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16/08/2008

L'affaire Carouge (dernier épisode)

Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.

 

Jean n'avait pas vraiment besoin de cette précision. De toute façon, il avait pressenti ce qu'on allait lui annoncer.

— Je vais vous demander de nous suivre à l'hôtel de police, monsieur Carouge, dit le commissaire, car nous devons vous entendre à propos de cette affaire.

Jean hocha la tête.

— Je vous suis, dit-il en s'efforçant de ne pas regarder la concierge.

Le trajet jusqu'à l'hôtel de police se passa très vite et dans une insoutenable odeur de transpiration ; chacun se vidant de son eau, car la voiture dans laquelle Jean avait pris place avec le commissaire et deux agents en tenue, avait sa climatisation en panne.

Le commissaire installa Jean dans son bureau sur une chaise, et lui resta debout. L'interrogatoire commença aussitôt.

— Vous pouvez me dire où vous avez passé la nuit, monsieur Carouge ? demanda le commissaire.

Jean ne savait que dire, que répondre.

— Je l'ai passée dehors, lâcha-t-il avec fatalisme.

— Dehors ? fit le commissaire.

Jean hocha la tête.

— Oui, j'aurais été incapable de dormir chez moi, malgré la clim'.

— Et surtout le tapage qu'il y a eu toute la nuit, ironisa le commissaire. Et vous êtes rentré au matin ?

— Oui, c'est cela.

— Vous avez donc rôdé toute la nuit dehors ?

— Oui.

— Vous ne vous êtes pas arrêté ?

— Si, j'ai dû m'asseoir sur un banc, et m'assoupir.

— Et où ça ?

— Du côté de la rue Nationale.

Jean ne savait pas trop s'il faisait bien de continuer dans cette voie. Ne devait-il pas tout avouer ? Mais quelque chose, quelque chose d'indéfinissable tout au fond de lui, lui soufflait de n'en rien faire ; qu'il valait mieux.

Le commissaire avait un visage carré et ridé. Il plissa le front ce qui accentua les rides, et dit :

— Vous savez, monsieur Carouge, que dans cette affaire, vous apparaissez comme le principal suspect ?

Jean opina de la tête.

— Je m'en doute, dit-il. Pourtant, croyez-moi, même si je devais une somme d'argent très importante à mon associé, ou plutôt à ses parents, je n'en suis pas arrivé à commettre un crime, surtout comme celui-là.

Cette réponse parut plaire au commissaire, en dépit du scepticisme dont il ne se défaisait pas vraiment.

— Peut-être, reprit celui-ci, mais les parents de monsieur Holmat vous accuse formellement.

— Sans doute, soupira Jean, mais j'en reste à ce que je viens de vous dire.

— Bon, fit le commissaire, je vais donc devoir vous mettre en garde à vue. Il est possible que ce crime ait été commis par un rôdeur ou autres. Avec cette canicule, on assiste à une flambée de meurtres en tout genre, pour trois fois rien... un portefeuille, une voiture. Il y a un tas de gens qui semblent perdre les pédales. Il serait grand tant qu'il flotte un bon coup, que ça rafraîchisse ne serait-ce qu'un peu l'atmosphère.

— Vous voulez dire que vous allez me garder ici ! s'exclama Jean.

— Obligé, fit le commissaire, d'un air presque contrit. Il faut que j'enquête. Et j'aurai certainement à reprendre l'interrogatoire un peu plus tard.

Il appela un agent qui arriva torse nu avec toutefois sa casquette sur la tête.

— Eh bien ! s'exclama le commissaire, qu'est-ce qui t'arrive ?

— On crève ici, se plaignit l'agent. La clim', elle marche au ralenti.

— Et alors, je résiste bien, moi, dit le commissaire dont la chemise était maculée d'auréoles de transpiration.

— Peut-être, mais moi, j'en peux plus, se plaignit de plus belle l'agent.

— Bon, soupira le commissaire, c'est pas tout ça, il faut mettre le suspect en cellule.

