05/08/2010
Retour à "Bourbon Street"
Le train entrait en gare ; m'attendaient-ils ? Tandis que le train était sur le point de s'arrêter, je voguais entre espoir et doute. C'était une véritable bouteille à la mer que j'avais lancée ; cinq ou six lignes d'annonce dans Blues Time, un mensuel pour les aficionados de la note bleue. Tim, le contrebassiste, Pat, le batteur, et Charly, le trompettiste, avaient-ils lu mon message ? La réponse était pour dans quelques minutes. C'était ce que je pouvais me dire, maintenant que j'étais arrivé dans cette ville du Nord où je revenais pour la première fois depuis trente ans.
Je n'avais pour tout bagage que l'étui qui contenait ma guitare. Je suis descendu de la voiture dans laquelle j'avais voyagé pendant plus de sept heures d'affilée, et j'ai marché le long du quai qui jouxtait la gare, dans le froid humide de cette soirée de novembre. J'ai gagné le hall de la gare où autrefois il y avait un kiosque à journaux. C'était là que j'avais fixé mon improbable rendez-vous aux trois autres membres – peut-être encore vivants – du Bluesy Way, devenu l'Angel's Blues Band, après notre rencontre avec un ange à la peau couleur d'ébène, qui s'en était allé au crépuscule de l'année 1975.
Le kiosque à journaux était toujours à la même place ; mais il n'y avait aucune trace de mes anciens complices. Juste devant, il n'y avait qu'un petit bonhomme habillé d'un grand pardessus gris, et coiffé d'un curieux chapeau rond. On ne lui donnait pas vraiment d'âge, et l'on avait l'impression qu'il attendait là depuis une éternité. J'allais passer devant lui et continuer mon chemin, mais à ma grande surprise, il s'est dirigé vers moi, et a déclaré :
– Je suis venu vous chercher. Vous devez me suivre.
Je n'en croyais pas mes oreilles. C'était fou, ç'avait marché !
– Ils m'attendent ? ai-je demandé.
– Vous devez me suivre, a insisté l'homme au chapeau.
Je me suis exécuté, et nous sommes sortis de la gare. La ville était illuminée, la nuit était lourde, et malgré mon trench-coat, j'avais froid.
Nous sommes passés dans des rues que je ne reconnaissais pas ; mais quand nous sommes arrivés au début de celle que mes amis et moi avions rebaptisée autrefois, d'un commun accord, Bourbon Street, ses pavés luisant sous le crachin, ont comme heurté ma mémoire, fait saigner la plaie douloureuse du souvenir. Cependant, je devais me reprendre ; il me fallait assumer. Puis, il y avait forcément les autres qui m'attendaient.
L'homme au chapeau s'est arrêté devant le numéro 43 ; c'était un restaurant gastronomique. Mais j'avais remarqué que la rue était envahie de restaurants ; ce qui n'était pas le cas autrefois. En 1975, le numéro 43 était occupé par l'atelier de Jeff, un vieux marginal aux cheveux blancs très longs et à la bouche édentée, qui était peintre et sculpteur. Il y avait une cave sous l'atelier, et Jeff nous la prêtait pour nos répétitions. C'était là que l'on cultivait le blues. Petits Blancs des contrées brumeuses et venteuses du Nord, on aurait pu avoir quelques complexes à vouloir distiller le nectar du Delta. Seulement, des brouillards d'Angleterre, avait surgi un jour Eric "slowhand" Clapton, qui avait parfaitement capté l'esprit de B.B. King, et savait faire courir ses doigts, tisser des myriades de notes bleues sur les six cordes de Blackie, sa légendaire Fender noire. Le blues-boom des années soixante nous avait insufflé l'âme du Sud profond, nimbée de l'électricité de Chicago et de ses rues trop chaudes.
J'ai suivi l'homme au chapeau à l'intérieur du restaurant tout en boiseries. On s'est installé à une table recouverte d'une nappe rouge et garnie de couverts. Derrière le comptoir, il y avait du personnel portant des chemises assorties à notre nappe.
L'homme au chapeau m'a demandé :
– Au début, votre groupe, c'était Bluesy Way ?
J'ai acquiescé, puis il a continué :
– Et qu'est-ce que vous jouiez ?
J'ai répondu :
– Oh, on reprenait, du moins on essayait de reprendre les plus grands : John Lee Hooker, Muddy Waters, Elmore James...
