Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13/05/2008

Le diable au carrefour

I went down to the crossroads,
Fell down on my knees
Asked the Lord above “Have mercy now
Save poor Bob if you please”

Je suis allé au carrefour,
Suis tombé à genoux,
J’ai demandé au Seigneur d’avoir pitié de moi
Et de bien vouloir me sauver.

« Crossroads blues » - Robert Johnson

La légende rapporte que Robert Johnson est devenu le bluesman de talent que l’on connaît, après avoir rencontré le diable à un carrefour. Drôle d’histoire du Sud profond, des contes et des fables de la musique du bleu à l’âme.

Et pourtant, il y a de nombreuses années, s’est passé quelque chose d’incroyable, non pas dans le Sud des USA, mais cette fois-ci dans la France profonde, celle du terroir, qui sent l’humus et bien plus encore.

Le gars dont il est question dans cette histoire, n’était pas né du côté de l’Alabama ou de la Géorgie, mais dans l’une de nos provinces bucoliques qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici. Nous dirons qu’il était de la campagne, un point c’est tout. Et voilà qu’au lieu d’écouter de l’accordéon comme tous les jeunes et les vieux de son village, il s’était entiché du blues, de cette drôle de musique qui faisait froncer les sourcils de sa mère, et plus particulièrement de Robert Johnson.

Le gars en question, un quadragénaire s’appelant Siméon, rêvait de réussir un jour à jouer de la guitare et à chanter comme son idole du Mississippi.

Dans le patelin où il habitait, le seul carrefour que l’on pouvait trouver, était celui dit « des 4 parcelles », soit les quatre surfaces d’un immense champ de pommiers appartenant au dénommé Rufus Mangevin, délimitées par deux routes départementales qui se croisaient.

Le Rufus Mangevin était un paysan sanguin aimant la chair sous toutes ses formes, et l’on racontait qu’il ne se privait guère de conter fleurette aux jeunes saisonnières qui venaient chez lui pour la récolte des pommes ; même qu’il avait peut-être poussé la plaisanterie un peu trop loin avec l’une de ses dernières recrues. En effet, celle-ci n’était pas rentrée chez elle à la ville, et les gendarmes avaient dû enquêter et même interroger le Rufus. Mais ça n’avait pas été plus loin.

Seulement, peu de temps après, alors que Siméon se baladait dans la campagne, il vit le Rufus au volant de son tracteur au carrefour des 4 parcelles. C’était la fin de l’après-midi, mais il faisait encore très chaud. Le Rufus regarda Siméon d’un air narquois, puis d’un coup il se passa quelque chose d’extraordinaire qui eût pu laisser croire à Siméon que le soleil avait cogné trop fort sur son crâne. En effet, le visage du Rufus se métamorphosa. Sa bouille pleine, un tantinet rougeaude, agrémentée d’une épaisse moustache noire qui prenait naissance sous son nez camard et recouvrait sa lèvre supérieure, s’allongea, et une barbe en pointe apparut. Et pour finir, une paire de cornes se dressa sur sa tête. Siméon en était certain, il était en présence du diable, de Belzébuth, de Méphisto, enfin, peu importe comment on veut l’appeler.

Siméon secoua vigoureusement sa tête, et aussitôt, il revit l’air narquois du Rufus : ce dernier avait repris son apparence habituelle. Il passa aussitôt devant Siméon avec son tracteur, et lui lança un « salut ! »

Le soir même, chez lui, Siméon repensa à ce qui lui était arrivé, et à Robert Johnson qui avait rencontré le diable au carrefour, comme il le chante dans « Crossroads blues ».

Et quand sa mère fut endormie, n’y tenant plus, il prit une pelle, une lanterne qui avait appartenu à son oncle ancien lampiste à la SNCF, et partit dans la nuit.