Cela fit sursauter Jean qui obéit à l'agent en ôtant ses lacets et son sac-banane, et en lui remettant le tout.

— Il n'y a plus qu'une cellule de libre, déclara l'agent, en entourant le bras de Jean de ses doigts moites.

Il le conduisit ainsi à la cellule en question, puis expliqua en refermant la grille à clé :

— Toutes les autres cellules sont prises à cause des gens qu'on a l'ordre d'arrêter quand on les trouve en train de traîner dans les rues. C'est devenu formellement interdit de traîner dans les rues depuis une heure.

— Ah bon, fit Jean, qui aurait de loin préféré se retrouver arrêté pour ce genre de délit somme toute mineur.

Il s'assit sur le banc qui était scellé au mur de la cellule, puis se prit la tête dans les mains. De nouveau, il sentait les effets sournois de la dépression. Tout ce qu'il vivait depuis la veille, c'était trop pour lui. Son cerveau, son être tout entier ne suivaient plus.

Ce fut l'intervention de l'agent torse nu qui le sauva d'une chute sans doute irréversible.

— Tenez, je vous ai apporté un peu de ravitaillement, annonça-t-il.

Il tenait dans une main un énorme sandwich et une canette de bière décapsulée. Avec l'autre main, il actionna sa clé pour ouvrir la grille de la cellule.

— Tenez, faut pas vous laisser abattre, dit-il en tendant le casse-croûte à Jean.

Celui-ci se hâta de le prendre, ainsi que la canette de bière, et l'agent referma la grille en déclarant :

— On annonce un orage, et des trombes d'eau. Mais je n'arrive pas à y croire ; on va tous crever de chaleur !

Cette sinistre prophétie n'empêcha pas Jean, qui mourrait réellement de faim, de mordre avec conviction dans son sandwich. Il le liquida ainsi que sa bière qui n'était pas à priori une Lemotte, en moins de deux. Il venait de finir d'ôter quelques miettes de sa jambe nue, quand l'agent revint avec cette fois, un vieillard vociférant, doté d'une barbe et de cheveux longs et blancs, vêtu d'un simple short effrangé et coiffé d'un chapeau de paille.

— Mais je ne risquais rien avec mon chapeau ! pesta le vieillard, je ne risquais pas d'attraper une insolation !

— Les ordres sont les ordres, rétorqua l'agent. C'est interdit de se promener dans les rues.

— Quel beau pays de liberté ! s'indigna le vieillard.

L'agent ne polémiqua pas davantage, et fit entrer le vieillard dans la cellule.

— Désolé, dit-il, mais ailleurs c'est encore pire ; ils sont au moins cinq par cellule, et on va bientôt devoir transférer du monde à la prison de Loos.

— Quel beau pays de liberté, renchérit le vieillard, tout le monde en cellule !

L'agent referma une nouvelle fois la grille, et s'en alla en haussant les épaules.

Le vieillard resta debout, et regarda Jean avec curiosité.

— Vous aussi, on vous a arrêté parce que vous vous promeniez tranquillement dans les rues ? demanda-t-il.

Jean soupira :

— J'aurais bien voulu être arrêté pour ça.

L'autre parut encore plus curieux.

— Vous n'êtes donc pas ici pour promenade illégale ?

Cette formule réussit à faire rire Jean.

— Non, je ne suis pas du tout ici pour cette raison, dit-il.

— Et vous ne voulez pas dire pourquoi ? insista l'autre.

Jean soupira de nouveau :

— Comment vous expliquer ce qui m'est arrivé ?

— C'est inavouable ? s'enquit l'autre.

Jean secoua la tête.

— Inavouable, non, mais incroyable, certainement.

L'autre prit un air des plus intéressés.

— Eh bien, allez-y, je raffole de l'incroyable.

Alors, Jean n'hésita plus, et se lança.

 

***

 

Quand il eut entendu le récit de Jean, le vieillard murmura :

— L'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, mais c'est dingue ça.