– Et c'était vous, le chanteur ?
– Oui.
– Et ensuite, vous avez engagé une chanteuse, n'est-ce pas ?
J'ai eu aussitôt un pincement au coeur, et j'ai revécu la nuit, la sinistre nuit du 25 novembre 1975.
On roulait sur une route glissante de Belgique. On avait joué le blues dans un coin perdu. C'était Tim qui était au volant. Dans un virage, on a dérapé ; il n'y avait pas moyen d'y échapper. Il faisait trop noir, et le virage était trop raide. On s'est écrasé contre un talus.
Au petit matin, on était quatre devant la carcasse fumante de notre minibus. L'odeur de caoutchouc brûlé et d'huile chaude nous écoeurait. Elle empestait l'air glacé.
Angel était morte sur le coup. Angel, notre chanteuse, une diva à la peau couleur d'ébène qui pleurait le blues dans un fourreau mauve. En anglais, angel veut dire "ange" : ni fille, ni garçon... une créature venue de très loin
– Comment l'aviez-vous rencontrée ? m'a demandé l'homme au chapeau.
On jouait dans un club, un soir, une nuit. Elle est arrivée ; elle ne portait pas son fourreau cette fois-là, mais un jean à pattes d'éph' à la mode de l'époque. Elle a demandé si l'on pouvait l'accompagner sur "I love my man" de Billie Holiday. On a dit que oui, et Charly s'est mis à souffler l'intro dans son harmonica, son vieux "ruine-babines" qu'il traînait partout. À partir de cet instant, il a décidé de reprendre la trompette, et de s'exercer jour et nuit s'il le fallait, pour parvenir à jouer exactement "dans l'esprit" ce genre de blues, ce blues "jazzé" à la Billie Holiday. En tout cas, quand Angel a conclu "I love my man" qui porte aussi le titre de "Billie's Blues", on était couvert de frissons, et l'on savait confusément que l'on allait changer le nom de notre groupe.
Angel est venue une quinzaine de jours plus tard à "Bourbon Street" ; on lui avait donné l'adresse de notre cave de répétition. Charly avait gagné son pari, et il a joué l'intro à la trompette du "Billie's Blues" à en pleurer. Alors, on a travaillé à ne plus en pouvoir tout le répertoire des divas du blues : Ma Rainey, Bessie Smith, Victoria Spivey... et bien sûr Billie Holiday. Et l'on est devenu l'Angel's Blues Band.
– Après la mort d'Angel, vous avez donc décidé de partir chacun de votre côté ? a repris l'homme au chapeau.
J'ai soupiré oui, et j'ai précisé :
– On voulait faire comme si rien n'était terminé, que tout allait continuer. On s'offrait juste une pause, puis on allait tout recommencer : les répétitions et le reste. Avec bien sûr Angel. On ne voulait pas admettre l'évidence.
Mais on ne s'était jamais revu ; on était resté chacun dans son coin ; à penser à Angel qui était forcément partie rejoindre Bessie, Billie et les autres au paradis du blues. Et il y a eu l'annonce que j'ai passée.
– Je sais, a dit l'homme au chapeau, je l'ai lue.
Ainsi, il y était sans doute pour beaucoup dans ce qui arrivait ce soir. Mais qui était-il exactement ?
Il m'a regardé longuement, puis m'a dit :
– Allez, pas la peine de vous indiquer le chemin, n'est-ce pas ?
Sans chercher à comprendre, je me suis levé, et j'ai enlevé mon trench-coat que j'ai posé sur ma chaise ; puis j'ai saisi la poignée de mon étui de guitare. Je me suis alors dirigé vers le fond du restaurant.
J'ai trouvé la trappe de la cave ouverte. J'ai descendu les marches aux pierres inégales que je connaissais si bien, en faisant attention de ne pas glisser.
La cave était éclairée, et je les ai découverts, exactement comme ils étaient trente ans plus tôt, au moment où l'on avait décidé de prendre un peu de large. Ils souriaient. Tim a pincé les cordes de sa contrebasse, Pat a caressé de ses balais la cymbale charleston de sa batterie, et Charly a soufflé deux ou trois notes dans sa trompette. Mon vieil ampli à lampes était placé près de lui.
