, qui m'a répondu dans des termes que je n'oserais même pas répéter. J'ai ensuite appelé la police ; mais évidemment on m'a dit que tous les services étaient débordés à cause de la canicule, et que l'on faisait passer en priorité les appels concernant les morts dus à la chaleur ou à des bagarres. Je pouvais bien sûr attendre longtemps, d'autant qu'on ne m'a pas caché que le tapage nocturne était devenu pratiquement légal, vu que beaucoup de gens n'arrivaient plus à vivre le jour. Mais enfin, monsieur Carouge, un petit effort quand même !
Jean promit de faire tout ce qui était en son pouvoir, et laissant sur place la concierge, monta jusqu'à son appartement situé au second étage. La porte de l'appartement était grande ouverte, ce qui permettait à un tonitruant solo de guitare électrique, appartenant sans nul doute au leader d'un célèbre groupe de hard-rock du XXème siècle, de se répandre allègrement. Il se précipita dans le séjour, où il trouva outre une petite rousse entièrement nue et écroulée dans un fauteuil, trois grands escogriffes qui se trémoussaient sur le morceau de hard-rock dans leur plus simple appareil.
A la vue de Jean, la petite rousse s'expulsa littéralement du fauteuil et hurla presque :
— Ah, mon vieux Jeannot ! Sois donc le bienvenu chez toi !
Puis à l'intention des trois escogriffes :
— Oh, les gars, baissez un peu la musique, c'est le maître des lieux qui vient d'arriver !
Le maître des lieux contempla d'un air morose son séjour qui avait été passablement saccagé : moquette tâchée et brûlée sans doute par des cigarettes ou autres, murs aspergés de liquides divers, mais aussi gracieusement confiturés.
L'un des grands escogriffes arrêta la micro-chaîne qui elle n'avait subi apparemment aucun dommage, et s'avança vers Jean avec un sourire extasié, pour déclarer :
— On s'est un peu défoncé cette nuit.
— Je vois, fit Jean.
La petite rousse intervint aussitôt.
— Ne t'en fais pas, Jean, je déduirai le montant de la remise en état de ce que tu me dois.
— Top aimable, estima Jean.
— Bon, allez, ne fais pas la gueule, reprit la petite rousse. Et viens donc t'éclater avec nous à la mer. On va à Ostende ; il faut remonter de plus en plus vers le nord. Même sur les plages de Berck ou de Bray-Dunes, ça risque de ne pas être tenable aujourd'hui.
Jean s'imaginait bien, après ce qui s'était passé hier soir, en train de se retrouver soudain entièrement nu sur la plage d'Ostende en 1936. Quel scandale cela risquerait de produire. Mais en fait, il n'y était pas du tout ; il ne produirait pas de scandale, mais risquerait de périr d'hypothermie. Car, s'il se référait toujours à son étrange aventure de la veille, ce serait en plein mois de décembre qu'il se retrouverait sur la plage, avec sans doute pas un chat aux alentours, mais une température en dessous de 0°C. Il en eut la chair de poule.
— Non, non, merci bien, dit-il, je n'ai pas envie d'aller à la plage aujourd'hui.
— Comme tu veux, fit la petite rousse. Mais tu as tort, ça va être invivable à Lille. On annonce plus de 40°C, et si ta clim' tient encore le coup pour l'instant, ça ne va peut-être plus durer longtemps.
— Non, je reste tranquillement ici, confirma Jean.
— Tant pis pour toi, conclut la petite rousse.
Puis elle convia les trois escogriffes à la suivre.
En voyant tout ce beau monde dénudé en partance, Jean hasarda :
— Au fait, que je sache, la nudité totale est admise sur tout le territoire français, mais n'oubliez pas que vous allez en Belgique.
La petite rousse se retourna pour répliquer :
— Tes informations sont incomplètes, mon petit Jean. La commission de Bruxelles a décidé d'étendre l'autorisation à tous les pays de l'Union européenne.
Et cette fois, tout le monde disparut, laissant Jean, seul, ce qui lui était de toute façon pour l'instant absolument nécessaire.