— Vous l'avez connu ? demanda Jean, avec grand intérêt.

— Non, non, fit le vieillard. Je n'ai que 73 ans, je n'étais pas encore né en 1936. Mais par contre, j'ai lu un bouquin à propos de cette affaire vers 1972 ou 1973. Et donc, maintenant, je sais que le véritable assassin de Charles Falke était Fifi la lame.

— Fifi la lame ! s'exclama Jean.

— Oui, Fifi la lame, reprit le vieillard. La description que vous m'avez faite de l'individu qui est sorti du bureau de Charles Falke avec un couteau à la lame ensanglantée à la main, correspond bien à celle de Fifi la lame. C'était un gredin qui a sévi dans les années trente, et qui tuait pour voler deux fois rien. Un vrai cinglé que ce Fifi la lame. Il a failli plusieurs fois être arrêté, mais il s'en est toujours tiré de justesse. Pendant la guerre, il s'est installé à Paris où il a travaillé activement pour la Gestapo d'après certains témoignages. Ensuite, on perd complètement sa trace. Enfin, aujourd'hui, il devrait avoir 119 ans, donc il est peu probable qu'il soit encore en vie.

— Oui, on ne peut plus compter sur son témoignage pour réhabiliter le Jean Carouge de 1936, soupira Jean.

— Non, vraiment pas, reconnut le vieillard.

Puis, Jean le regarda, et dit :

— Mais au fait, tout ce que je vous ai raconté ne semble pas vous étonner plus que ça !

Le vieillard souleva légèrement les épaules en disant :

— Non, pourquoi ça devrait m'étonner ?

— Mais voyons, ce voyage dans le temps ! s'exclama Jean.

Le vieillard fit doucement non de la tête.

— Il ne s'agit pas du tout d'un voyage dans le temps, dit-il. Je sais bien que c'est le rêve de tout le monde de pouvoir se balader à travers l'espace temporel. Explorer le 40ème siècle, ou bien, au contraire, remonter au temps des Gaulois ou même de la préhistoire. Mais malheureusement, cela est impossible. Non, vous n'avez pas pu aller vous balader en plein 12 décembre 1936, et ainsi interférer dans le destin du Jean Carouge de cette époque. Ce qui s'est déroulé alors, est figé dans le passé. Vous, vous êtes arrivé dans ce bas monde que bien après. Les vieilles histoires de paradoxes temporels sont très excitantes, mais à mon avis, relevant du domaine de l'utopie. Comment croire qu'on a pu intervenir dans des événements ayant eu lieu avant même sa naissance ? Non, en fait, ce n'est pas vous qui êtes remonté dans le passé, mais plutôt votre lointain parent qui est venu dans notre présent, et pour commencer en 1980, l'année de votre naissance.

Jean regarda le vieillard, complètement éberlué.

— Attendez, je ne vous comprends plus. Vous me dites que les voyages dans le temps sont impossibles, et ensuite vous m'annoncez que le Jean Carouge de 1936, s'est déplacé jusqu'en 1980.

Le vieillard se mit à rire.

— Je crois que je me suis mal fait comprendre, dit-il. Bon, prenons les choses autrement. Le Jean Carouge de 1936 est mort guillotiné, alors qu'il était parfaitement innocent. On est bien d'accord ?

Jean acquiesça.

— Bon, poursuivit le vieillard, alors autant dire que son âme n'a jamais pu trouver le repos. Il en est souvent ainsi de l'âme d'un supplicié. Elle a erré pendant des années et des années. Puis, un jour, elle s'est réincarnée. Elle a retrouvé une enveloppe humaine, pour que l'être qu'elle avait habité précédemment, reprenne en charge son destin, et tente d'améliorer ou même de réussir ce qui avait complètement échoué dans son autre vie.

— Comment, manqua de s'étrangler Jean, vous voulez dire que je suis la réincarnation du Jean Carouge, mort guillotiné le 5 juin 1937 ?

