05/07/2008
L'affaire Carouge (1er épisode)
Les étranges événements qui vont être rapportés ci-après, se sont déroulés au cours du mois d'août caniculaire 2015, alors que Jean Carouge sortait difficilement d'une grave dépression nerveuse.
Pour ce qui était de la canicule, il sembla très vite que l'on allait vivre quelque chose d'incroyable ; et ce fut en effet le cas. Pour la seule journée du 3 août, on enregistra 41°C à Paris, et on frôla les 45°C à Marseille et à Nice, où l'on déplora un nombre important de décès, et une multitude d'évanouissements dans les rues.
Pour ceux qui résistaient malgré tout à la chaleur, la vie continuait tant bien que mal. On avait bien sûr changé ses habitudes ; et il n'était pas rare de croiser des femmes en bikini et des hommes en slip de bain, non seulement dans les rues des villes, mais aussi dans les entreprises, les administrations, etc... La tong était devenue la chaussure de rigueur, et si l'on avait renoncé à marcher carrément pieds nus, c'était pour ne pas se brûler la plante des pieds sur le macadam chauffé à l'extrême. Les plages de la Côte d'Azur avaient été bien évidemment désertées ; plus personne ne supportant les 39°C qui y régnaient et leur sable brûlant, pas plus que les eaux trop chaudes de la Méditerranée. Des hordes de baigneurs avaient donc envahi les plages de la Manche et de la mer du Nord, où il ne faisait en moyenne qu'un petit 33°C, et où l'on pouvait bénéficier d'une eau de baignade relativement tiède, permettant de se rafraîchir un minimum. Ainsi, les plages de Berck, du Touquet et de Bray-Dunes, étaient-elles envahies par une marée humaine, et s'étaient très vite et spontanément muées en plages naturistes, car il n'y avait plus grand monde pour y supporter la moindre parcelle de tissu ou autres.
Le phénomène ne se limitait pas seulement à la France, mais à l'Europe entière. Ainsi on enregistra le 4 août, 48°C à Rome et à Athènes, et des milliers de décès, tandis que Londres qui afficha le même jour 40°C, dut en déplorer un nombre approchant les trois cents. C'était la panique totale.
En dépit de la mise en oeuvre importante de moyens sanitaires les plus développés, la chaleur était subitement devenue un fléau contre lequel l'homme du XXIème siècle apparaissait impuissant.
En ce 8 août au soir, il ne faisait plus à Lille que 30°C, ce qui était somme toute supportable par rapport au 38°C qui avait prévalu de midi à environ 19 h.
Il était 21 h, le jour n'avait pas encore commencé à décliner, et Jean Carouge décida de sortir de chez lui pour aller boire une bière, et surtout tenter de se changer les idées. Il en avait particulièrement besoin, avec tous les soucis qui l'avaient assailli depuis le printemps. C'était à cet époque-là que le cybercafé qu'il avait monté avec un ami, était apparu nullement rentable, et qu'un dépôt de bilan n'allait plus tarder à s'imposer. À presque 35 ans, Jean avait eu une existence un peu aventureuse, et surtout une vie professionnelle plutôt en dents de scie. Quand son ami lui avait proposé de monter le cybercafé, il n'avait pas le moindre sou, et trois mois de loyer de retard. Son futur associé qui avait le même âge que lui, n'était gère plus fortuné ; seulement ses parents qui se désespéraient de voir leur fils unique sans situation stable, avaient accepté de financer le projet, à la condition express d'être remboursés le plus rapidement possible. Jean avait fortement incité son ami à accepter la proposition de ses parents ; comme l'affaire devait tourner très vite au maximum, le remboursement n'allait poser aucun problème. Seulement le concept du cybercafé était plutôt dépassé, beaucoup préférant se connecter à domicile, ou dans des endroits discrets pour accéder à des sites prohibés. Quant à l'activité café de l'entreprise, n'ayant pu obtenir de licence leur permettant la vente d'alcool, les deux associés se retrouvèrent bien vite déconfits en s'apercevant que le chiffre d'affaires stagnait. Il devait carrément s'effondrer dès le mois de juillet et l'amorce progressive de la canicule ; les quelques clients qui s'aventuraient dans ce qui n'était déjà plus qu'une société en plein marasme, ne pouvant trouver de bière pour se rafraîchir, et préférant quitter les lieux. Avec l'installation de la canicule, ce fut plus que la fin, les deux associés n'ayant pas les moyens de se doter du plus rudimentaire des systèmes de climatisation. Mais Jean avait commencé à déprimer un peu avant ; très exactement au début du mois de juin, quand son ami lui demanda sans préambule un matin, de rembourser la part qui lui incombait, à savoir 50 000 Euros. Pour toute explication, il lui apprit que ses parents voulaient retrouver leur argent dans un délai très bref. Jean qui avait