Il se rendit à sa cuisine qui n'avait pas subi de mauvais traitements comme le séjour, et trouva miraculeusement une bouteille de soda glacé dans le frigo. Il ôta le bouchon, porta le goulot à sa bouche, et la vida à moitié d'un trait. Il trouva ensuite un bout de gâteau au fond d'un buffet, qu'il engloutit littéralement, puis but de nouveau un peu de soda. Après cela il se déshabilla, et alla se mettre sous la douche. Bien qu'il n'eût tourné que le bouton d'eau froide, il eut droit à une douche chaude, tant les tuyauteries extérieures étaient chauffées par le soleil. Ensuite, après s'être méticuleusement enduit d'ambre solaire écran total, il enfila une tenue de circonstance : slip de bain et bob sur la tête. Il chaussa ses chères baskets, et fixa autour de sa taille un sac-banane qui lui permit d'emporter de quoi écrire et un peu d'argent.
Il retrouva la concierge vêtue d'une blouse légère qui passait nonchalamment un balais dans le hall, et sortit tandis qu'elle laissait échapper un soupir de consternation.
En repassant devant Le Météor, il se demanda s'il n'allait pas entrer pour se renseigner par exemple sur l'existence de la bière Lemotte. Mais il y renonça finalement ; il avait mieux à faire. Il gagna rapidement le centre-ville. Il n'y avait plus aucun véhicule qui circulait, quoique tout à l'heure le trafic fût déjà plutôt réduit. Il comprit très vite pourquoi. Sur la façade de l'immeuble du quotidien régional La Voix du Nord qui se dressait devant la Grand-Place, était indiqué sur un écran la température stagnant fort heureusement pour l'instant à 39,5°C, et défilait une bande annonce informant que sur ordre de la préfecture, toute circulation de véhicules à moteur était interdite jusqu'à nouvel ordre, qu'un pic de pollution mortel risquait de se produire dans l'après-midi où une température de 42°C était prévue. Il était par ailleurs recommandé de ne se déplacer qu'en extrême nécessité, et un numéro vert était communiqué pour pouvoir appeler des secours en cas d'urgence. L'horloge frontale de l'immeuble indiquait également 11 h 15 ; il restait donc un peu de temps à Jean pour pouvoir s'acquitter de ce qui le tenait particulièrement à coeur, et rentrer vite chez lui se mettre à l'abri de la fournaise annoncée. Bien que l'on commençât à suffoquer sous un ciel d'un bleu profond exempt de nuages, mais percé d'un soleil torride, ce fut d'un pas toutefois pressé que Jean parvint à atteindre la médiathèque municipale, parmi des piétons, nudistes à 95%.
La climatisation de la médiathèque fonctionnait à la perfection, et c'était peut-être pour cela que les employés avaient gardé leur maillot ou leur bikini, mais s'étaient toutefois débarrassés de leurs tongs qui avaient dû terminer leur carrière à l'état de véritables chewing-gums. L'air frais sécha d'un coup toute la transpiration qu'avait accumulée Jean durant sa marche, en le faisant d'ailleurs frissonner. Il ressentit même un léger mal de gorge. Mais il pouvait à ce propos se demander si cela était bien à cause de la climatisation, ou plutôt dû au fait d'avoir été plongé la veille dans une nuit glaciale du mois de décembre 1936.
Tandis qu'il songeait à cela, une employée de la médiathèque en bikini, s'avança vers lui.
— Vous comptez rester ici longtemps, monsieur ? demanda-t-elle.
Surpris, Jean s'enquit :
— Pourquoi, vous allez fermer bientôt ?
— Oui, confirma l'employée, nous devons tous rentrer chez nous d'ici une demi-heure. Vous êtres au courant de l'information à propos du pic de pollution ?
— Heu... oui, vaguement, dit Jean.
L'employée le regarda d'un air sévère, lui reprochant apparemment de n'être que vaguement au courant.
— Il faut s'attendre au pire! dit-elle d'un ton sentencieux.
— Oui, mais je ne vais pas rester longtemps, promit Jean. Je voudrais juste consulter un document judiciaire datant du mois de décembre 1936.
L'employée fronça les sourcils.
— Ah oui, fit-elle, alors venez.
Elle le conduisit à une série d'ordinateurs.
Jean aurait pu se rendre à son cybercafé pour cette consultation. Mais d'une part, il devait y faire une chaleur à mourir ; d'autre part, il ne tenait pas à rencontrer son associé, surtout maintenant qu'il avait à entreprendre une recherche des plus personnelles.
