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09/12/2007

Consuméria

En ce dimanche matin, les employés de l’usine U travaillaient toujours plus pour remplir toujours plus leur carte de crédit. Et justement, à 10 h, en souvenir de la triste époque où les dimanches étaient honteusement chômés, une sonnette retentit, signalant que durant une heure, les Travailleurs allaient avoir la possibilité de vider leur carte de crédit à l’hypermarché H, avant de revenir la remplir pour la semaine suivante.

Les travailleurs se levèrent, quittèrent leur machine, et se rendirent en rang jusqu’au bureau du chef de production qui leur remit avec le sourire leur chère carte. Puis ils empruntèrent le tunnel qui conduisait de l’usine à l’hypermarché. Lorsqu’ils eurent franchi la porte de celui-ci, ils devinrent pour une heure des Consommateurs, qui se précipitèrent vers des caddies impeccablement rangés.

L’hypermarché était immense, parfaitement éclairé, et égayé par des chants grégoriens, dont les textes jadis en latin, étaient remplacés par des odes chantées en français, et dédiées aux promotions de boîtes de cassoulet ou de choucroute, aux lots de yaourts, aux kilos de tomates, aux pièces de bœuf, à toutes les denrées que les Consommateurs pouvaient acquérir grâce à leur carte dûment remplie par leur ferveur à travailler toujours plus.

Les Travailleurs et les Travailleuses de l’hypermarché possédaient un statut particulier. En effet, ils constituaient la pierre angulaire de Consuméria, la cité radieuse et idéale des temps nouveaux. À ce titre, ils étaient appelés des Officiants, et étaient vêtus de chasubles vertes.

Les Consommateurs se dirigèrent vers l’immense allée centrale de l’hypermarché, afin d’aller au devant du directeur que l’on appelait le Célébrant, qui portait une chasuble pourpre, et était coiffé d’une mitre dorée.

Il parut bientôt, et les Consommateurs s’immobilisèrent.

Le Célébrant les congratula d’un large sourire, leva les bras vers le plafond, et sur un accompagnement d’harmonium, entonna d’une voix de stentor :

« Glorifions la consommation,

Bénissons la croissance,

Louons le travail source de nos achats salvateurs,

Travaillons toujours plus pour consommer toujours plus ! »

 

Il s’arrêta là, et les Consommateurs s’écrièrent avec conviction :

 

« Amen ! »

 

Le célébrant reprit aussitôt :

« Rendons grâce à Consuméria notre nation, notre système et notre patrie,

Rendons grâce à la consommation de masse, qui nous offre notre paradis ! »

 

Et les Consommateurs de s’exclamer avec toujours plus de conviction :

 

« Amen !!! »

 

Puis le Célébrant se retira, et les Consommateurs arpentèrent les allées de l’hypermarché, l’air extasié, poussant avec joie et détermination leur caddy.

 

Mais soudain se produisit ce qui pourrait apparaître comme un incident, mais qui constituait en fait un grand moment de distraction pour les Consommateurs.

Surgi d’on ne sait où, un homme hirsute et en haillons se dressa d’un coup. Il s’agissait d’un individu appartenant à la communauté très particulière des Déclassés, une espèce marginale vivant dans les sous-sols de Consuméria, et dont certains éléments remontaient parfois à la surface pour invectiver les honnêtes Consommateurs.

— Écoutez-moi donc, commença le Déclassé ; autrefois le dimanche on se reposait, on se distrayait, on profitait de la vie ! Alors que maintenant vous êtes esclaves de votre travail, de votre consommation, vous ne vivez même plus !

Comme d’habitude, les Consommateurs se tordaient de rire à l’écoute des propos du Déclassé, qu’ils jugeaient complètement incohérents, dépourvus de sens.

La police avait à chaque fois coutume de ne pas intervenir tout de suite, afin de laisser les Consommateurs s’amuser ; mais au bout d’un moment elle faisait cesser le trouble.

Et c’est ainsi que dix agents cuirassés et casqués se précipitèrent sur le Déclassé, et lui assenèrent de violents coups de matraque neurotronique.

Cela fit encore bien rire les Consommateurs, jusqu’à ce que le Déclassé soit emmené en dehors de l’hypermarché, pour être conduit au sas de liquéfaction. Alors, les Consommateurs reprirent leurs emplettes.

Mais deux agents qui étaient restés en retrait, s’approchèrent d’un homme qui poussait avec nonchalance son caddy, et lui demandèrent de les suivre. L’homme abandonna son caddy et s’exécuta. Il fut amené dans un petit local, semblable à ceux qui servaient jadis à interroger les individus ayant été pris en flagrant délit de vol.

Dans le local, il y avait un gradé. Lorsqu’il vit l’homme qu’encadraient les deux agents, il demanda :

— Que se passe-t-il ?

L’un des agents répondit aussitôt :

— Cet homme n’a absolument pas ri lorsqu’un Déclassé s’est manifesté.

Le gradé fronça les sourcils.

— Et pourquoi n’avez-vous pas ri ? interrogea-t-il.

L’homme se contenta de hausser légèrement les épaules.

Le gradé se crispa.

— Exécution, résolution B ! lança-t-il aux deux agents.

L’homme blêmit, conscient que dans moins de deux minutes, il serait réduit en fumée.

Le gradé le regarda partir avec un petit sourire de satisfaction : Consuméria représentait la société idéale, le système inégalable ; il ne fallait surtout pas laisser un grain de sable venir gripper les rouages du bonheur de l’Humanité.

 

 

Commentaires

Bonjour,

A découvrir "Menaces d'amour", un nouveau polar dont une femme est l’héroïne sur : http://menacesdamour.centerblog.net

A bientôt,

François

Écrit par : françois | 09/12/2007

Vous avez dit «grinçant»?.. bon c'est pas tout ça .... mais il faut que je finisse mes courses de Noël!!!
Et pourtant ... c'est vrai qu'en cette période d'avant Noël certaines publicités matraquées à longueur de journée sur les ondes, les écrans et les murs ne sont pas loin de ressembler aussi à tes hymnes à la consommation...

Écrit par : sister for ever | 09/12/2007

C'est profond sans lourdeur. Une écriture que j'aime.

Écrit par : Sophie | 09/12/2007

Ah! là! là! que j'adore avoir froid dans le dos en te lisant! En espérant toutefois que ce n'est pas l'avenir qui nous attend.
Des chants grégoriens publicitaires!!!Alors là tu as fais fort dans l'image choc! Moi qui aime tant les chants grégoriens! tu ne pouvais trouver image plus choquante à mes yeux.

Écrit par : enriqueta | 17/12/2007

Bonjour Enriqueta. Désolé pour les chants grégoriens, mais compte tenu de l'ouverture des magasins le dimanche et de l'exhortation au pouvoir d'achat, le shopping risque fort de remplacer la messe du dimanche, et notamment celle d'antan qui était chantée en latin, comme les chants grégoriens.

Écrit par : Patrick S. VAST | 17/12/2007

Les commentaires sont fermés.