échappé de justesse à l'expulsion de son logement, grâce à l'aide d'une ex-petite amie qui lui avait prêté de quoi régler ses retards de loyer, se trouva anéanti. Il eut beau expliquer à son associé qu'il ne pouvait rien faire pour l'instant, celui-ci ne cessa plus de le harceler par tous les moyens. Si bien que Jean finit par craquer nerveusement, et fut hospitalisé à la mi-juillet pour dépression grave. Dès le début août, il fut prié de rentrer chez lui, les lits commençant à manquer pour cause d'afflux des premières victimes de la canicule. Il quitta donc l'hôpital avec une page entière d'ordonnance d'antidépresseurs et d'anxiolytiques. Il s'efforça très vie de reprendre le dessus, aidé en cela par son ex-petite amie qui lui promit d'oublier pour l'instant sa dette, et d'une certaine mesure son associé, qui avait marqué une pause dans ses harcèlements suite à son hospitalisation.
Jean sortit donc de son immeuble situé dans la rue du Magasin ce 8 août au soir, et tourna dans la rue Saint-André, dont les pavés chauffaient les semelles de ses baskets. Il leva machinalement les yeux au ciel qui était d'une couleur bleu pétrole, et les cligna, ébloui par le soleil qui faisait songer à une grosse tomate se noyant dans un verre d'orangeade. Il n'allait plus tarder à commencer à se coucher, permettant ainsi de perdre peut-être encore quelques degrés, ce qui était toujours bienvenu. Jean n'était vêtu que d'une chemise légère et d'un pantalon en toile, mais il transpirait néanmoins abondamment, à cause de la moiteur ambiante. Il ne savait si c'était vraiment raisonnable d'aller boire une bière, alors qu'il était gavé de médicaments ; mais cette boisson ne contenait pas une quantité d'alcool suffisamment importante, pour que cela risque de contrarier méchamment les effets de toutes les drogues qui avaient imprégné son organisme depuis plus de quinze jours maintenant.
Ce fut alors qu'il avait cessé de regarder le ciel et portait son regard de nouveau droit devant, que Jean eut une drôle de sensation. Il eut l'impression de flotter, d'être détaché du réel. Il mit tout d'abord cela sur le compte de son traitement plutôt lourd ; mais lorsqu'il vit comme une brume s'élever des pavés de la rue, il commença à ses poser des questions. Le bistrot où il devait se rendre n'était qu'à trois cents mètres à peine de l'endroit où il se trouvait à ce moment-là, mais il eut soudain le sentiment qu'il n'arriverait jamais à parcourir cette distance. Ses jambes devinrent lourdes, incroyablement lourdes, et il lui sembla que ses pieds s'enfonçaient dans les pavés. Il n'était pas rare que ce phénomène se produise aux heures les plus chaudes de la journée lorsque le macadam de certaines rues se mettait à fondre ; mais là, il s'agissait de pavés, et la température avait quand même suffisamment baissé pour l'instant, pour que les pavés ne risquent pas de ramollir à ce point. Mais Jean se rendit compte assez vite que ce n'était qu'une impression, qu'en fait il se sentait tout bonnement épuisé, et avait le plus grand mal à se mouvoir. Par contre, ce qui n'était pas du simple domaine de l'impression, c'était la brume qui se faisait de plus en plus épaisse et montait de plus en plus haut, tandis que Jean commençait à frissonner. Il se demanda alors s'il ne devait pas rebrousser chemin, et plutôt rentrer tranquillement chez lui ; mais il se sentait attiré par une force mystérieuse ; et même s'il éprouvait énormément de mal à avancer, il voulait continuer. Il regarda par terre, et constata que les pavés et ses pieds n'étaient plus visibles, étant complètement noyés dans la brume qui montait toujours. Malgré son cerveau lui-même embrumé, Jean crut comprendre qu'il s'agissait tout bonnement d'un phénomène physique dû au refroidissement relatif de l'atmosphère. N'étant pas très versé dans les matières scientifiques, il n'aurait pu expliquer de façon convaincante comment les pavés pouvaient ainsi se mettre à fumer et produire un véritable brouillard, mais il ne voyait finalement en cela rien de surnaturel. Dans un premier temps, il n'en vit pas davantage dans le fait que l'obscurité s'imposait d'un coup et qu'il frissonnait de plus en plus. Il continua tout bonnement d'avancer en dépit de ses jambes qui semblaient peser une tonne et ses pieds être lestés de plomb. Mais lorsqu'il se mit à grelotter de façon incontrôlée, et qu'il aperçut une enseigne lumineuse, qui paraissait lui montrer soudain le chemin dans une nuit glaciale et brumeuse au point d'en masquer la lune, il fut pris d'une terrible angoisse. L'idée de rebrousser chemin le reprit aussitôt, mais contre toute logique, il continua de progresser vers ce qui lui donnait l'impression d'être un danger auquel il pouvait encore échapper.