L'employée l'installa à un ordinateur, et après lui avoir demandé son numéro d'adhérent, qu'il connaissait fort heureusement par coeur, elle commença à pianoter sur le clavier de l'appareil.
— Il s'agit de quelle affaire ? demanda bientôt l'employée.
— Heu... l'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, répondit Jean.
— En 1936 ?
— Oui, décembre 1936.
L'employée pianota encore un peu, puis se retira au moment où Jean vit sa photo apparaître sur l'écran de l'ordinateur.
Il se félicita que l'employée ne fût pas restée près de lui, ne seraient-ce que quelques secondes de plus, car on pouvait lire sous la photo :
Jean Carouge — né le 5 juillet 1901 à Lille (Nord) — guillotiné le 3 juin 1937 à la prison de Loos-les-Lille (Nord)
(la suite samedi prochain)
http://vastinblack.blogspot.com/
— Au mois d'août 2015 ! s'exclama Jean. Nous ne sommes donc pas en 1936, en décembre 1936 ?
L'autre prit un air franchement inquiet.
— Oh, là ! mon gars ! fit-il, il va falloir que tu songes sérieusement à couper le pinard avec de la flotte. Je crois que t'as vraiment trop forcé ces derniers temps. J'ai peur que tu commences à te payer un delirium, comme diraient les docteurs. Tu vas pas tarder à commencer à voir des araignées partout. Fais gaffe, mon gars !
Jean s'aperçut alors qu'à la place de l'énorme chaudière à charbon de la veille, il n'y avait plus qu'un petit cylindre en aluminium.
— Cette saloperie est tombée en panne, à peine que je venais de m'installer pour roupiller, déclara le clochard en montrant l'appareil du doigt. Alors, il a très vite commencé à faire chaud à en crever. Eh oui, depuis, trois nuits, j'avais l'habitude de venir chercher de la fraîcheur ici. Mais voilà, il fallait s'y attendre. Déjà que le système de fermeture de la porte était détraqué à cause de la canicule... d'où qu'il y a moyen d'entrer, alors, pour ce qui est de la clim'... elle n'a pas tenu le coup beaucoup plus longtemps. Va falloir trouver un autre endroit maintenant. Mais pour toi aussi, mon gars ; alors en route, va falloir pour l'instant regagner le métro où il fait assurément plus frais.
Les haillons du clochard étaient trempés de sueur, et Jean avait l'impression de commencer à se liquéfier sur place.
— Bon, on va y aller, dit-il.
Il regarda rapidement autour de lui avant de partir, et se rappela que la veille il avait coincé sous sa tête le manteau que lui avait donné Charles Falke. Celui-ci avait apparemment disparu, mais Jean se dit que le clochard avait dû certainement s'en accaparer et le mettre de côté.
Jean et son compagnon d'infortune sortirent sur le boulevard de la Liberté qui était inondé de soleil. Des piétons passaient en maillot de bain et en bikini. Cela était devenu coutumier ; mais ce qui étonna toutefois Jean, ce fut de croiser soudain une femme d'une trentaine d'années, blonde vaporeuse, ne portant en tout et pour tout, que son attaché-case à la main, ses tongs aux pieds, et une casquette de base-ball sur la tête. Elle marchait d'un pas rapide, l'air préoccupé, arborant ainsi l'allure conventionnelle des femmes d'affaires, et une totale nudité. Il fallait noter que sa peau était parfaitement luisante d'ambre solaire, les rayons du soleil étant particulièrement agressifs.
En voyant l'air ahuri de Jean, le clochard s'esclaffa :
— Pas mal, hein ?
— Heu... oui, fit Jean, mais...
— Ben alors, mon gars ! reprit le clochard d'un air jovial, t'es pas au courant de la dernière ?
— De la dernière ?
Le clochard sortit de la poche de son pantalon mité un minuscule poste de radio qu'il montra à Jean.
— Oui, de la dernière information, précisa-t-il. Je l'ai entendue juste avant de rejoindre l'immeuble où tu roupillais gaiement. Le gouvernement a pondu une loi ou je ne sais quoi d'autres en toute urgence, autorisant tout le monde à se mettre à poil tant que les températures ne seront pas redescendues en dessous de 35 degrés durant la journée. Ça nous promet du plaisir, pas vrai ?
