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09/08/2008

L'affaire Carouge (6ème épisode)

Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilletons, colonne de gauche.

Jean avait beau regarder encore et encore la photo : cet homme d'une trentaine d'années, vêtu d'une chemise légère indémodable, à la chevelure brune et épaisse, au visage allongé, au nez légèrement aquilin, et à la bouche aux lèvres ourlées... c'était bel et bien lui.

Jean actionna la souris de l'ordinateur afin de faire défiler le texte sous la photo, et lut ce qui était écrit à propos de l'affaire Carouge. Il apprit que ce dernier avait été arrêté suite à l'assassinat de son associé M. Charles Falke, commis de façon particulièrement sauvage le 12 décembre 1936 aux alentours de 22 h. Les soupçons s'étaient portés sur lui, après que l'épouse du défunt eut déclaré que celui-ci devait une somme très importante à son mari. Interrogé par la police, Jean Carouge s'était borné à affirmer qu'il n'avait pas bougé de chez lui le 12 décembre au soir. Célibataire et habitant un appartement situé au 13 rue du magasin à Lille, l'intéressé n'avait pu désigner aucun témoin susceptible de confirmer ses affirmations. Une enquête de voisinage avait toutefois permis d'apprendre que Jean Carouge semblait avoir été absent de chez lui après 21 h le 12 décembre, et une personne avait même affirmé qu'elle l'avait vu regagner son domicile le 13 aux alentours de 11 h du matin. La suite devait s'avérer beaucoup plus fructueuse pour les enquêteurs. En interrogeant M. Buzine, patron de l'estaminet La bonne chope, situé dans la rue Saint-André à Lille, que Jean Carouge avait l'habitude de fréquenter, ces derniers apprirent qu'il s'était rendu dans cette établissement le 12 décembre aux environs de 21 h, avec simplement une chemise sur le dos, en dépit du froid hivernal qui sévissait au dehors. Léopold Verschelde, un client qui se trouvait également à La bonne chope ce soir-là, déclara à la police que Jean Carouge lui était apparu très étrange, comme très préoccupé par quelque chose qui l'accaparait totalement. Il ajouta également qu'il avait remarqué qu'il portait aux pieds de drôles de chaussures, sans pouvoir préciser pour autant en quoi elles présentaient une étrangeté. Le patron de l'estaminet fit la même déclaration à ce sujet, sans apporter davantage d'explications. Mais ce qui confondit réellement le suspect, ce furent les dépositions de Clémentin Leroy, commerçant chapelier, rue de Béthune à Lille, et de son épouse Agathe. Tous deux déclarèrent avoir vu Jean Carouge sortir le 12 décembre vers 22 h, du 3, place Rihour, adresse du siège de la société d'import-export qu'il avait créée avec Charles Falke. Les époux Leroy avaient trouvé Jean Carouge très énervé, et surtout extrêmement fuyant. Clémentin Leroy alla même jusqu'à dire qu'il s'agissait bel et bien d'un assassin fuyant le lieu de son crime. Il tint par ailleurs à rendre hommage à la victime, un homme courageux et admirable, qui s'était plaint plusieurs fois à lui de son associé qu'il soupçonnait de malversations, et de puiser notamment depuis quelques temps dans la caisse de la société. En dépit de ces témoignages accablants, Jean Carouge avait persisté dans ses déclarations, niant être sorti de chez lui le 12 décembre 1936 au soir, sans fournir plus de précisions. Jugé par la cour d'assise du Nord, compte tenu de la teneur particulièrement crapuleuse du crime, et de la sauvagerie avec lequel il avait été exécuté, Jean Carouge fut condamné à la peine de mort le 15 avril 1937 après un procès qui dura une semaine. Il fut guillotiné à la prison de Loos-les-Lille, le 3 juin 1937 à 4 h 30 du matin.