Il avait ressenti comme un appel, et il marcha en s’éclairant de sa lanterne d'un air décidé. Il arriva au carrefour des 4 parcelles, et son flair de descendant de braconniers qui reniflaient le sol pour pister leurs proies, l’incita à prendre sur la droite, le tronçon de route d’où revenait le Rufus l’après-midi même. Alors son flair n’en fut que plus aiguisé. Il longea sur environ un kilomètre un alignement de pommiers, puis s’arrêta soudain, et demeura attentif. Quelques secondes s’écoulèrent, puis il repartit, et s’aventura sur sa droite entre deux rangées d’arbres fruitiers. Il s’arrêta de nouveau, et tenant sa lanterne bien devant lui, il découvrit un renflement de terre.

Il repensa aussitôt à la jeune fille qui avait disparu. Il l’avait bien remarquée. Elle était grande, avec toujours la même chemise sur le dos ; une hippie qui ne voyait pas non plus l’utilité de changer de blue-jeans, sans doute parce qu’elle était à la campagne.

Siméon posa sa lanterne dans l’herbe, puis commença à creuser la terre à grands coups de pelle. Il dégagea au bout d’un moment une fosse assez profonde, et ce fut alors qu’il heurta quelque chose de dur. Cela le fit frémir, et il lâcha sa pelle. Puis il récupéra sa lanterne, et l’approcha en tremblant de la fosse. Il vit tout de suite au fond un grand sac d’engrais ayant l’air de contenir ce qui pouvait bien être un cadavre.

Siméon soupira, et ce fut alors qu’une voix s’exclama :

— Alors espèce de bourrique, tu es content de toi !

Siméon sursauta, et vit tout de suite le Rufus tenant un fusil.

Ses traits étaient déformés par la haine, et Siméon devait craindre le pire.

— Puisque t’es si curieux, reprit le Rufus, tu vas aller la rejoindre dans son trou. Elle était aussi bourrique que toi, alors, comme ça, vous vous entendrez bien !

Puis il mit en joue Siméon, prêt à tirer.

Mais d’un coup, l’expression de haine disparut du visage du tueur, pour laisser place à la surprise. Siméon comprit ce qui se passait, lorsqu’il eut braqué sa lanterne sur les pieds du Rufus, et vit qu’une main terreuse lui enserrait une cheville. Et dans les secondes qui suivirent, la main dotée manifestement d’une très grande force, attira le Rufus vers la fosse, jusqu’à ce qu’il fût les deux pieds dedans. Il lâcha alors son fusil de stupeur, et Siméon s’enfuit dans la nuit.

Une fois chez lui, il se rendit compte qu’il avait bien ramené sa lanterne, mais oublié sa pelle. Il passa le reste de la nuit à claquer des dents, et resta sans sortir pendant trois jours, tant il était malade de trouille.

Pendant ce temps, on s’était bien sûr aperçu de la disparition du Rufus, et les gendarmes s’étaient lancés à sa recherche.

Ce fut lors de la réapparition de Siméon au café du village, que celui-ci  apprit que l’on avait retrouvé le Rufus mort au fond d'une fosse, avec son fusil qu’il serrait sur sa poitrine.

Et à son grand étonnement, Siméon n’obtint aucune information quant à sa pelle, et surtout au cadavre qui avait précédé le Rufus dans la fosse.

Pendant trente ans, Siméon ne fut plus capable d’écouter le moindre disque de blues, et notamment Robert Johnson.

Et s’il s’y hasarda à nouveau au cours de la soirée qui précéda sa mort, jusqu’à son dernier souffle, il ne remit en tout cas plus un seul pied au carrefour des 4 parcelles.

Patrick S. VAST - Mai 2008

Commentaires

grabd moment ! Merci pour ce merveilleux moment de lecture (et un peu flippant aussi)

Écrit par : castor | 23/05/2008

Impressionnant... mais j'ai passé tout le temps de cette lecture à me demander si c'était une histoire vraie...

Écrit par : sister for ever | 28/05/2008

Les commentaires sont fermés.