19/07/2008
L'affaire Carouge (3ème épisode)
Voir le premier et le deuxième épisode dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.
Il suffisait de remplacer Charles Falke par Pierre Holmat, et Import-Export par cybercafé, et Jean se retrouvait dans la situation qui était la sienne en 2015.
Sans attendre, il ouvrit la porte, et arriva dans une sorte d'entrée éclairée, où avaient été disposées quelques chaises. L'agencement n'était plus le même en 2015 ; mais si des travaux avaient dû être entrepris entre 1936 et cette époque, les effet du temps avaient de nouveau fait leur oeuvre quand Jean avait découvert ces locaux quelques mois plus tôt, car ils avaient alors sérieusement besoin d'être rénovés.
Sur la droite, il y avait une pièce dont la porte était ouverte, et de celle-ci, surgit soudain une voix qui demanda d'un ton ferme et antipathique :
— Qui est là ?
Jean s'avança vers la pièce, et vit bientôt un homme d'aspect chétif, aux cheveux clairsemés et aux besicles posées sur le nez, qui s'exclama de derrière un bureau encombré de feuilles de papier :
— Ah, Jean, tu tombes bien ! Approche donc !
Jean s'exécuta, et s'approcha de celui qui devait être à coup sûr Charles Falke, et qui fit soudain des yeux tout ronds.
— Mais... mais, mon pauvre Jean, s'emporta-t-il, je savais que tu n'étais pas très bien en ce moment, mais quand même ! Tu as vu comment tu es sorti ? Alors qu'il gèle dehors !
Jean remarqua que l'autre avait gardé son manteau malgré un petit poêle à charbon qui ronronnait dans un coin de la pièce. Pour sa part, il était maintenant plongé dans une sorte d'anesthésie physique, et ne pouvait plus dire qu'il ressentait le froid.
Puis, fixant les chaussures de Jean, Charles Falke s'écria :
— Mais, ma parole, où as-tu donc déniché des chaussures pareilles ?!
Pour la première fois, Jean prit conscience que ses baskets étaient totalement anachroniques en cette année 1936, et se rappela l'attitude du patron et du client du bistrot tout à l'heure, quand ils s'étaient attardés sur ses pieds. Sa chemise et son pantalon, d'aspect relativement rétro, pouvaient subir le décalage temporel, mais nullement sa paire de baskets à la dernière mode 2015.
— Tu as obtenu un filon avec un exportateur étranger pour ce nouveau modèle de chaussures ? poursuivit l'autre. Dans ce cas, il faut me le dire, Jean ; il ne faut rien me cacher. Tu sais que rien ne sera inutile pour tenter de sauver notre société qui est au bord de la faillite. On peut considérer que les huissiers sont à notre porte, Jean. Tu le sais, n'est-ce pas ?
— Oui, soupira, Jean qui se projetait alors mentalement en 2015, où les huissiers allaient sans aucun doute saisir tout le matériel du cybercafé.
— Alors, c'est un nouveau modèle ? insista l'autre.
— Non, non, soupira de plus belle Jean. Il ne s'agit pas du tout de cela.
— Ah bon, fit l'autre, d'un air dubitatif. En tout cas, il faut que je te parle de quelque chose de très important et de très urgent.
Jean tressaillit, car il avait entendu les mêmes paroles deux mois plus tôt, dans la bouche de Pierre Holmat, son associé du cybercafé.
— Oui, je t'écoute, avait-il dit à l'époque.
L'autre se racla la gorge, toussota et lâcha :
— Bon, voilà, Jean, il faut que tu me rembourses l'argent que je t'avais avancé, afin de monter notre société. Tu sais que c'est de l'argent qui appartient à mon épouse, et hier soir, elle m'a fait une véritable scène pour que je le récupère, disons... dans deux jours au plus tard.
Jean ne dit rien, c'était à peu de choses près ce que son associé de 2015 lui avait annoncé début juin.
Comme il restait impassible, Charles Falke s'exclama :
— Eh bien, tu n'as rien à dire à cela !
— Non, fit tranquillement Jean. Enfin, si, une chose quand même : combien je dois rembourser ?
Il ne savait trop pourquoi il avait demandé cela ; peut-être pour faire une comparaison avec les deux situations distantes de 79 ans.