À l'ultime fraction de seconde où il aurait pu faire un autre choix, ses jambes devinrent d'un coup très légères, et il se hâta vers l'enseigne lumineuse que le brouillard rendait petit à petit moins visible, et qui devait annoncer selon lui, un endroit où il ferait bon se réchauffer. Car à cet instant, il claquait des dents dans une nuit d'hiver, et il ne ressentait plus la moindre angoisse, trop pressé qu'il était surtout d'échapper à une pneumonie. Il poussa bientôt la porte de ce qui paraissait être un bistrot. Une fois à l'intérieur, il put se rendre compte que c'était tout à fait le cas ; mais le bistrot en question était des plus étranges. Le comptoir ainsi que les tables et les chaises étaient en gros bois brut, les murs étaient recouverts d'une tapisserie défraîchie et semblant appartenir à un autre siècle, et dans l'air flottait une odeur lourde : mélange de tabac brun, de bière et de café fort. Derrière le comptoir, se tenait un homme de forte corpulence d'une cinquantaine d'années, à la moustache en tablier de sapeur compensant la calvitie qui s'était emparée de son crâne, vêtu d'un gilet sans manches qu'il avait passé par dessus une chemise à rayures, et d'un pantalon large qui était tendu par son ventre proéminent. Près du comptoir, était assise une femme très âgée, les épaules recouvertes d'un châle, qui caressait machinalement un gros chat noir confortablement installé sur ses genoux, et semblait couver du regard un antique poêle à charbon comme on en trouvait encore dans la première moitié du XXème siècle, dont le tuyau de bonne circonférence montait jusqu'au plafond qu'il avait noirci. Une douce chaleur se dégageait de ce poêle, qui eut tôt fait de réconforter Jean qui cessa immédiatement de claquer des dents.
— Bonsoir, monsieur Carouge, dit l'homme derrière le comptoir. Il me semble que vous avez été bien imprudent de sortir de chez vous aussi peu vêtu alors qu'il gèle dehors. Il est vrai que vous n'habitez pas loin d'ici, mais quand même ! De là à sortir vêtu comme en plein été !
Puis l'homme scruta Jean des pieds à la tête, s'appesantissant d'ailleurs plutôt sur les pieds.
Jean répondit par un sourire coincé, et l'homme continua aussitôt :
— Je vous sers une Lemotte comme d'habitude ?
Jean hocha vaguement la tête, et vit l'homme prendre un verre de forme allongée sur l'une des étagères vissées au mur derrière lui, et commencer à le remplir en actionnant une pompe à bière paraissant des plus rudimentaires ; en tout cas d'un modèle que l'on ne trouvait plus nulle part en 2015.
— Ah, fit l'homme, c'est la fin du fût, il va falloir que je le change. Si vous voulez bien attendre un peu, monsieur Carouge ?
— Heu, oui, bien sûr, fit Jean qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.
Où était-il ? Que s'était-il produit pour qu'il se retrouve dans ce bistrot qui n'avait plus rien à voir avec Le Météor, un café moderne au décor flashy, où il avait l'habitude de consommer et où il se rendait assurément il n'y a même pas quinze minutes ? Et puis aussi, qui était cet homme connaissant très bien son nom, alors que lui ne l'avait jamais vu, et cette vieille femme qui maintenant ne cessait de le fixer de façon inquiétante ?
