04/10/2008
La gare temporaire (1er épisode)
Il faisait un temps glacial à Dunkerque ce 28 février à 18 h 58, et la gare SNCF n'était pas particulièrement engageante ; dans un coin, quelques SDF s'efforçaient de se réchauffer et d'oublier l'hiver et leur misère, en sirotant un litron de gros rouge et en criant fort.
Marc Decool se dépêcha de traverser cet espace incertain, le TER en partance pour Arras étant à quai. Il entra en hâte dans une voiture, et s'aperçut très vite, à son grand désappointement, qu'il n'en était que le seul passager. Mais le train de 18 h 58 n'étant pas particulièrement prisé, surtout l'hiver, il ne risquait pas de trouver beaucoup plus de compagnie dans les autres voitures. Il se résigna donc à passer environ 30 minutes dans une ambiance plutôt sinistre, le temps d'arriver à Hazebrouck, sa destination. Car c'était dans cette bonne ville, sous-préfecture du département du Nord, mais surtout capitale de la Flandre intérieure, qu'habitait ce paisible employé de banque trentenaire, grand et mince, au visage chevalin agrémenté de lunettes à fines montures d'écaille, et à la coiffure caractérisée par une impeccable raie sur le côté soulignant un esprit méticuleux, à la limite du rigide.
Il plaça sa mallette ainsi qu'une poche-plastique de couleur rose sur la banquette qui lui faisait face, ôta son pardessus, qu'il plaça à côté de la poche rose après l'avoir soigneusement plié, et s'assit.
Il resta ainsi immobile, dans son costume-cravate, couvant du regard la poche rose qui était la cause de son départ tardif de Dunkerque, et donc de sa présence dans le train de 18 h 58. Par mesure de discrétion, au cas où un hypothétique voyageur serait venu le rejoindre dans la voiture, il avait tourné vers le dossier de la banquette, le côté de la poche indiquant :
Aux joies du frou-frou
Lingerie fine en tout genre
Maison fondée en 1922
Cette boutique de lingerie, très célèbre à Dunkerque, se trouvait à deux pas du Crédit Commercial des Flandres, établissement bancaire où il était affecté depuis cinq ans maintenant. Cela faisait plusieurs mois que l'idée lui trottait dans la tête de franchir un jour le pas, de pousser la porte de la boutique, et d'acheter enfin le porte-jarretelles noir et la paire de bas de même couleur qui semblaient être en exposition permanente dans la vitrine, attendant manifestement qu'il se décide à passer à l'acte. Il en avait parlé longuement au cours du week-end dernier avec sa femme Albane qui était partie prenante dans l'aventure ; et ce fut sans doute grâce aux encouragements qu'elle lui avait prodigués le matin même, qu'il avait décidé que ce serait ce 28 février, le jour J. Il avait donc attendu que tous ses collègues fussent partis de la banque, et lorsqu'il n'y eut plus dans les locaux que la femme de ménage, il s'en alla à son tour. Il était alors environ 18 h 20, la nuit commençait à tomber, et il ne disposait que de vingt minutes au plus pour mener à bien son affaire, s'il ne voulait pas rater le train de 18 h 58. Ce fut sans doute ce peu de temps dont il disposait, qui le poussa à entrer sans préambule dans la boutique de lingerie, après avoir toutefois lancé un furtif coup d'oeil aux alentours, pour s'assurer que quiconque appartenant au personnel du Crédit Commercial des Flandres, ne traînait pas dans le coin.
Une fois à l'intérieur de la boutique, tout se passa beaucoup plus facilement qu'il ne l'avait imaginé. En effet, la personne opulente qui l'accueillit, se comporta avec lui tout bonnement comme s'il se trouvait dans un magasin de bricolage, et était venu acheter une scie à métaux ou un coffret de tournevis cruciformes. Cette manière d'agir le mit tout de suite à l'aise, et ce fut donc très content de lui qu'il ressortit de la boutique dix petites minutes plus tard, avec à la main une poche-plastique rose contenant en fait une guêpière rouge vif et une paire de bas résilles de même teinte. De son projet initial, plutôt axé sur le noir, il demeurait toutefois la couleur des dentelles agrémentant la guêpière, ainsi que des jarretelles qui allaient permettre d'y attacher les bas, dont l'aspect plutôt osé l'avait fortement émoustillé.
Une sonnerie stridente annonça le départ du train, et celui-ci se mit aussitôt en branle. Marc était bien le seul passager de la voiture ; aussi lorsque quelques minutes après le départ, le contrôleur, un petit gros au crâne rasé et à l'oreille droite percée d'un anneau, traversa la voiture, il tenta d'attirer son regard, comme pour bien lui faire remarquer son état d'isolement, qui pourrait être préjudiciable si au cours des arrêts prévus jusqu'à Hazebrouck, des personnes malfaisantes venaient à monter. Mais le contrôleur qui présentait par ailleurs un aspect plutôt patibulaire, ne lui accorda qu'un regard éteint, et continua son chemin.