— Sans doute, fit Jean, abasourdi.
— Bon, alors, tu viens avec moi dans le métro ? demanda le clochard.
Jean haussa les épaules.
— Je n'en sais rien, avoua-t-il.
Le clochard prit un air agacé.
— Bon, alors, si tu n'en sais rien, je vais te laisser réfléchir. Allez, salut ! Et bonne chance !
— Merci, répondit impassiblement Jean.
Il attendit quelques instant, puis se remit en marche, le clochard s'étant alors perdu dans la foule qui encombrait maintenant le boulevard de la Liberté, et dans laquelle on trouvait bon nombre de femmes et d'hommes entièrement nus.
Jean avait toujours en mémoire les événements de la veille, mais de baigner ainsi dans une véritable ambiance surréaliste, en atténuait les effets ; et il pouvait se demander s'il n'avait pas rêvé. S'était-il réellement retrouvé en 1936, avait-il été le témoin d'un assassinat ? Tout cela était bien fumeux, tandis qu'un écran géant fixé sur la façade du Royal, un bistrot de la rue de Béthune, affichait 10 h 30 du matin, et 39,5°C.
39,5°C à seulement 10 h 30 du matin ! Autant dire qu'on risquait bien de dépasser les 40°C ce jour-là à Lille.
Arrivé à la Grand-Place, Jean découvrit de plus en plus de gens nus ; mais aussi certains qui avaient fort à faire avec les semelles de leurs tongs qui collaient aux pavés brûlants de la place. On pouvait ainsi les voir soulevant les pieds, en emportant une multitude de fils de caoutchouc et de plastique fondus.
Pour l'instant, Jean n'avait pas de problème avec ses baskets qui avaient eu tant de succès en 1936, et se pressa de rentrer chez lui. Rue Saint-André, il passa devant Le Météor, le bar où il avait compté se rendre la veille. Celui-ci avait le même aspect que d'habitude, et Jean aperçut derrière son comptoir, Francis, le patron qui n'avait pas connu de métamorphose particulière, et servait les quelques clients qui étaient sans nul doute venus chercher un peu de fraîcheur dans son établissement. Il tourna très vite dans la rue du Magasin pour rejoindre son immeuble. Une fois dans le hall de celui-ci, une véritable furie, petit et menue, mais à la voix perçante, lui tomba dessus. C'était Mme Lenoir, la concierge qui aussitôt l'incendia :
— Je ne vous félicite pas, monsieur Carouge ! s'exclama-t-elle. Vous avez laissé votre appartement à des vauriens qui ont fait du tapage toute la nuit !
Jean prit aussitôt un air confus.
— Je suis vraiment désolé, déclara-t-il d'un ton contrit, je n'étais pas là, et...
— Ça je le sais que vous n'étiez pas là, puisque je ne vous ai pas trouvé quand je suis monté pour essayer de faire cesser le vacarme. Par contre, j'ai eu affaire à une espèce de fille affreusement grossière, qui m'a répondu dans des termes que je n'oserais même pas répéter. J'ai ensuite appelé la police ; mais évidemment on m'a dit que tous les services étaient débordés à cause de la canicule, et que l'on faisait passer en priorité les appels concernant les morts dus à la chaleur ou à des bagarres. Je pouvais bien sûr attendre longtemps, d'autant qu'on ne m'a pas caché que le tapage nocturne était devenu pratiquement légal, vu que beaucoup de gens n'arrivaient plus à vivre le jour. Mais enfin, monsieur Carouge, un petit effort quand même !
Jean promit de faire tout ce qui était en son pouvoir, et laissant sur place la concierge, monta jusqu'à son appartement situé au second étage. La porte de l'appartement était grande ouverte, ce qui permettait à un tonitruant solo de guitare électrique, appartenant sans nul doute au leader d'un célèbre groupe de hard-rock du XXème siècle, de se répandre allègrement. Il se précipita dans le séjour, où il trouva outre une petite rousse entièrement nue et écroulée dans un fauteuil, trois grands escogriffes qui se trémoussaient sur le morceau de hard-rock dans leur plus simple appareil.
A la vue de Jean, la petite rousse s'expulsa littéralement du fauteuil et hurla presque :
— Ah, mon vieux Jeannot ! Sois donc le bienvenu chez toi !