Jean aperçut un journal plié sur le comptoir. En hésitant, il s'en approcha, le déplia, et crut défaillir quand il lit :
Pour ce qui était de la canicule, il sembla très vite que l'on allait vivre quelque chose d'incroyable ; et ce fut en effet le cas. Pour la seule journée du 3 août, on enregistra 41°C à Paris, et on frôla les 45°C à Marseille et à Nice, où l'on déplora un nombre important de décès, et une multitude d'évanouissements dans les rues.
Pour ceux qui résistaient malgré tout à la chaleur, la vie continuait tant bien que mal. On avait bien sûr changé ses habitudes ; et il n'était pas rare de croiser des femmes en bikini et des hommes en slip de bain, non seulement dans les rues des villes, mais aussi dans les entreprises, les administrations, etc... La tong était devenue la chaussure de rigueur, et si l'on avait renoncé à marcher carrément pieds nus, c'était pour ne pas se brûler la plante des pieds sur le macadam chauffé à l'extrême. Les plages de la Côte d'Azur avaient été bien évidemment désertées ; plus personne ne supportant les 39°C qui y régnaient et leur sable brûlant, pas plus que les eaux trop chaudes de la Méditerranée. Des hordes de baigneurs avaient donc envahi les plages de la Manche et de la mer du Nord, où il ne faisait en moyenne qu'un petit 33°C, et où l'on pouvait bénéficier d'une eau de baignade relativement tiède, permettant de se rafraîchir un minimum. Ainsi, les plages de Berck, du Touquet et de Bray-Dunes, étaient-elles envahies par une marée humaine, et s'étaient très vite et spontanément muées en plages naturistes, car il n'y avait plus grand monde pour y supporter la moindre parcelle de tissu ou autres.
Le phénomène ne se limitait pas seulement à la France, mais à l'Europe entière. Ainsi on enregistra le 4 août, 48°C à Rome et à Athènes, et des milliers de décès, tandis que Londres qui afficha le même jour 40°C, dut en déplorer un nombre approchant les trois cents. C'était la panique totale.
En dépit de la mise en oeuvre importante de moyens sanitaires les plus développés, la chaleur était subitement devenue un fléau contre lequel l'homme du XXIème siècle apparaissait impuissant.
En ce 8 août au soir, il ne faisait plus à Lille que 30°C, ce qui était somme toute supportable par rapport au 38°C qui avait prévalu de midi à environ 19 h.
Il était 21 h, le jour n'avait pas encore commencé à décliner, et Jean Carouge décida de sortir de chez lui pour aller boire une bière, et surtout tenter de se changer les idées. Il en avait particulièrement besoin, avec tous les soucis qui l'avaient assailli depuis le printemps. C'était à cet époque-là que le cybercafé qu'il avait monté avec un ami, était apparu nullement rentable, et qu'un dépôt de bilan n'allait plus tarder à s'imposer. À presque 35 ans, Jean avait eu une existence un peu aventureuse, et surtout une vie professionnelle plutôt en dents de scie. Quand son ami lui avait proposé de monter le cybercafé, il n'avait pas le moindre sou, et trois mois de loyer de retard. Son futur associé qui avait le même âge que lui, n'était gère plus fortuné ; seulement ses parents qui se désespéraient de voir leur fils unique sans situation stable, avaient accepté de financer le projet, à la condition express d'être remboursés le plus rapidement possible. Jean avait fortement incité son ami à accepter la proposition de ses parents ; comme l'affaire devait tourner très vite au maximum, le remboursement n'allait poser aucun problème. Seulement le concept du cybercafé était plutôt dépassé, beaucoup préférant se connecter à domicile, ou dans des endroits discrets pour accéder à des sites prohibés. Quant à l'activité café de l'entreprise, n'ayant pu obtenir de licence leur permettant la vente d'alcool, les deux associés se retrouvèrent bien vite déconfits en s'apercevant que le chiffre d'affaires stagnait. Il devait carrément s'effondrer dès le mois de juillet et l'amorce progressive de la canicule ; les quelques clients qui s'aventuraient dans ce qui n'était déjà plus qu'une société en plein marasme, ne pouvant trouver de bière pour se rafraîchir, et préférant quitter les lieux. Avec l'installation de la canicule, ce fut plus que la fin, les deux associés n'ayant pas les moyens de se doter du plus rudimentaire des systèmes de climatisation. Mais Jean avait commencé à déprimer un peu avant ; très exactement au début du mois de juin, quand son ami lui demanda sans préambule un matin, de rembourser la part qui lui incombait, à savoir 50 000 Euros. Pour toute explication, il lui apprit que ses parents voulaient retrouver leur argent dans un délai très bref. Jean qui avait échappé de justesse à l'expulsion de son logement, grâce à l'aide d'une ex-petite amie qui lui avait prêté de quoi régler ses retards de loyer, se trouva anéanti. Il eut beau expliquer à son associé qu'il ne pouvait rien faire pour l'instant, celui-ci ne cessa plus de le harceler par tous les moyens. Si bien que Jean finit par craquer nerveusement, et fut hospitalisé à la mi-juillet pour dépression grave. Dès le début août, il fut prié de rentrer chez lui, les lits commençant à manquer pour cause d'afflux des premières victimes de la canicule. Il quitta donc l'hôpital avec une page entière d'ordonnance d'antidépresseurs et d'anxiolytiques. Il s'efforça très vie de reprendre le dessus, aidé en cela par son ex-petite amie qui lui promit d'oublier pour l'instant sa dette, et d'une certaine mesure son associé, qui avait marqué une pause dans ses harcèlements suite à son hospitalisation.