Jean cliqua rapidement sur sortie, afin de ne rien laisser sur l'écran de l'ordinateur de l'affaire Carouge, qu'il aurait bien voulu pouvoir oublier immédiatement. Mais cela n'était plus possible maintenant. Et ce fut à moitié groggy qu'il se dirigea vers la sortie de la médiathèque, entendant à peine l'employée qui lui demandait s'il avait terminé.
Dehors, c'était la fournaise, mais Jean en fut à peine gêné, tant il était perturbé par bien autre chose. Pour lui, il n'y avait plus de doute, il avait réellement voyagé dans le temps la veille, était bien remonté au 12 décembre 1936. Il ne savait par quel moyen cela avait pu se produire, mais ce dont il était certain, c'était qu'à cause de lui, un innocent avait péri sur l'échafaud, un innocent qui s'appelait comme lui et lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Car c'était suite au témoignage du patron et du client du bistrot, et surtout du chapelier et de sa femme, toutes ces personnes que Jean avaient rencontrées le 12 décembre 1936 au soir, que son double des années trente, qui lui était resté à coup sûr bien tranquillement à son domicile, avait pu être accusé formellement et condamné sans appel. S'il était fortement troublé par sa ressemblance parfaite avec le protagoniste de cette abominable affaire, Jean ne l'était pas moins de constater entre autres, qu'il avait trouvé un local pour la société qu'il avait fondée avec Pierre Holmat, à la même adresse que celle du Jean Carouge des années trente et de Charles Falke, et qu'en plus, il était domicilié au 13 rue du Magasin comme son double.
Il était près de midi, et bien que ce ne fût pas l'heure idéale, Jean décida de se rendre dans une maison de retraite où résidait depuis quelques années l’une de ses tantes âgées de 102 ans, qui avait peut-être connu le Jean Carouge guillotiné en 1937.