— Tout à fait, déclara le vieillard. Et on peut dire que dans ce cas, l'âme tourmentée de ce supplicié, a retrouvé une enveloppe sur mesure, puisque d'après ce que vous m'avez indiqué, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à votre lointain parent. Si bien qu'il ne faut pas considérer qu'il existe deux Jean Carouge, mais un seul ; le second, né en 1980, s'étant totalement et parfaitement substitué au précédent.

Pour prononcer ses derniers mots, le vieillard s'était assis à côté de Jean sur le siège scellé au mur de la cellule, tandis qu'un gros coup de tonnerre venait de retentir.

— Ah, on dirait que ça y est, l'orage va éclater, dit le vieillard, comme pour faire diversion, et en tout cas, laisser à Jean le temps de reprendre ses esprits.

— Alors là, je n'avais pas du tout envisagé les choses sous cet angle, dit celui-ci, l'air complètement perdu.

— Et pourtant, il le faut, dit le vieillard, tandis qu'un second coup de tonnerre retentit, suivi bientôt par un violent bruit d'averse.

L'agent torse nu surgit aussitôt, au comble de la joie.

— La météo ne s'était pas trompée, la météo ne s'était pas trompée ! s'exclama-t-il. Il parait que d'ici ce soir, les températures vont perdre au moins dix degrés ! C'est la fin de la canicule.

— Eh bien, vous allez donc pouvoir me libérer ! dit le vieillard. Ça va être à nouveau autorisé de se promener dans les rues, non ?

— Heu... fit l'agent, pris manifestement de court, c'est à dire que je dois attendre les ordres...

— Ne les attendez pas trop longtemps, alors ! s'exclama le vieillard. Je termine avec mon infortuné compagnon de cellule, et ensuite je veux qu'on m'ouvre la grille.

— Heu, oui, oui, fit l'agent, très embarrassé.

Le vieillard s'adressa de nouveau à Jean, et reprit :

— Eh oui, jeune homme, il faut bien comprendre que tout ce que vous vivez depuis votre naissance, n'est pas le fruit du hasard. Tout est dicté par ce que Jean Carouge a vécu dans sa vie précédente, et bien sûr avant toute chose, cet affreux crime dont il a été injustement accusé à l'âge que vous avez actuellement, et pour lequel il a fini sur l'échafaud presque un an plus tard.

— Mais comment pouvez-vous être sûr de tout cela ? s'enquit Jean.

— Ah, mon garçon, fit le vieillard, j'appartiens à une génération qui a beaucoup voyagé au Népal et bien sûr en Inde. Je me suis évidemment beaucoup intéressé dans les années 70 de notre bon vieux XXème siècle passé, à l'hindouisme et à ses principes, dont la réincarnation. Aussi, je suis sûr de ce que j'avance.

— Mais alors, reprit Jean, ce que j'ai vécu hier soir, cette soirée du 12 décembre 1936...

— Eh bien, repartit le vieillard, il existe plusieurs théories à propos de la réincarnation, sur la possibilité ou non pour un réincarné de se souvenir de sa, ou, de ses vies antérieures. Certains affirment que cela est possible. C'est personnellement mon avis. Bien sûr, le souvenir peut-être partiel, et aussi il arrive que certains éléments soient même enfouis, voire effacés. Donc, hier soir, vous vous êtes non seulement souvenu, mais vous avez vécu...

— J'ai vécu ! coupa Jean.

— Oui, vous avez vécu, insista le vieillard, car je vous rappelle qu'il n'y a plus désormais qu'un seul et unique Jean Carouge. Vous avez donc vécu — ou plutôt même, revécu— les événements du 12 décembre 1936, qui étaient d'ailleurs à l'époque apparemment sortis de votre mémoire, puisque vous avez toujours déclaré que vous étiez tranquillement resté chez vous ce soir-là.

— Mais pourquoi aurais-je revécu ces événements, et justement hier soir ? demanda Jean, incrédule.