Jean sortit donc de son immeuble situé dans la rue du Magasin ce 8 août au soir, et tourna dans la rue Saint-André, dont les pavés chauffaient les semelles de ses baskets. Il leva machinalement les yeux au ciel qui était d'une couleur bleu pétrole, et les cligna, ébloui par le soleil qui faisait songer à une grosse tomate se noyant dans un verre d'orangeade. Il n'allait plus tarder à commencer à se coucher, permettant ainsi de perdre peut-être encore quelques degrés, ce qui était toujours bienvenu. Jean n'était vêtu que d'une chemise légère et d'un pantalon en toile, mais il transpirait néanmoins abondamment, à cause de la moiteur ambiante. Il ne savait si c'était vraiment raisonnable d'aller boire une bière, alors qu'il était gavé de médicaments ; mais cette boisson ne contenait pas une quantité d'alcool suffisamment importante, pour que cela risque de contrarier méchamment les effets de toutes les drogues qui avaient imprégné son organisme depuis plus de quinze jours maintenant.
Ce fut alors qu'il avait cessé de regarder le ciel et portait son regard de nouveau droit devant, que Jean eut une drôle de sensation. Il eut l'impression de flotter, d'être détaché du réel. Il mit tout d'abord cela sur le compte de son traitement plutôt lourd ; mais lorsqu'il vit comme une brume s'élever des pavés de la rue, il commença à ses poser des questions. Le bistrot où il devait se rendre n'était qu'à trois cents mètres à peine de l'endroit où il se trouvait à ce moment-là, mais il eut soudain le sentiment qu'il n'arriverait jamais à parcourir cette distance. Ses jambes devinrent lourdes, incroyablement lourdes, et il lui sembla que ses pieds s'enfonçaient dans les pavés. Il n'était pas rare que ce phénomène se produise aux heures les plus chaudes de la journée lorsque le macadam de certaines rues se mettait à fondre ; mais là, il s'agissait de pavés, et la température avait quand même suffisamment baissé pour l'instant, pour que les pavés ne risquent pas de ramollir à ce point. Mais Jean se rendit compte assez vite que ce n'était qu'une impression, qu'en fait il se sentait tout bonnement épuisé, et avait le plus grand mal à se mouvoir. Par contre, ce qui n'était pas du simple domaine de l'impression, c'était la brume qui se faisait de plus en plus épaisse et montait de plus en plus haut, tandis que Jean commençait à frissonner. Il se demanda alors s'il ne devait pas rebrousser chemin, et plutôt rentrer tranquillement chez lui ; mais il se sentait attiré par une force mystérieuse ; et même s'il éprouvait énormément de mal à avancer, il voulait continuer. Il regarda par terre, et constata que les pavés et ses pieds n'étaient plus visibles, étant complètement noyés dans la brume qui montait toujours. Malgré son cerveau lui-même embrumé, Jean crut comprendre qu'il s'agissait tout bonnement d'un phénomène physique dû au refroidissement relatif de l'atmosphère. N'étant pas très versé dans les matières scientifiques, il n'aurait pu expliquer de façon convaincante comment les pavés pouvaient ainsi se mettre à fumer et produire un véritable brouillard, mais il ne voyait finalement en cela rien de surnaturel. Dans un premier temps, il n'en vit pas davantage dans le fait que l'obscurité s'imposait d'un coup et qu'il frissonnait de plus en plus. Il continua tout bonnement d'avancer en dépit de ses jambes qui semblaient peser une tonne et ses pieds être lestés de plomb. Mais lorsqu'il se mit à grelotter de façon incontrôlée, et qu'il aperçut une enseigne lumineuse, qui paraissait lui montrer soudain le chemin dans une nuit glaciale et brumeuse au point d'en masquer la lune, il fut pris d'une terrible angoisse. L'idée de rebrousser chemin le reprit aussitôt, mais contre toute logique, il continua de progresser vers ce qui lui donnait l'impression d'être un danger auquel il pouvait encore échapper.