J'aurais dû me mettre à hurler de peur, ou d'incompréhension. Mais j'avais trop chaud à l'âme pour cela ; j'étais trop heureux. J'ai posé mon étui de guitare ; je l'ai ouvert ; et j'en ai sorti ma Gibson couleur prune que j'ai branchée à mon ampli. On n'avait pas besoin de se parler les autres et moi ; l'émotion, un feeling du tonnerre passait. Charly m'a donné le La avec sa trompette, et j'ai accordé ma guitare. Puis, quand j'ai été prêt, il a soufflé à s'en faire éclater les vaisseaux de la gorge l'intro du Billie's Blues, rejoint bientôt par Tim et Pat. Mes doigts ont glissé sur les cordes de ma guitare, et j'ai fermé les yeux pour attendre l'instant, celui que j'espérais depuis trente ans.
Il est venu : une voix chaude, sensuelle, mélancolique est montée, et a chanté :
I love my man...
J'ai rouvert les yeux ; Angel était plantée devant son micro, dans son fourreau mauve, ses cheveux de laine coupés très courts comme à son habitude, en tout point pareille à ce qu'elle était quand elle avait chanté pour la dernière fois dans la soirée du 25 novembre 1975.
J'ai goûté, dégusté, les 4 minutes du Billie's Blues les yeux de nouveau fermés ; puis, quand la dernière note s'est éteinte, alors, seulement, je les ai rouverts pour de bon.
J'étais debout au milieu de la cave, seul, ma guitare à la main. Une étrange clarté blanchâtre permettait d'y voir dans cette cave qui ressemblait à une mystérieuse caverne empestant le moisi, l'abandon.
J'ai rangé ma guitare ; j'ai repris l'étui ; et je suis remonté dans le restaurant.
Une odeur de cuisine m'a tout de suite accueilli en haut de l'escalier. Ç'avait l'air d'être le coup de feu. Un serveur en chemise rouge m'a surpris et m'a demandé :
– Vous vous étiez perdu ?
J'ai hoché la tête, et il a poursuivi après avoir jeté un coup d'oeil à mon étui de guitare :
– En tout cas, c'est interdit de faire la manche ici.
J'ai encore hoché la tête, et je l'ai laissé à son service.
La salle de restaurant était pleine maintenant. L'homme au chapeau rond semblait avoir disparu ; sans doute parti vers d'autres tâches, d'autres destins. Je n'ai pas essayé de récupérer mon trench-coat ; j'avais toujours aussi chaud. J'ai laissé derrière moi les exclamations des clients, et je suis sorti dans la rue simplement en pull. Le crachin glacé ne m'a même pas fait frissonner ; j'étais persuadé qu'après avoir accompagné Angel à la guitare ce soir, j'aurais éternellement chaud au coeur et au corps.
Ce que je venais de vivre était extraordinaire, mais je ne m'en étonnais même pas. Je n'allais pas gâcher mon plaisir, ma joie, avec des considérations bassement rationnelles. Il était pour moi évident que si je racontais un jour mon histoire, certains évoqueraient mille sortilèges, et prétendraient encore que le blues est la musique du diable, comme s'en est si souvent moqué Robert Johnson, l'enfant du Mississippi qui, par dérision, servait souvent du Malin dans ses chansons. Pour ma part, je savais que si mon aventure relevait bien du surnaturel, elle tenait alors du bon sort, de la magie blanche : une magie blanche pour une diva noire qui chantait en mauve des notes bleues. Et je savais également que ce serait encore le mauve, couleur du fourreau d'Angel, mais aussi de la douce amertume, de l'indéfinie mélancolie, qui colorerait mes rêves de cette nuit dans le train qui me ramènerait vers le Sud. Le Sud en question, ce n'était pas celui de La Nouvelle-Orléans où existe la véritable et officielle Bourbon Street, mais celui d'une ville qui met du rose dans son bleu ; dont le nom même rime avec blues ; où il n'y a rien à perdre, mais tout à gagner. J'allais retourner là-bas, et garder dans un écrin précieux le souvenir de mon retour à Bourbon Street, la Bourbon Street fantasmée et bluesée d'une jeunesse que j'avais retrouvée pour l'éternité dans une cave oubliée du temps.
Et si par hasard j'en avais l'occasion, j'affirmerais :
"Non, le blues n'est pas la musique du diable ; mais celle des anges ; et tout particulièrement d'un ange à la peau couleur d'ébène qui, dans son fourreau mauve, chantera à tout jamais divinement bien "I love my man"..."
Patrick S. VAST - 2005
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