Le vieillard répondit aussitôt :

— Eh bien, très certainement, parce que le destin allait encore frapper de façon néfaste comme en 1936. D'où d'ailleurs, votre présence dans cette cellule.

— Mais alors, fit Jean, est-ce qu'en 1936, je me suis rendu dans ce bistrot où j'ai bu hier soir une Lemotte, puis ensuite au siège de ma société ?

— Oui, oui, poursuivit le vieillard, et à l'époque, vous avez vu très probablement également l'assassin de votre associé, ce fameux Fifi la lame. Seulement, vous avez dû être très choqué par ce qui s'est passé ; ce qui vous a rendu amnésique. Et c'est grâce à votre réincarnation que vous avez revécu ces terribles événements, et que vous vous souvenez parfaitement maintenant de ce qui s'est passé le 12 décembre 1936 au soir.

— Mais qu'est-ce que ça va m'apporter pour ma situation présente ? demanda Jean, complètement chamboulé.

Le vieillard soupira :

— Écoutez, le principe de la réincarnation, permet à un individu d'améliorer ce qu'il a vécu précédemment. Bon, d'après ce que vous m'avez raconté, ce n'est pas très évident. Comme il y 79 ans, vous êtes au bord d'une faillite, plutôt déprimé, et enfin, accusé de l'assassinat de votre associé à qui vous deviez une somme importante. On peut dire que la guigne ne vous lâche pas d'une vie à l'autre. Seul point tout de même positif, la peine de mort ayant été abolie en 1981 en France, vous ne finirez pas une nouvelle fois sur l'échafaud. Par contre, il est à craindre que vous soyez quand même condamné à la prison à perpétuité...

Prenant soudain conscience de ce qu'il était en train de dire, le vieillard regarda alors Jean qui était complètement blême, et s'excusa :

— Heu... ne m'en voulez pas d'être aussi direct...

— Oh, je ne suis plus à ça près, assura Jean.

— Bon, poursuivit le vieillard, alors, pour vous, d'avoir revécu la soirée du 12 décembre 1936, et de pouvoir désigner maintenant le véritable assassin de Charles Falke, va vous permettre peut-être de vous réhabiliter. Du moins, pour le meurtre de 1936.

— Comment pouvoir espérer cela ? soupira Jean, alors que je suis accusé d'un nouveau meurtre, celui de Pierre Holmat. Et puis, vous me voyez en train d'expliquer à des policiers ou à des juges, que je suis la réincarnation du Jean Carouge accusé injustement du meurtre de Charles Falke, commis en réalité par Fifi la lame disparu depuis des décennies ! Non, franchement, vous y croyez ? Et peut-être qu'en y étant, je pourrais expliquer que le destin étant particulièrement cruel avec moi, je me retrouve à nouveau accusé d'un crime que, comme le précédent, je n'ai pas pu commettre. Je vous laisse deviner l'effet que tout cela risquerait de produire.

— C'est vrai, reconnut le vieillard en soupirant. Seulement, il y a un élément à ne pas écarter.

— Lequel ? demanda Jean.

Le vieillard attendit quelques secondes avant de lâcher :

— Eh bien, que vous soyez innocenté pour le meurtre de Pierre Holmat.

— Ça serait vraiment trop beau, souffla Jean.

— Mais pas impossible, dit le vieillard. N'oublions pas que le principe de la réincarnation est de pourvoir espérer tendre vers le meilleur.

— M'ouais, fit Jean. En tout cas, ce que je me demande quand même, c'est où je pouvais vraiment être hier soir, alors que je me baladais en pleine année 1936. Vous en avez une idée ?

— Oui, dit le vieillard, d'un ton toutefois mesuré. Vous étiez peut-être en train d'errer physiquement dans les rues de Lille, et vous avez échoué dans ce cagibi d'immeuble dont vous m'avez parlé. Ou bien, vous vous êtes rendu dans votre bistrot habituel qui avait pris l'apparence de celui de 1936, et ensuite vous vous êtes sans doute rendu à votre société...