Charles Falke avait l'air très gêné.
— Eh bien, dit-il, tu sais parfaitement, Jean, que c'est une somme assez importante. D'autant qu'il faut y rajouter le montant des dettes que nous avons contractées récemment, et pour lesquelles nous pourrions aller droit en prison. Eh oui, dans certains cas, on pratique encore la contrainte par corps !
— Je dois m'acquitter des dettes ? dit Jean, poussant ainsi un peu plus loin sa curiosité.
L'autre se mit aussitôt sur la défensive.
— Oh, mais sache que moi aussi je participe à cela !
— Je n'en doute pas, poursuivit Jean, mais cela ne m'indique pas combien je dois.
Toujours très mal à l'aise, l'autre dit :
— Écoute, vas donc dans ton bureau. Tu y trouveras le dossier concernant cette affaire.
En 2015, le bureau de Jean se trouvait à côté de celui de son associé. Il alla donc tourner la poignée de la porte en question. Apparemment, celle-ci était fermée à clé ; mais ayant entendu le bruit de la clenche qui avait émis un grincement lorsque Jean l'avait tournée, Charles Falke surgit hors de son bureau et s'exclama :
— Mais, Jean, ça ne va vraiment pas ! Pourquoi veux-tu entrer dans le bureau de mademoiselle Lelièvre ? En plus, tu sais très bien que furieuse qu'on l'ait congédiée, puisque nous ne pouvions plus la payer, elle est partie en emportant la clé. Cette porte est désormais condamnée.
— C'est vrai, tu as raison, fit Jean. C'est à dire que cette histoire de remboursement me perturbe terriblement, et...
Puis, voyant que son associé ne savait pas vers où se diriger, Charles Falke s'exclama encore :
— Mais voyons, Jean, ton bureau, c'est celui juste à côté de chez mademoiselle Lelièvre !
— Merci de me le rappeler, tenta de plaisanter Jean.
Puis il ouvrit la bonne porte, content de ne pas avoir besoin d'une clé qu'il aurait bien été incapable de produire.
Il alluma la pièce, et découvrit son bureau : une pièce pas très grande, meublée d'une vieille armoire métallique, ainsi que d'une table derrière laquelle était placée une simple chaise, et juste à côté, une patère.
Jean s'approcha de la table, et vit que l'on avait posé un épais dossier dessus
Il s'assit sur la chaise, et commença à consulter le dossier. Celui-ci présentait sur plusieurs pages un tas de chiffres auxquels Jean ne comprenait rien. Il essayait de trouver la fameuse somme à rembourser dont lui avait parlé son associé des années trente depuis cinq bonnes minutes, quand celui apparut dans l'embrasure de la porte qu'il n'avait pas pris la peine de refermer.
À son grand étonnement, Jean vit qu'il tenait un manteau plié sur le bras.
— J'ai téléphoné à ma femme, dit Charles Falke, pour essayer de la convaincre d'être un peu patiente. Crois-moi, j'ai plaidé ta cause, lui expliquant que tu n'avais pas l'air en forme, qu'il fallait te ménager. Mais rien à faire, elle veut récupérer son argent.
Jean se contenta d'un vague hochement de tête, et l'autre poursuivit :
— Je sais bien que trois millions représentent une somme importante, Jean... mais essaie de faire un effort pour les trouver. Tu connais bien Emma, Jean, tu sais comme elle est...
Non, Jean ne connaissais pas Emma, de même qu'il ne pouvait estimer si les trois millions dont il devait s'acquitter dans un avenir très proche, représentaient pour 1936 une somme aussi importante que les 50 000 Euros que lui avait réclamés sans cesse Pierre Holmat, au point de le conduire à la dépression.
— Bon, je vais essayer de me débrouiller, dit-il machinalement à Charles Falke.
L'autre parut satisfait, puis il ôta le manteau de son bras, et le tenant par le col qui était agrémenté de fausse fourrure, le tendit à Jean en s'approchant de lui.
— Tiens, dit-il, j'ai ce vieux manteau qui pourra t'aider à rentrer chez toi sans périr en route de pneumonie.
Jean accepta le vêtement, et avec un sourire jaune, l'autre sortit de son bureau en refermant la porte derrière lui.