Puis à l'intention des trois escogriffes :
— Oh, les gars, baissez un peu la musique, c'est le maître des lieux qui vient d'arriver !
Le maître des lieux contempla d'un air morose son séjour qui avait été passablement saccagé : moquette tâchée et brûlée sans doute par des cigarettes ou autres, murs aspergés de liquides divers, mais aussi gracieusement confiturés.
L'un des grands escogriffes arrêta la micro-chaîne qui elle n'avait subi apparemment aucun dommage, et s'avança vers Jean avec un sourire extasié, pour déclarer :
— On s'est un peu défoncé cette nuit.
— Je vois, fit Jean.
La petite rousse intervint aussitôt.
— Ne t'en fais pas, Jean, je déduirai le montant de la remise en état de ce que tu me dois.
— Top aimable, estima Jean.
— Bon, allez, ne fais pas la gueule, reprit la petite rousse. Et viens donc t'éclater avec nous à la mer. On va à Ostende ; il faut remonter de plus en plus vers le nord. Même sur les plages de Berck ou de Bray-Dunes, ça risque de ne pas être tenable aujourd'hui.
Jean s'imaginait bien, après ce qui s'était passé hier soir, en train de se retrouver soudain entièrement nu sur la plage d'Ostende en 1936. Quel scandale cela risquerait de produire. Mais en fait, il n'y était pas du tout ; il ne produirait pas de scandale, mais risquerait de périr d'hypothermie. Car, s'il se référait toujours à son étrange aventure de la veille, ce serait en plein mois de décembre qu'il se retrouverait sur la plage, avec sans doute pas un chat aux alentours, mais une température en dessous de 0°C. Il en eut la chair de poule.
— Non, non, merci bien, dit-il, je n'ai pas envie d'aller à la plage aujourd'hui.
— Comme tu veux, fit la petite rousse. Mais tu as tort, ça va être invivable à Lille. On annonce plus de 40°C, et si ta clim' tient encore le coup pour l'instant, ça ne va peut-être plus durer longtemps.
— Non, je reste tranquillement ici, confirma Jean.
— Tant pis pour toi, conclut la petite rousse.
Puis elle convia les trois escogriffes à la suivre.
En voyant tout ce beau monde dénudé en partance, Jean hasarda :
— Au fait, que je sache, la nudité totale est admise sur tout le territoire français, mais n'oubliez pas que vous allez en Belgique.
La petite rousse se retourna pour répliquer :
— Tes informations sont incomplètes, mon petit Jean. La commission de Bruxelles a décidé d'étendre l'autorisation à tous les pays de l'Union européenne.
Et cette fois, tout le monde disparut, laissant Jean, seul, ce qui lui était de toute façon pour l'instant absolument nécessaire.
Il se rendit à sa cuisine qui n'avait pas subi de mauvais traitements comme le séjour, et trouva miraculeusement une bouteille de soda glacé dans le frigo. Il ôta le bouchon, porta le goulot à sa bouche, et la vida à moitié d'un trait. Il trouva ensuite un bout de gâteau au fond d'un buffet, qu'il engloutit littéralement, puis but de nouveau un peu de soda. Après cela il se déshabilla, et alla se mettre sous la douche. Bien qu'il n'eût tourné que le bouton d'eau froide, il eut droit à une douche chaude, tant les tuyauteries extérieures étaient chauffées par le soleil. Ensuite, après s'être méticuleusement enduit d'ambre solaire écran total, il enfila une tenue de circonstance : slip de bain et bob sur la tête. Il chaussa ses chères baskets, et fixa autour de sa taille un sac-banane qui lui permit d'emporter de quoi écrire et un peu d'argent.
Il retrouva la concierge vêtue d'une blouse légère qui passait nonchalamment un balais dans le hall, et sortit tandis qu'elle laissait échapper un soupir de consternation.