— Qui était devenu également celle de 1936, poursuivit Jean.

— Heu... oui, fit le vieillard.

— Et j'ai discuté avec Pierre Holmat qui avait pris les trait de Charles Falke.

— Heu... oui, fit de nouveau le vieillard.

— Et ensuite, j'ai vu le véritable assassin de Pierre Holmat, mais je suis maintenant incapable de le décrire, puisqu'il avait pris l'apparence de Fifi la lame, l'assassin de Charles Falke. Et si là, c'était bien moi le coupable. Peut-être que pour une fois la réincarnation a fonctionné à l'envers. Je ne me suis pas amélioré en me réincarnant, mais au contraire, d'un parfait innocent en 1936, je suis devenu un horrible criminel en 2015 !

Cette perspective était des plus effroyables, et laissait même le vieillard très interdit. Heureusement, à ce moment-là arriva le commissaire Morillond accompagné de l'agent torse nu, ce qui mit fin à cette situation difficile.

— Un instant, on va vous libérer, monsieur, dit le commissaire au vieillard.

Celui-ci ne cacha pas sa satisfaction, tandis que l'agent ouvrait la cellule, et que le commissaire priait Jean de le suivre.

L'agent torse nu referma la cellule en promettant au vieillard qu'il allait très vite revenir pour le libérer, ce qui lui valut d'essuyer une bordée d'injures de la part de l'intéressé qui était manifestement à bout de patience.

Le commissaire amena Jean jusqu'à son bureau, et aussitôt, lui tendit la main en déclarant :

— Je vous prie de recevoir toutes nos excuses, monsieur Carouge, car nous avons arrêté l'assassin de votre associé.

Jean n'en croyait pas ses oreilles ; c'était trop beau.

— Oui, reprit le commissaire, comme je le soupçonnais, il s'agit encore d'un de ces individus qui a perdu complètement la boule avec la canicule. On l'a attrapé alors qu'il venait de poignarder sauvagement un pauvre homme qui était sorti dans les rues malgré l'interdiction, juste pour lui dérober ses chaussures. Il avait le portefeuille de votre associé sur lui, et il n'a fait aucune difficulté pour avouer qu'il l'avait bien tué de plusieurs coups de couteau hier soir pour le voler. Eh oui, avec cette incroyable chaleur, on en était arrivé là. Vous êtes donc libre, monsieur Carouge. Et encore une fois, toutes nos excuses. Mais il fallait bien que l'enquête se fasse.

— Oh, je comprends, répondit tout simplement Jean qui ne pensait plus qu'à la suite des événements.

Il accepta de reprendre son sac-banane que venait de lui apporter l'agent torse nu, mais pour ce qui était des lacets, il déclara :

— Je vous les laisse. Je crois que je vais me débarrasser de mes baskets. Ils ne me plaisent plus du tout.

— Ah bon, fit le commissaire, étonné. Bien, vous pouvez partir, monsieur Carouge. À moins que vous ne préfériez attendre que la pluie se calme un peu.

— Non, non, ça ira assura Jean. Ah, au fait, n'oubliez pas le monsieur au chapeau de paille.

— Ne vous inquiétez pas, on va le sortir de la cellule, assura le commissaire.

 

Une fois dehors, Jean reçut sur lui une pluie tiède qui lui fit le plus grand bien.

Avait-il voyagé dans le temps la veille, était-il la réincarnation de son lointain parent, ou encore, son cerveau fragilisé par la dépression lui avait-il joué un bien sale tour en le plongeant dans une fantasmagorie qu'il ne pouvait s'expliquer ? Ce qui lui importait désormais, c'était de réhabiliter l'individu qui resterait pour lui, envers et contre tout, le Jean Carouge de 1936.

Il envoya balader devant lui ses baskets et continua son chemin pieds nus. Il eut une pensée ému pour Pierre Holmat, mais au même titre il est vrai que pour Charles Falke. La disparition de ces deux associés, sauvagement poignardés en l'espace de 79 ans, le rendait plutôt morose.