Jean se leva et enfila le manteau, car il commençait maintenant à sentir les effets d'un froid humide qui se dégageait des murs écaillés de la pièce. Il n'avait pas droit à un poêle, lui, contrairement à Charles Falke qui s'était octroyé ce petit confort. Jean put se rappeler avec un relatif amusement qu'il en était de même pour Pierre Holmat, qui avait fait aménager la partie des locaux de leur société lui étant destinée de façon tout à fait satisfaisante, alors que pour Jean, tout était resté relativement sommaire. Décidément, le temps avait beau passer, certains faits demeuraient.
Jean se rassit et se mit à réfléchir. La situation était à la fois incroyable et effrayante. Il se retrouvait en 1936, prisonnier d'un passé qui ressemblait étonnamment à son présent qu'il avait quitté peu de temps auparavant. Allait-il rester dans se passé ? Reverrait-il un jour l'année 2015 ? Quelle situation était-elle la meilleure ou la pire pour lui ? Ses déboires avec Pierre Holmat et ses parents, ou ceux avec Charles Falke et son épouse ? Si lui, Jean Carouge, était apparemment un seul et unique personnage en 1936 et en 2015, il en était tout autrement de Pierre Holmat et de Charles Falke. L'un était grand, athlétique, doté d'une chevelure abondante et d'un oeil de lynx ; et l'autre petit, frêle, quasiment chauve et binoclard. Mais il était vrai qu'il possédait quand même quelque chose en commun malgré les 79 années qui les séparaient : ils lui pourrissaient tous deux la vie. Enfin, Jean en vint à se demander également, s'il était préférable pour lui d'affronter le glacial mois de décembre 1936, où de retrouver la canicule insupportable du mois d'août 2015, avec peut-être comme le prédisait certains prophètes alarmiste, la fin des temps à la clé. En demeurant en 1936... mais là, Jean s'arrêta de gamberger, car il lui vint soudain à l'esprit que dans moins de trois ans, une horrible guerre mondiale allait commencer, et parce qu'en plus il entendit un énorme vacarme malgré la porte fermée.
Il se leva, et se dépêcha de sortir de son bureau. Ce fut alors qu'il vit un individu filiforme, vêtu d'un costume à carreaux noirs et blancs, et coiffé d'une casquette assortie, qui sortait précipitamment du bureau de Charles Falke. L'individu s'arrêta soudain, et fixa Jean. Celui ci put détailler son visage : émacié, pâle, avec une petite moustache en accent circonflexe qui s'insinuait entre un nez fin et long, et une bouche aux lèvres minces. L'individu était d'une telle maigreur, qu'il semblait très grand. Jean vit briller dans son oeil noir l'étincelle de l'interrogation. À cet instant, l'individu se demandait ce qu'il allait faire de Jean, et comme il tenait à la main un couteau à la lame effilée et ensanglantée, l'intéressé crut qu'il allait défaillir. Cela dura peut-être une seconde ou deux pendant lesquelles de la sueur froide perla dans son dos, et en un éclair, l'individu prit la fuite, laissant Jean soufflant à qui mieux mieux.
Celui-ci, lorsqu'il fut un peu remis de ses émotions, se précipita dans le bureau de Charles Falke. Comme il s'y attendait, la pièce était en grand désordre, et Charles Falke était par terre près de son bureau, couché sur le côté, le dos maculé de sang. Jean s'accroupit à côté de lui, et regardant son visage qui reposait sur une épaisse carpette, il comprit en voyant les deux yeux vitreux qui ne regardaient plus nulle part, qu'il n'y avait plus rien à faire. Charles Falke était bien mort, sauvagement poignardé par l'individu que Jean avait vu et qui avait bien failli lui réserver le même sort qu'à son associé.
Alors, pour Jean, il devint aussitôt évident qu'il lui fallait fuir au plus vite cet endroit ; ce qu'il fit.
(la suite samedi prochain)
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Sans attendre, il ouvrit la porte, et arriva dans une sorte d'entrée éclairée, où avaient été disposées quelques chaises. L'agencement n'était plus le même en 2015 ; mais si des travaux avaient dû être entrepris entre 1936 et cette époque, les effet du temps avaient de nouveau fait leur oeuvre quand Jean avait découvert ces locaux quelques mois plus tôt, car ils avaient alors sérieusement besoin d'être rénovés.