Marc se racla la gorge, un peu angoissé. Dehors, c'était maintenant la nuit, il faisait glacial, et comme la voiture qu'une lumière blafarde éclairait tristement, était à peine chauffée, il commença à grelotter. Non, décidément, il n'était pas bien, et il lui tardait réellement d'arriver à destination. Il était vrai qu'il avait quand même pour se requinquer la vision de la poche rose, et la perspective du fantasme qu'il allait vivre avec son épouse parfaitement complice.
Le train s'arrêta tout d'abord à Coudekerque-Branche, puis à Bergues, ville aux célèbres remparts. Ce fut là que Marc décida de sortir de sa mallette une revue, afin de faire passer le temps jusqu'à Hazebrouck.
Il leva les yeux de sa revue quand le train s'arrêta à Esquelbecq. Il venait juste de redémarrer sans avoir par ailleurs pris de nouveaux voyageurs, tout comme lors des arrêts précédents, quand Marc entendit des pas derrière lui. Il crut tout d'abord qu'il s'agissait du contrôleur peu engageant, mais bientôt passa à côté de lui un individu très grand, vêtu d'un manteau, et surtout coiffé d'un haut-de-forme. Comme on était en pleine période du carnaval de Dunkerque, cela ne surprit pas a priori Marc, qui pensa qu'il s'agissait tout simplement d'un carnavaleux rentrant chez lui par le train. Mais l'homme qui venait de se poster devant les deux portes fermant la voiture se tourna vers lui, et là, Marc put détailler son visage agrémenté d'une barbe impeccablement taillée et de deux favoris lui arrivant au bas des joues. Il émanait de cet homme quelque chose d'étrange, comme appartenant à un passé déjà lointain. Non, décidément, il ne faisait guère songer à un carnavaleux, à quelqu'un qui se serait grimé pour une fête, mais plutôt à un homme se présentant sous son aspect habituel, en paraissant évidemment pas mal décalé. Marc se demanda par ailleurs pourquoi l'homme attendait déjà l'arrêt du train, alors que le prochain était la gare d'Arnèque, à 5 bonnes minutes du précédent. L'homme avait donc le temps de rester encore un peu assis. Marc s'étonna par ailleurs de ne pas l'avoir vu monter dans la voiture après le départ de Dunkerque, car il était bien sûr qu'il ne s'y trouvait pas à ce moment-là.
Il repassait tous ces éléments dans son esprit, lorsque le train se mit d'un coup à ralentir. Il craignit fort qu'il y eût un problème sur la voie, car on n'était assurément pas encore arrivé à la gare d'Arnèque. Mais à son grand étonnement, le train s'immobilisa bientôt devant un bâtiment de briques rouges dont l'intérieur était éclairé. Marc écarquilla les yeux, se demandant où il se trouvait. Si le train était bien arrêté devant ce qui semblait être une gare, il ne s'agissait en aucun cas de celle d'Arnèque. Il la connaissait fort bien, et pouvait l'affirmer sans problème. De plus, autour de la gare d'Arnèque il y avait un tas d'habitations ; or, autour de celle devant laquelle le train était arrêté, il n'y avait rien. Il n'y avait que la mystérieuse gare ; ensuite, c'était manifestement le désert.
Mais Marc n'était pas au bout de ses surprises, car il vit l'homme au chapeau haut-de-forme ouvrir les deux portes de la voiture en les écartant, puis descendre sur un quai qu'éclairait timidement la lumière de la gare. L'homme se mit à marcher aussitôt vers celle-ci, la buée de son haleine se mêlant à la légère brume qui commençait à monter au dehors.
L'homme venait juste d'entrer dans la gare, quand la sonnerie du train se fit entendre, et que celui-ci redémarra après que les deux portes se furent refermées automatiquement. Marc n'en revenait pas, et il attendit avec impatience d'arriver enfin à la gare d'Arnèque. Cela ne fut pas long, et il put donc en déduire qu'il existait bel et bien une gare entre Esquelbecq et Arnèque ; une gare devant laquelle, jusqu'à ce soir, il ne s'était jamais arrêté depuis 5 ans qu'il empruntait la ligne Dunkerque-Arras ; une gare qui était manifestement inconnue des guides horaires de la SNCF.
La suite samedi prochain
06:00 Publié dans Feuilletons | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook
Commentaires
Rapunaise, j'adore les feuilletons, j'avais beaucoup aimé celui de l'été, et avec le 1er épisode de celui-ci, je suis comblé. Une gare surgie du néant ou du passé ? Oui, mais il doit y avoir d'autres pièces du puzzle. Le sac plastique rose ? La lingerie ?
Marc va-t-il retourner dans cette gare ? Pour quelles raisons ?
Là est tout l'intérêt du feuilleton : les méninges du lecteur zebulonnent en tous sens, trépignant une semaine durant, le temps de pouvoir lire un nouveau chapitre.
Et ainsi de suite...
C'est ce qu'on appelle tenir en haleine.
A samedi prochain !
Écrit par : g@rp | 04/10/2008
J'y serai !
Écrit par : Patrick S. VAST | 04/10/2008
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