À l'ultime fraction de seconde où il aurait pu faire un autre choix, ses jambes devinrent d'un coup très légères, et il se hâta vers l'enseigne lumineuse que le brouillard rendait petit à petit moins visible, et qui devait annoncer selon lui, un endroit où il ferait bon se réchauffer. Car à cet instant, il claquait des dents dans une nuit d'hiver, et il ne ressentait plus la moindre angoisse, trop pressé qu'il était surtout d'échapper à une pneumonie. Il poussa bientôt la porte de ce qui paraissait être un bistrot. Une fois à l'intérieur, il put se rendre compte que c'était tout à fait le cas ; mais le bistrot en question était des plus étranges. Le comptoir ainsi que les tables et les chaises étaient en gros bois brut, les murs étaient recouverts d'une tapisserie défraîchie et semblant appartenir à un autre siècle, et dans l'air flottait une odeur lourde : mélange de tabac brun, de bière et de café fort. Derrière le comptoir, se tenait un homme de forte corpulence d'une cinquantaine d'années, à la moustache en tablier de sapeur compensant la calvitie qui s'était emparée de son crâne, vêtu d'un gilet sans manches qu'il avait passé par dessus une chemise à rayures, et d'un pantalon large qui était tendu par son ventre proéminent. Près du comptoir, était assise une femme très âgée, les épaules recouvertes d'un châle, qui caressait machinalement un gros chat noir confortablement installé sur ses genoux, et semblait couver du regard un antique poêle à charbon comme on en trouvait encore dans la première moitié du XXème siècle, dont le tuyau de bonne circonférence montait jusqu'au plafond qu'il avait noirci. Une douce chaleur se dégageait de ce poêle, qui eut tôt fait de réconforter Jean qui cessa immédiatement de claquer des dents.
— Bonsoir, monsieur Carouge, dit l'homme derrière le comptoir. Il me semble que vous avez été bien imprudent de sortir de chez vous aussi peu vêtu alors qu'il gèle dehors. Il est vrai que vous n'habitez pas loin d'ici, mais quand même ! De là à sortir vêtu comme en plein été !
Puis l'homme scruta Jean des pieds à la tête, s'appesantissant d'ailleurs plutôt sur les pieds.
Jean répondit par un sourire coincé, et l'homme continua aussitôt :
— Je vous sers une Lemotte comme d'habitude ?
Jean hocha vaguement la tête, et vit l'homme prendre un verre de forme allongée sur l'une des étagères vissées au mur derrière lui, et commencer à le remplir en actionnant une pompe à bière paraissant des plus rudimentaires ; en tout cas d'un modèle que l'on ne trouvait plus nulle part en 2015.
— Ah, fit l'homme, c'est la fin du fût, il va falloir que je le change. Si vous voulez bien attendre un peu, monsieur Carouge ?
— Heu, oui, bien sûr, fit Jean qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.
Où était-il ? Que s'était-il produit pour qu'il se retrouve dans ce bistrot qui n'avait plus rien à voir avec Le Météor, un café moderne au décor flashy, où il avait l'habitude de consommer et où il se rendait assurément il n'y a même pas quinze minutes ? Et puis aussi, qui était cet homme connaissant très bien son nom, alors que lui ne l'avait jamais vu, et cette vieille femme qui maintenant ne cessait de le fixer de façon inquiétante ?
Jean aperçut un journal plié sur le comptoir. En hésitant, il s'en approcha, le déplia, et crut défaillir quand il lit :
L'ÉCHO LILLOIS
Et en dessous la date : 12 décembre 1936
(la suite samedi prochain)
07:00 Publié dans Feuilletons | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
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