Sur la droite, il y avait une pièce dont la porte était ouverte, et de celle-ci, surgit soudain une voix qui demanda d'un ton ferme et antipathique :
— Qui est là ?
Jean s'avança vers la pièce, et vit bientôt un homme d'aspect chétif, aux cheveux clairsemés et aux besicles posées sur le nez, qui s'exclama de derrière un bureau encombré de feuilles de papier :
— Ah, Jean, tu tombes bien ! Approche donc !
Jean s'exécuta, et s'approcha de celui qui devait être à coup sûr Charles Falke, et qui fit soudain des yeux tout ronds.
— Mais... mais, mon pauvre Jean, s'emporta-t-il, je savais que tu n'étais pas très bien en ce moment, mais quand même ! Tu as vu comment tu es sorti ? Alors qu'il gèle dehors !
Jean remarqua que l'autre avait gardé son manteau malgré un petit poêle à charbon qui ronronnait dans un coin de la pièce. Pour sa part, il était maintenant plongé dans une sorte d'anesthésie physique, et ne pouvait plus dire qu'il ressentait le froid.
Puis, fixant les chaussures de Jean, Charles Falke s'écria :
— Mais, ma parole, où as-tu donc déniché des chaussures pareilles ?!
Pour la première fois, Jean prit conscience que ses baskets étaient totalement anachroniques en cette année 1936, et se rappela l'attitude du patron et du client du bistrot tout à l'heure, quand ils s'étaient attardés sur ses pieds. Sa chemise et son pantalon, d'aspect relativement rétro, pouvaient subir le décalage temporel, mais nullement sa paire de baskets à la dernière mode 2015.
— Tu as obtenu un filon avec un exportateur étranger pour ce nouveau modèle de chaussures ? poursuivit l'autre. Dans ce cas, il faut me le dire, Jean ; il ne faut rien me cacher. Tu sais que rien ne sera inutile pour tenter de sauver notre société qui est au bord de la faillite. On peut considérer que les huissiers sont à notre porte, Jean. Tu le sais, n'est-ce pas ?
— Oui, soupira, Jean qui se projetait alors mentalement en 2015, où les huissiers allaient sans aucun doute saisir tout le matériel du cybercafé.
— Alors, c'est un nouveau modèle ? insista l'autre.
— Non, non, soupira de plus belle Jean. Il ne s'agit pas du tout de cela.
— Ah bon, fit l'autre, d'un air dubitatif. En tout cas, il faut que je te parle de quelque chose de très important et de très urgent.
Jean tressaillit, car il avait entendu les mêmes paroles deux mois plus tôt, dans la bouche de Pierre Holmat, son associé du cybercafé.
— Oui, je t'écoute, avait-il dit à l'époque.
L'autre se racla la gorge, toussota et lâcha :
— Bon, voilà, Jean, il faut que tu me rembourses l'argent que je t'avais avancé, afin de monter notre société. Tu sais que c'est de l'argent qui appartient à mon épouse, et hier soir, elle m'a fait une véritable scène pour que je le récupère, disons... dans deux jours au plus tard.
Jean ne dit rien, c'était à peu de choses près ce que son associé de 2015 lui avait annoncé début juin.
Comme il restait impassible, Charles Falke s'exclama :
— Eh bien, tu n'as rien à dire à cela !
— Non, fit tranquillement Jean. Enfin, si, une chose quand même : combien je dois rembourser ?
Il ne savait trop pourquoi il avait demandé cela ; peut-être pour faire une comparaison avec les deux situations distantes de 79 ans.
Charles Falke avait l'air très gêné.
— Eh bien, dit-il, tu sais parfaitement, Jean, que c'est une somme assez importante. D'autant qu'il faut y rajouter le montant des dettes que nous avons contractées récemment, et pour lesquelles nous pourrions aller droit en prison. Eh oui, dans certains cas, on pratique encore la contrainte par corps !
— Je dois m'acquitter des dettes ? dit Jean, poussant ainsi un peu plus loin sa curiosité.
L'autre se mit aussitôt sur la défensive.
— Oh, mais sache que moi aussi je participe à cela !
