28/11/2010
Matin de glace
Par ce petit matin de l’hiver 1898, le vieux cheval d’Horace le croque-mort, avançait péniblement, enfonçant ses sabots dans la neige épaisse, et tirant un corbillard de fortune. Horace le tenait par le mors en jurant tout son saoul, sans égards pour les parents de la jeune morte qui suivaient derrière. Ils étaient d’ailleurs les seuls : Désiré, le père, un homme d’une quarantaine d’années, portant un manteau de drap bien léger pour ce matin de grand froid ; et Henriette, la mère, une femme du même âge, pauvrement vêtue elle aussi. Tous deux, au rythme du cheval, enfonçaient leurs galoches dans la neige, l’air accablé, le visage marqué par une nuit de larmes. Le corbillard n’était qu’une espèce de charrette, que le croque-mort réservait à ceux qui n’étaient pas fortunés. Le cercueil fait d’un bois de mauvaise qualité, était attaché dessus. Désiré avait cloué au cours de la nuit les planches qu’il avait ramassées de-ci de-là ; puis, au lever du jour, il avait encore laissé couler ses larmes sur ce qui allait contenir le corps de sa fille Pauline, morte à quinze ans, emportée par le démon comme on le criait déjà depuis la veille dans tout le village.
Bientôt, le triste équipage arriva au cimetière.
Un homme attendait devant la grille, drapé dans une cape noire, coiffé d’un large chapeau de même couleur : c’était l’abbé Dubreuil, le curé de la paroisse.
Désiré eut un sursaut en l’apercevant, puis, à grandes enjambées, il dépassa le corbillard et se dirigea vers lui.
L’abbé eut un mouvement de recul en le voyant se planter devant lui, et Désiré laissa éclater aussitôt sa colère.
— Qu’est-ce que tu viens donc faire là, curé ? demanda-t-il.
L’abbé Dubreuil eut du mal à trouver ses mots, et parvint toutefois à dire :
— Je viens bénir le corps de Pauline.
Désiré se mit à ricaner.
— Ah oui, curé, comme ça, tu lui refuses ton église, et voilà que tu viens la bénir au cimetière ! Drôles de façons !
— Mais… mais, bredouilla l’abbé, c’est pour sauver son âme.
— Sauver son âme ! fit Désiré. Si seulement tu avais pu la sauver, elle, en ne nous envoyant pas celui qui l’a tuée !
— Mais… mais, bredouilla de plus belle l’abbé, c’était un exorciste, qui a tenté de chasser le démon qui avait pris possession de Pauline. Hélas, le démon a été le plus fort, et l’a l’emmenée.
— Foutaises, rétorqua Désiré, il la tuée ! En ne la laissant pas en paix pendant plus de deux jours, et en lui faisant ingurgiter de l’eau jusqu’à l’étouffer !
— Mais, objecta l’abbé, c’était de l’eau bénite. C’était pour chasser le démon du corps de Pauline.
— C’était pour la tuer ! insista Désiré. Tu ne peux pas savoir, curé, comme je regrette de ne pas avoir jeté ton maudit exorciste hors de chez moi ! Et je le regretterai jusqu’à mon dernier souffle ! Maintenant, retourne donc dans ton église, qu’on puisse mettre notre Pauline en terre dans la paix !
— Je t’en prie, mon fils, repartit l’abbé, je dois remplir mon office ; sinon, j’en connais qui ne vont pas la laisser tranquille ; qui ne veulent pas qu’elle soit enterrée au cimetière. Et ils on parlé de venir la déterrer durant la nuit.
Désiré eut un mauvais sourire.
— Qu’ils y viennent, dit-il avec morgue. Je les attends de pied ferme, ces villageois stupides ! En tout cas, pas la peine de bénir Pauline, elle l’a été suffisamment avec tout ce que lui a fait boire ton exorciste !
L’abbé soupira :
— Je t’aurai prévenu. Déjà, ceux dont je te parle voulaient venir au cimetière pour empêcher l’enterrement. Je les en ai dissuadés en leur promettant de bénir le corps, pour que personne ne risque rien.
Désiré cracha dans la neige. Puis, se retournant, il vit le corbillard arrêté, et le vieux cheval qui frissonnait.
— Allez curé, va-t-en donc ! fit-il. Nous n’avons plus de temps à perdre.
L’abbé Dubreuil obtempéra, et partit, l’air accablé.