En repassant devant Le Météor, il se demanda s'il n'allait pas entrer pour se renseigner par exemple sur l'existence de la bière Lemotte. Mais il y renonça finalement ; il avait mieux à faire. Il gagna rapidement le centre-ville. Il n'y avait plus aucun véhicule qui circulait, quoique tout à l'heure le trafic fût déjà plutôt réduit. Il comprit très vite pourquoi. Sur la façade de l'immeuble du quotidien régional La Voix du Nord qui se dressait devant la Grand-Place, était indiqué sur un écran la température stagnant fort heureusement pour l'instant à 39,5°C, et défilait une bande annonce informant que sur ordre de la préfecture, toute circulation de véhicules à moteur était interdite jusqu'à nouvel ordre, qu'un pic de pollution mortel risquait de se produire dans l'après-midi où une température de 42°C était prévue. Il était par ailleurs recommandé de ne se déplacer qu'en extrême nécessité, et un numéro vert était communiqué pour pouvoir appeler des secours en cas d'urgence. L'horloge frontale de l'immeuble indiquait également 11 h 15 ; il restait donc un peu de temps à Jean pour pouvoir s'acquitter de ce qui le tenait particulièrement à coeur, et rentrer vite chez lui se mettre à l'abri de la fournaise annoncée. Bien que l'on commençât à suffoquer sous un ciel d'un bleu profond exempt de nuages, mais percé d'un soleil torride, ce fut d'un pas toutefois pressé que Jean parvint à atteindre la médiathèque municipale, parmi des piétons, nudistes à 95%.
La climatisation de la médiathèque fonctionnait à la perfection, et c'était peut-être pour cela que les employés avaient gardé leur maillot ou leur bikini, mais s'étaient toutefois débarrassés de leurs tongs qui avaient dû terminer leur carrière à l'état de véritables chewing-gums. L'air frais sécha d'un coup toute la transpiration qu'avait accumulée Jean durant sa marche, en le faisant d'ailleurs frissonner. Il ressentit même un léger mal de gorge. Mais il pouvait à ce propos se demander si cela était bien à cause de la climatisation, ou plutôt dû au fait d'avoir été plongé la veille dans une nuit glaciale du mois de décembre 1936.
Tandis qu'il songeait à cela, une employée de la médiathèque en bikini, s'avança vers lui.
— Vous comptez rester ici longtemps, monsieur ? demanda-t-elle.
Surpris, Jean s'enquit :
— Pourquoi, vous allez fermer bientôt ?
— Oui, confirma l'employée, nous devons tous rentrer chez nous d'ici une demi-heure. Vous êtres au courant de l'information à propos du pic de pollution ?
— Heu... oui, vaguement, dit Jean.
L'employée le regarda d'un air sévère, lui reprochant apparemment de n'être que vaguement au courant.
— Il faut s'attendre au pire! dit-elle d'un ton sentencieux.
— Oui, mais je ne vais pas rester longtemps, promit Jean. Je voudrais juste consulter un document judiciaire datant du mois de décembre 1936.
L'employée fronça les sourcils.
— Ah oui, fit-elle, alors venez.
Elle le conduisit à une série d'ordinateurs.
Jean aurait pu se rendre à son cybercafé pour cette consultation. Mais d'une part, il devait y faire une chaleur à mourir ; d'autre part, il ne tenait pas à rencontrer son associé, surtout maintenant qu'il avait à entreprendre une recherche des plus personnelles.
L'employée l'installa à un ordinateur, et après lui avoir demandé son numéro d'adhérent, qu'il connaissait fort heureusement par coeur, elle commença à pianoter sur le clavier de l'appareil.
— Il s'agit de quelle affaire ? demanda bientôt l'employée.
— Heu... l'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, répondit Jean.
— En 1936 ?
— Oui, décembre 1936.
L'employée pianota encore un peu, puis se retira au moment où Jean vit sa photo apparaître sur l'écran de l'ordinateur.
Il se félicita que l'employée ne fût pas restée près de lui, ne seraient-ce que quelques secondes de plus, car on pouvait lire sous la photo :
L'assassin
(la suite samedi prochain)
http://vastinblack.blogspot.com/
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Commentaires
Aaaaah ! Enfin un chapitre plus long...mais qui se dévore en un clin d'oeil. Rapunaise, ça passe trop vite quand c'est bon.
C'est quand, déjà, la suite ?
Pffff.
Encore une semaine à attendre.
On joue avec nos nerfs, j'vous l'dis ;-)
Bien, je n'ai plus qu'à prendre mon mal en patience et aller faire un tour dehors, où le fond de l'air est tout sauf frais.
Ce qui me fait penser que la réalité rejoint la fiction...à quelque détails près^^
A samedi !
Écrit par : g@rp | 02/08/2008
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