— Je n'en doute pas, poursuivit Jean, mais cela ne m'indique pas combien je dois.
Toujours très mal à l'aise, l'autre dit :
— Écoute, vas donc dans ton bureau. Tu y trouveras le dossier concernant cette affaire.
En 2015, le bureau de Jean se trouvait à côté de celui de son associé. Il alla donc tourner la poignée de la porte en question. Apparemment, celle-ci était fermée à clé ; mais ayant entendu le bruit de la clenche qui avait émis un grincement lorsque Jean l'avait tournée, Charles Falke surgit hors de son bureau et s'exclama :
— Mais, Jean, ça ne va vraiment pas ! Pourquoi veux-tu entrer dans le bureau de mademoiselle Lelièvre ? En plus, tu sais très bien que furieuse qu'on l'ait congédiée, puisque nous ne pouvions plus la payer, elle est partie en emportant la clé. Cette porte est désormais condamnée.
— C'est vrai, tu as raison, fit Jean. C'est à dire que cette histoire de remboursement me perturbe terriblement, et...
Puis, voyant que son associé ne savait pas vers où se diriger, Charles Falke s'exclama encore :
— Mais voyons, Jean, ton bureau, c'est celui juste à côté de chez mademoiselle Lelièvre !
— Merci de me le rappeler, tenta de plaisanter Jean.
Puis il ouvrit la bonne porte, content de ne pas avoir besoin d'une clé qu'il aurait bien été incapable de produire.
Il alluma la pièce, et découvrit son bureau : une pièce pas très grande, meublée d'une vieille armoire métallique, ainsi que d'une table derrière laquelle était placée une simple chaise, et juste à côté, une patère.
Jean s'approcha de la table, et vit que l'on avait posé un épais dossier dessus
Il s'assit sur la chaise, et commença à consulter le dossier. Celui-ci présentait sur plusieurs pages un tas de chiffres auxquels Jean ne comprenait rien. Il essayait de trouver la fameuse somme à rembourser dont lui avait parlé son associé des années trente depuis cinq bonnes minutes, quand celui apparut dans l'embrasure de la porte qu'il n'avait pas pris la peine de refermer.
À son grand étonnement, Jean vit qu'il tenait un manteau plié sur le bras.
— J'ai téléphoné à ma femme, dit Charles Falke, pour essayer de la convaincre d'être un peu patiente. Crois-moi, j'ai plaidé ta cause, lui expliquant que tu n'avais pas l'air en forme, qu'il fallait te ménager. Mais rien à faire, elle veut récupérer son argent.
Jean se contenta d'un vague hochement de tête, et l'autre poursuivit :
— Je sais bien que trois millions représentent une somme importante, Jean... mais essaie de faire un effort pour les trouver. Tu connais bien Emma, Jean, tu sais comme elle est...
Non, Jean ne connaissais pas Emma, de même qu'il ne pouvait estimer si les trois millions dont il devait s'acquitter dans un avenir très proche, représentaient pour 1936 une somme aussi importante que les 50 000 Euros que lui avait réclamés sans cesse Pierre Holmat, au point de le conduire à la dépression.
— Bon, je vais essayer de me débrouiller, dit-il machinalement à Charles Falke.
L'autre parut satisfait, puis il ôta le manteau de son bras, et le tenant par le col qui était agrémenté de fausse fourrure, le tendit à Jean en s'approchant de lui.
— Tiens, dit-il, j'ai ce vieux manteau qui pourra t'aider à rentrer chez toi sans périr en route de pneumonie.
Jean accepta le vêtement, et avec un sourire jaune, l'autre sortit de son bureau en refermant la porte derrière lui.
Jean se leva et enfila le manteau, car il commençait maintenant à sentir les effets d'un froid humide qui se dégageait des murs écaillés de la pièce. Il n'avait pas droit à un poêle, lui, contrairement à Charles Falke qui s'était octroyé ce petit confort. Jean put se rappeler avec un relatif amusement qu'il en était de même pour Pierre Holmat, qui avait fait aménager la partie des locaux de leur société lui étant destinée de façon tout à fait satisfaisante, alors que pour Jean, tout était resté relativement sommaire. Décidément, le temps avait beau passer, certains faits demeuraient.