***
Il y avait un homme qui n’avait rien perdu de la scène. C’était un villageois d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un chaud manteau et coiffé d’une casquette. Il se dirigea vers le centre du village, et arriva bientôt à une petite place entourée de maisons de briques rouges, dont les cheminées fumaient abondamment. Parmi ces maisons, il y en avait une beaucoup plus grande que les autres : c’était l’auberge.
L’homme y entra, et y trouva une douce chaleur, ainsi qu’une agréable odeur de cuisine. L’aubergiste se tenait derrière son comptoir, arborant une chemise blanche aux manches bouffantes. Il avait un visage bien rond qui contrastait avec celui de son client : anguleux, en lame de couteau. Il était également doté d’une moustache rousse, buissonneuse, qui tombait jusqu’à son menton.
— Bonjour, Armand, fit-il, je te sers un coup de gnôle ?
L’autre hocha la tête en guise de réponse, puis commença :
— Cette nuit on va devoir y aller !
L’aubergiste qui avait saisi une bouteille d’eau-de-vie, regarda Armand en plissant les yeux.
— Il nous faut aller déterrer la fille du diable ! poursuivit le client. Ce mécréant de Désiré n’a pas voulu que l’abbé bénisse son corps. On ne peut pas la laisser avec nos morts. Elle pourrait les contaminer. Pense donc, une fille qui courait nue dans les bois. Et qui se baignait également nue dans la rivière. Il fallait bien qu’elle ait le diable au corps pour agir de la sorte. L’abbé a eu raison de faire venir l’exorciste ; mais enfin, c’était peine perdue ; et le diable l’a emmenée en enfer. Alors cette nuit, on va tous aller au cimetière déterrer son cadavre ! Et on ira le brûler loin du village. D’ailleurs, on aurait dû la conduire au bûcher de son vivant. Cela aurait été plus sûr pour tout le monde !
L’aubergiste poussa le verre qu’il avait rempli d’eau-de-vie vers Armand, qui le saisit d’une main tremblante. Il le porta péniblement à ses lèvres, et le vida d’un trait ; puis il le reposa sur le comptoir en disant :
— Tu n’es pas d’accord avec moi, aubergiste ?
Ce dernier affichait une grande tristesse.
— Il serait peut-être temps de laisser cette pauvre enfant tranquille, déclara-t-il.
Armand eut un mouvement de recul.
— Comment, tu es passé dans le camp des mécréants !
L’aubergiste secoua doucement la tête en fixant son client.
— Je ne suis dans le camp de personne. Mais qui a vraiment vu Pauline courir et se baigner nue comme on l’a prétendu ?
— Quelqu’un ! lâcha Armand en tendant son verre vide.
***
La journée s’écoula sans qu’il n’arrivât rien de particulier. Quand le soir tomba, il faisait très froid, et l’on se doutait que la nuit serait glaciale.
Celle-ci était déjà bien avancée, lorsqu’un étrange cortège s’approcha du village sur lequel la pleine lune jetait son halo blafard. Il s’agissait de toute apparence de moines qui étaient au nombre de quatre. Ils portaient chacun un manteau dont ils avaient rabattu la capuche sur leur tête, et marchaient pieds nus dans la neige, les mains enfouies dans les manches de leur vêtement. Ils se déplaçaient lentement et en silence, et petit à petit ils atteignirent la première maison du village : celle des parents de Pauline. L’un des moines alla frapper à la porte tandis que les autres restaient à l’écart. La porte s’ouvrit, et le religieux s’entretint avec Désiré qui se tenait immobile, écoutant attentivement ce que son mystérieux visiteur lui disait.
Puis ce dernier alla bientôt rejoindre ses compagnons, et le groupe se remit en marche.
***
Dans l’auberge, installés au comptoir, dix hommes chaudement vêtus et munis chacun d’une pelle, vidaient moult verres de gnôle. C’était à celui qui crierait le plus fort que l’on allait brûler la fille du diable. Ils avaient tous la face rougie par l’alcool. Armand, qui était de loin le plus éméché, clama qu’ensuite ils iraient brûler également la maison de ce mécréant de Désiré, malgré les regards réprobateurs de l’aubergiste.
Mais soudain, le silence se fit dans l’établissement, lorsque la porte s’ouvrit et qu’apparurent les mystérieux moines. Chacun en oublia son verre de gnôle, et les suivit des yeux tandis qu’ils allaient prendre place à une table. Et la surprise fut grande lorsqu’ils eurent ôté leur capuche, car on put alors voir qu’ils avaient à la fois le crâne entièrement lisse et des visages de femmes.