Il arriva bientôt à la Grand-Place, où une foule de gens complètement nus dansaient de joie sous la pluie toujours délicieusement tiède, profitant certainement des derniers instant où il était autorisé de se dévêtir à ce point.

Quand il parvint dans la rue Saint-André, la pluie avait redoublé d'ardeur. À travers le véritable voile qu'elle formait en tombant lourdement, il vit un individu qui avançait vers lui. Alors qu'il n'était plus qu'à quelques mètres de lui, il s'aperçut qu'il était vêtu d'un pantalon et d'une chemise légère. Mais ce furent les pieds de l'individu qui retinrent plus particulièrement son attention. Plus celui-ci s'approchait, plus Jean était convaincu qu'il était chaussé des babouches. Ce fut donc le coeur battant, qu'il s'attendit à croiser son double.

— On va bientôt regretter la chaleur ! lança l'individu en passait juste à côté de lui.

Non, ce n'était pas son double. Cet homme qu'il venait de croiser était bien différent de lui, et en plus, c'étaient de banales tongs qu'il portait aux pieds.

Quand Jean entra au Météor, dégoulinant de pluie, le patron, un grand gaillard moustachu, arborant un tee-shirt aux couleurs du LOSC, le club de football local, s'exclama :

— Eh bien, voilà un rescapé !

Jean était le seul client du café ; les habitués étant sans doute restés encore chez eux, ou alors peut-être en train de danser sous la pluie comme on le faisait sur la Grand-Place.

Jean regarda le patron d'un air interrogateur, pensant tout d'abord qu'il disait cela parce que, trempé comme il l'était, il devait ressemblait à quelqu'un que l'on avait sauvé de justesse de la noyade.

— Oui, reprit le patron, vous n'aviez pas l'air dans votre assiette hier soir. Vous parliez tout seul, vous paraissiez complètement ailleurs. Je vous ai même demandé à un moment si vous vouliez que j'appelle un médecin, mais vous ne m'avez jamais répondu. Et puis, vous êtes parti. Vous aviez dû attraper un sacré coup de chaleur, non ?

— Oui, plutôt, dit Jean sans se démonter. Mais ça va maintenant, j'ai bien récupéré.

L'air rassuré, le patron posa la main sur l'une des manettes de sa pompe à bière ultra moderne, et demanda d'un ton toutefois hésitant :

— Je vous sers un demi ?

— Oui, répondit Jean, mais de Lemotte.

Le patron prit tout d'abord un air très surpris, puis avec un grand sourire, déclara :

— Pas de problème, je vous sers ça tout de suite.

Bientôt, Jean se retrouva avec un demi de bière ambrée au col crémeux devant lui.

— Voilà une excellente Lemotte, déclara le patron en lui adressant un magistral clin d'oeil.

Jean porta le verre de bière à ses lèvres, puis en but une gorgée. Il reposa le verre sur le comptoir, et laissa couler doucement la bière dans sa gorge, sous le regard complice du patron.

 

 

Non, estima-t-il, cette bière n'avait décidément pas le même goût que celle qu'il avait bue au même endroit, dans la soirée du 12 décembre 1936

.

 

FIN

 

Patrick S. VAST - Août 2005

 

Rendez-vous à l’automne pour votre prochain feuilleton « La gare temporaire »

 

http://vastinblack.blogspot.com/

 

 

 

 

 

Commentaires

Avant tout, mille excuses pour avoir tardé à lire (problème technique avec le plan B).
Cette fois-ci, c'est fait !
Une bien bonne chute, pour un plaisir de lecture qui n'a jamais faibli : le feuilleton mérite d'être réhabilité ! Vous en avez apporté la preuve. Je ne manquerai pas le prochain, parole de Zebulon.
Merci pour tous ces bons moments.
En passant : même si elle date de 2005, l'affaire Carouge n'a pas pris une ride.
Amitiés,
g@rp

Écrit par : g@rp | 20/08/2008

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