Jean se rassit et se mit à réfléchir. La situation était à la fois incroyable et effrayante. Il se retrouvait en 1936, prisonnier d'un passé qui ressemblait étonnamment à son présent qu'il avait quitté peu de temps auparavant. Allait-il rester dans se passé ? Reverrait-il un jour l'année 2015 ? Quelle situation était-elle la meilleure ou la pire pour lui ? Ses déboires avec Pierre Holmat et ses parents, ou ceux avec Charles Falke et son épouse ? Si lui, Jean Carouge, était apparemment un seul et unique personnage en 1936 et en 2015, il en était tout autrement de Pierre Holmat et de Charles Falke. L'un était grand, athlétique, doté d'une chevelure abondante et d'un oeil de lynx ; et l'autre petit, frêle, quasiment chauve et binoclard. Mais il était vrai qu'il possédait quand même quelque chose en commun malgré les 79 années qui les séparaient : ils lui pourrissaient tous deux la vie. Enfin, Jean en vint à se demander également, s'il était préférable pour lui d'affronter le glacial mois de décembre 1936, où de retrouver la canicule insupportable du mois d'août 2015, avec peut-être comme le prédisait certains prophètes alarmiste, la fin des temps à la clé. En demeurant en 1936... mais là, Jean s'arrêta de gamberger, car il lui vint soudain à l'esprit que dans moins de trois ans, une horrible guerre mondiale allait commencer, et parce qu'en plus il entendit un énorme vacarme malgré la porte fermée.
Il se leva, et se dépêcha de sortir de son bureau. Ce fut alors qu'il vit un individu filiforme, vêtu d'un costume à carreaux noirs et blancs, et coiffé d'une casquette assortie, qui sortait précipitamment du bureau de Charles Falke. L'individu s'arrêta soudain, et fixa Jean. Celui ci put détailler son visage : émacié, pâle, avec une petite moustache en accent circonflexe qui s'insinuait entre un nez fin et long, et une bouche aux lèvres minces. L'individu était d'une telle maigreur, qu'il semblait très grand. Jean vit briller dans son oeil noir l'étincelle de l'interrogation. À cet instant, l'individu se demandait ce qu'il allait faire de Jean, et comme il tenait à la main un couteau à la lame effilée et ensanglantée, l'intéressé crut qu'il allait défaillir. Cela dura peut-être une seconde ou deux pendant lesquelles de la sueur froide perla dans son dos, et en un éclair, l'individu prit la fuite, laissant Jean soufflant à qui mieux mieux.
Celui-ci, lorsqu'il fut un peu remis de ses émotions, se précipita dans le bureau de Charles Falke. Comme il s'y attendait, la pièce était en grand désordre, et Charles Falke était par terre près de son bureau, couché sur le côté, le dos maculé de sang. Jean s'accroupit à côté de lui, et regardant son visage qui reposait sur une épaisse carpette, il comprit en voyant les deux yeux vitreux qui ne regardaient plus nulle part, qu'il n'y avait plus rien à faire. Charles Falke était bien mort, sauvagement poignardé par l'individu que Jean avait vu et qui avait bien failli lui réserver le même sort qu'à son associé.
Alors, pour Jean, il devint aussitôt évident qu'il lui fallait fuir au plus vite cet endroit ; ce qu'il fit.
(la suite samedi prochain)
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06:47 Publié dans Feuilletons | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook
Commentaires
Ayant ete passablement occupe ces derniers temps (vous savez pourquoi) je viens enfin de rattraper mon retard et d'avaler avec un plaisir non dissimule les trois chapitres de l'affaire Carouge.
Meme si le theme du voyage dans le temps n'est pas novateur, vous me semblez bien parti pour en tirer quelque chose de bon. Tres bonne construction, pour une fois le ''heros'' ne se retrouve pas dans des situations differentes, plusieurs amorces d intrigues et la publication en feuilleton concourrent a ce que le lecteur...attende la suite avec une impatience non feinte.
A samedi, donc.
Écrit par : g@rp | 21/07/2008
Merci g@rp et à samedi !!!
Écrit par : Patrick S. VAST | 21/07/2008
J'y serai !
Écrit par : g@rp | 21/07/2008
Les commentaires sont fermés.