Beaucoup parmi les hommes présents ne parvinrent pas à retenir une exclamation.
L’aubergiste sortit de derrière son comptoir, et se rendit à la table de ces étranges personnes. Il s’entretint avec l’une d’elles, et lorsqu’il revint, Armand lui demanda :
— Ce sont bien des femmes ?
— Je n’en sais rien, fit l’aubergiste tandis qu’il repassait derrière son comptoir.
— Et qu’est-ce que tu vas leur servir ? insista Armand.
— Un bol d’eau fraîche, lâcha l’aubergiste.
C’est bien ce qu’il alla porter à ces personnes singulières, tandis qu’Armand commandait de la gnôle pour ses comparses. Tous burent sans retenue, jusqu’à ce que les mystérieux moines se lèvent et quittent l’auberge.
Alors, Armand qui avait maintenant le visage écarlate, déclara que le moment était venu d’aller déterrer la fille du diable.
Mais quand il voulut entraîner à sa suite tous ses complices, il y eut un grand murmure.
— Vous ne venez pas ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
Le murmure se fit encore plus grand, et la plupart des hommes laissèrent tomber leur pelle sur le sol. Puis ils avouèrent qu’ils avaient ressenti la venue des moines comme un avertissement, et qu’ils n’iraient pas au cimetière.
Fou de rage, Armand annonça qu’il se passerait d’eux, que lui seul n’était pas un vil mécréant.
En fait il partit accompagné de deux hommes enhardis par la gnôle, qui le suivirent en bredouillant « qu’ils allaient eux aussi brûler la fille du diable ».
Le froid vif du dehors leur fit cependant reprendre assez vite leurs esprits, et ils commencèrent à se traîner derrière leur meneur. Celui-ci montra également des signes d’hésitation, en voyant soudain devant lui les moines qui se dirigeaient tranquillement vers le cimetière. Mais ne voulant pas perdre la face, il s’encouragea en clamant que grâce à lui et aux deux braves qui le suivaient, les morts du village allaient pouvoir continuer à reposer en paix, ce qui redonna finalement de la vigueur à chacun. Et ce fut ainsi que moines et soiffards arrivèrent pratiquement ensemble au cimetière. Les religieux semblaient n’avoir cure de la présence des individus dépravés qui n’étaient plus qu’à quelques mètres derrière eux, quand ils parcoururent l’allée menant à l’endroit où avait été enterrée Pauline. Il n’y avait pas de caveau ; Désiré n’ayant pas les moyens d’offrir le moindre monument funéraire à sa fille. Il n’y avait qu’un renflement de terre, recouvert par le givre que l’éclat de la pleine lune faisait scintiller, pour indiquer où Pauline reposait. Les moines se placèrent de part et d’autre de cette misérable tombe ; et sous le regard médusé d’Armand et de ses sbires, ils se débarrassèrent prestement de leur manteau pour apparaître complètement nus sous la lune.
Leurs corps étaient très blancs et dépourvus de sexe, ce qui fit s’arrondir les yeux des soiffards qui se tenaient tout près. Puis, d’un coup il y eut une incroyable luminosité : les corps des moines étant devenus phosphorescents. Et les mystérieuses créatures se mirent aussitôt à exécuter une danse des plus étranges autour de la tombe.
Armand et ses complices en demeurèrent abasourdis. À tel point qu’ils ne réagirent même pas lorsqu’une pluie très froide commença à tomber. Cette pluie devint bientôt de la glace, et si celle-ci glissait manifestement sur les créatures phosphorescentes, elle commença à s’accumuler sur les soûlards toujours ébahis, jusqu’à former une carapace prête à les figer sur place.
****
Le lendemain matin, il faisait glacial, si bien que personne n’osait sortir de sa demeure.
Mais quiconque aurait eu le courage de braver ce froid peu commun, et se serait rendu au cimetière, aurait vu un spectacle des plus singuliers. Dans une allée, il y avait trois statues de glace tenant chacune une pelle : Armand et ses complices prisonniers de leur carapace. Et un peu au-dessus, entre deux tombes couvertes de neige durcie par le gel, il y avait une fosse vide ; seul un peu de givre en tapissait le fond.
Et quiconque se serait rendu dans le bois à la sortie du village, aurait peut-être aperçu à son grand étonnement, une jeune fille courant nue dans la neige ; insensible au froid mordant ; libre, riante et heureuse ; dans toute la pureté de ce matin de glace.
Patrick S. VAST - Tous droits réservés.
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