Les rues de Lille se vidaient de plus en plus. Et pour cause, le ciel était gris de pollution, l'air irrespirable. En repassant à la Grand-Place, Jean put toutefois constater que la température se maintenait toujours à 39,5°. Il dégoulinait de sueur, et les quelques piétons qui devaient à coup sûr rentrer chez eux, marchaient en respirant avec peine. Par miracle, Jean ne se sentait pas trop oppressé. Il se félicitait de ne plus avoir pris aucun médicament depuis la veille, car leurs inévitables effets secondaires n'auraient pu que le desservir en pareil cas. Il se sentait même plutôt mieux après ce sevrage un peu hâtif du fait des événements. Pour l'heure, le seul manque qu'il ressentait, c’était celui d'un bon steack-frites et d'une bonne bière, compte tenu qu'il n'avait pas avalé grand chose depuis ces dernières 24 h.
Il gagna le boulevard Vauban où était située la maison de retraite de sa tante : une immense bâtisse au fond d'un parc parfaitement ombragé par des arbres séculaires.
Depuis la première grande canicule du siècle, en août 2003, des mesures draconiennes avaient été prises dans les maisons de retraite pour éviter le drame de cette année-là. Les systèmes de climatisation étaient sécurisés au maximum, aussi Jean ne fut-il pas étonné de trouver à l'intérieur une fraîcheur qui allait protéger assurément les pensionnaires de la fournaise annoncée.
Une infirmière apprit à Jean que sa tante venait de terminer son repas, et qu'il allait donc pouvoir la rencontrer au salon. Elle lui demanda toutefois de ne pas l'accaparer trop longtemps, car ça allait être l'heure de sa sieste.
Jean promit de rester le moins de temps possible, et on l'installa dans un salon coquet dans un confortable fauteuil. Sa centenaire de tante vint le rejoindre quelques minutes plus tard, dans une robe légère, appropriée à l'incroyable canicule qui s'était abattue et semblait vouloir durer. Elle parut contente de voir Jean, et s'assit sur un canapé qui faisait face au fauteuil après l'avoir chaleureusement embrassé, et s'être moqué de sa tenue plus adaptée à une journée à la plage qu'à une visite dans une maison de retraite.
— Alors, qu'est-ce qui t'amène ? demanda-t-elle.
Jean prit tout d'abord un air embarrassé, puis finalement, se lança :
— Eh bien, je suis venu pour une chose... disons un peu délicate.
— Délicate ? s'étonna la centenaire.
— Oui, délicate, répéta Jean. Je voudrais savoir si tu n'as pas entendu parler dans les années trente d'un homme qui portait le même prénom et le même nom que moi, et qui, je pense, me ressemblait de façon incroyable.
— Ah, mon Dieu ! s'exclama la vieille dame, bien sûr que j'ai entendu parler de Jean Carouge. Je l'ai même bien connu, puisqu'il était le frère de ton arrière grand-père.
— C'était donc un membre de notre famille ?
— Bien sûr, poursuivit la centenaire, même si la famille a préféré l'oublier à cause de cette maudite affaire qui l'a mené à l'échafaud. Je ne pense pas te choquer en évoquant cela, car à mon avis, tu es parfaitement au courant. Et c'est bien pour cela que tu es venu me voir, n'est-ce pas ?
Jean acquiesça, et sa vieille tante soupira :
— Oui, on a voulu l'oublier dans la famille, à tel point que ton père t'a prénommé Jean, sans même savoir que ce prénom avait déjà été porté par un autre Carouge qui avait connu un bien funeste destin.
— Mais comment se fait-il que je lui ressemble autant ? demanda Jean.
Sa tante eut un petit sourire pour expliquer :
— Eh bien, Jean Carouge et ton arrière grand-père étaient de parfaits jumeaux. Impossible de reconnaître l'un de l'autre. Alors, trois générations plus tard, il faut croire que le même phénomène s'est reproduit. Il faut toutefois signaler, que si ton grand-père et ton père ne lui ressemblait pas aussi parfaitement que toi, ils présentaient quand même plus qu'un air de famille.
Un point, et non des moindres, était élucidé pour Jean. Il poursuivit donc :
— J'ai lu un résumé de l'affaire en question, et ce qui m'étonne, c'est que Jean Carouge a déclaré et persisté à déclarer qu'il n'était pas sorti de chez lui malgré les témoignages, le 12 décembre 1936 au soir.
La centenaire prit un air sombre pour répondre :
— Eh bien, ce pauvre Jean souffrait de pertes de mémoire. Oui, disons que son cerveau faiblissait. Alors, il avait probablement oublié ce qu'il avait réellement fait ce soir-là. Il est allé au plus simple en déclarant qu'il n'était pas sorti de chez lui. Mais la preuve qu'il n'allait pas bien, c'est qu'il est parti avec une simple chemise sur le dos et ses babouches aux pieds, alors que l'on était en plein hiver.
— Ses babouches ! s'écria presque Jean.
— Oui, ses babouches, répéta sa tante. Les fameuses chaussures un peu curieuse mentionnées dans les témoignages dont tu as dû prendre connaissance, étaient très probablement une paire de babouches qu'il avait ramenées d'un voyage en Turquie. Évidemment, sortir dans Lille un soir d'hiver avec des babouches aux pieds en 1936, ne pouvait qu'étonner. De nos jours, cela passerait inaperçu. Mais à l'époque, les autorités ne promulguaient pas des lois permettant de se promener nu dans les rues comme c'est paraît-il le cas depuis ce matin. Alors...
Jean eut un petit sourire, et se sentait déculpabilisé.
Ainsi les fameuses chaussures citées par le patron de La bonne chope et son client étaient très certainement des babouches, et non pas ses baskets comme il l'avait d'abord cru. De ce fait, son éventuel voyage dans le passé devenait moins probant.
Une infirmière vint alors chercher sa tante pour la sieste. Jean la remercia pour toute sa patience, et avant de prendre congé, demanda toutefois :
— Et la Lemotte, ça te dit quelque chose ?
— La Lemotte ? fit la vieille femme d'un ton rigolard. C'était une sacrée bière très réputée à Lille dans les années trente. Mais la brasserie qui la fabriquait, a cessé son activité juste au début de la Seconde Guerre mondiale.
Jean salua sa tante sur ces dernières paroles, et quitta la maison de retraite.
Il retrouva le dehors et l'air de plus en plus irrespirable. Il devait rentrer au plus vite chez lui, car la chape de pollution se faisait de plus en plus pesante, et il marchait en transpirant abondamment dans les rues de Lille complètement désertées.
Il n'était qu'au début de la rue du Magasin, quand il vit plusieurs voitures de police garées devant son immeuble. Il comprit aussitôt que la suite des événements n'allaient pas être une partie de plaisir.
Dans le hall de l'immeuble, il y avait des policiers en uniforme qui entouraient un homme petit et râblais en civil, ainsi que la concierge qui parlait avec animation malgré la chaleur accablante.
Lorsqu'elle aperçut Jean qui venait d'entrer dans le hall, elle le désigna du doigt.
Aussitôt, l'homme en civil vint vers lui.
— Monsieur Carouge ? demanda-t-il d'une voix oppressée, sans doute à cause de la chaleur.
Jean acquiesça de la tête.
— Commissaire Morillond, annonça l'homme en civil. Nous vous attendions. J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Votre associé, monsieur Pierre Holmat, a été assassiné cette nuit de plusieurs coups de couteau dans le dos ! C'est un huissier qui s'est présenté ce matin au cybercafé que vous aviez ouvert tous deux, qui l'a découvert vidé de son sang... et bien sûr, mort.

(la suite samedi prochain)


http://vastinblack.blogspot.com/

Commentaires

Argl ! Encore un excellent chapitre ! Une explication, un mystère résolu et * paf * retour de bâton en fin de chapitre !
Et dire que je pars là-haut sur la montagne demain matin pour deux semaines... Je vais râter deux épisodes... Sauf si...
Oui, il y a peut-être un Plan B...
Il y a intérêt à y avoir un Plan B, dans les alpages !

Écrit par : g@rp | 09/08/2008

Oui, surtout que samedi prochain, c'est le dernier épisode !

Écrit par : Patrick S. VAST | 09/08/2008

Il y avait bel et bien un plan B.
A samedi, donc !
Amities de Haute-savoie,
g@rp

Écrit par : g@rp | 11/08/2008

Les commentaires sont fermés.