25/10/2008
La gare temporaire (4ème épisode)
Épisodes précédents dans la rubrique "feuilletons", (colonne de gauche)
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L'accident de Marc Decool ne trouva pas d'explication. En dépit des évidences, la SNCF se borna toujours à déclarer qu'il était impossible que l'intéressé ait pu ouvrir les portes de la voiture. Pour cela, il aurait fallu que le train fût à l'arrêt ; ce qui n'était bien sûr pas le cas, puisque vu l'endroit où l'on avait trouvé le corps sans vie de Marc Decool, le TER roulait à ce moment-là à plus de 100 km/h.
L'affaire fut donc très vite classée sans suite, et quatre ans plus tard, tout le monde avait oublié ce fait divers qui avait occupé pendant deux ou trois jours la une des journaux locaux, si ce n'est un certain Théo Van der Broucke.
Celui-ci était un géant roux, abondamment barbu et bedonnant, dont les yeux perpétuellement rieurs semblaient se cacher derrière les verres de ses lunettes rondes. Il était avant tout professeur d'allemand et de néerlandais dans un lycée d'Hazebrouck, et occupait principalement son temps libre à tout ce qui avait trait aux fantômes, spectres, revenants de tout acabit, ou encore lutins, trolls, elfes, fées, et autres créatures étranges et mystérieuses. Il ne dédaignait pas non plus les affaires policières, et bien sûr les faits divers de toute nature.
C'était tout cela qui l'avait amené à s'intéresser encore à l'affaire Decool quatre ans après les faits ; et surtout quatre ans après.
En effet, c'était en 1992, année bissextile comme il se doit, qu'il avait pris note un matin, en parcourant La Voix du Nord, du décès accidentel de Max Dehondt, un employé de la sécurité sociale de Dunkerque. Comme dans l'affaire Decool, on n'avait pu expliquer comment la victime s'y était prise pour ouvrir les portes de la voiture où il voyageait, et donc en tomber alors que le train roulait à vive allure entre Esquelbecq et Arnèque. Théo Van der Broucke avait sans tarder entrepris des recherches qui l'avaient amené à découvrir trois autres faits similaires: un, en 1968, un autre en 1932, et le premier de tous, en 1928.
A chaque fois, l'accident s'était produit un 29 février, alors que le carnaval de Dunkerque battait son plein, qu'il faisait un temps très hivernal, et toujours entre Esquelbecq et Arnèque. Et autre détail qui n'était pas sans importance, il s'agissait à chaque fois du même train dont l'horaire avait oscillé aux cours des années, entre 19 h 54 et 58. Autre fait remarquable, pour ce qui concernait l'affaire Decool, l'affaire Dehondt, et celle de 1968 relative à un certain Vanhove, Théo Van der Broucke avait retrouvé des éléments de la déposition des contrôleurs des trains faite à la police, selon lesquels les individus en question auraient occupé seuls une voiture depuis le départ de Dunkerque, jusqu'à leur chute du train. Théo, même s'il n'avait rien à ce sujet à propos des accidentés de 1932 et de 1928, aurait parié qu'il en avait été de même pour eux.
Parmi tous les pôles d'intérêt de Théo, il y en avait encore un autre, concernant tous les contes, histoires et légendes de Flandre.
Or, il y avait justement une légende à propos d'un village qui aurait existé jadis entre Esquelbecq et Arnèque, et où se seraient déroulés des faits troublants les 28 et 29 février 1896, année bissextile comme il se doit.
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Tout avait commencé le 28 au matin, alors qu'il faisait un temps glacial. Plusieurs villageois, et tout particulièrement des enfants, se mirent à tousser de façon inquiétante et être la proie d'une forte fièvre. Or, ce jour-là, le maire et le médecin du village devaient se rendre à Dunkerque pour le carnaval, et même y rester jusqu'au lendemain. C'étaient deux quinquagénaires, d'ordinaire plutôt réservés, voire austères ; mais sans qu'on puisse l'expliquer, ils avaient décidé soudain de faire dans la frivolité, de s'éclater, comme on dirait aujourd'hui. Aussi la nouvelle de l'épidémie qui s'était apparemment soudainement abattue sur le village, rabaissa dans un premier temps leur enthousiasme et leur volonté de faire absolument la fête. Mais, très vite, le médecin estima qu'il n'y avait pas lieu de s'alarmer et de manquer le carnaval pour si peu. Il alla même jusqu'à proclamer que les villageois n'avaient qu'à user des remèdes ancestraux dont ils possédaient si bien le secret, et que tout rentrerait dans l'ordre.
Le maire se joignit très vite à l'avis du médecin, ce qui fait qu'ils prirent tous deux le train de midi pour Dunkerque, à la gare du village qu'ils abandonnèrent à la mystérieuse épidémie l'ayant frappé.
Une fois rendus dans la cité de Jean Bart, ils se déguisèrent, se grimèrent, burent abondamment, et firent la fête, dansant et braillant des chansons paillardes dans les rues de la ville, malgré le froid glacial et les flocons de neige qui tombaient.
À la fin de l'après-midi, le maire eut quand même des scrupules, et décida de rentrer au village. Il conseilla bien sûr au médecin de l'accompagner, mais celui-ci qui s'amusait comme cela ne lui était encore jamais arrivé depuis 52 ans qu'il était né, ne l'entendit pas de cette oreille. Il dit au maire qu'il n'avait qu'à rentrer seul, que sa présence au village n'était pas indispensable. Et comme le maire lui rappelait qu'il en était quand même le médecin, il lui répondit qu'à cette heure, tous les villageois avaient dû ingurgiter un tas de décoctions et autres tisanes dont eux seuls connaissaient les bienfaits, et qu'après une bonne nuit de sommeil, ils se lèveraient le lendemain de nouveau en pleine forme, pour aller accomplir une dure journée de labeur aux champs.
Le maire se rendit donc seul à la gare de Dunkerque, où il prit pour regagner le village, le train qui assurait déjà à l'époque la liaison entre la cité de Jean Bart et Arras, et partait alors à 18 h 54.
Il arriva au village une vingtaine de minutes plus tard, dans sa tenue de carnavaleux qu'il n'avait pas pris la peine de quitter, et qui trancha par ailleurs singulièrement avec l'ambiance de désolation qui l'attendait. En effet, depuis son départ, l'épidémie avait été impitoyable, et à cette heure-là, sur les mille habitants que comptait au petit matin le village, on dénombrait 500 morts, dont pratiquement tous les enfants. Des femmes éplorées le supplièrent d'aller vite chercher le médecin, ce qui le plongea dans le plus grand embarras. En effet, il avait encore à l'esprit la folle journée qu'il venait de passer au carnaval de Dunkerque, et il ne doutait pas qu'à cette heure, le médecin devait sans aucun doute être pris dans des bandes endiablées de carnavaleux, dans des rigodons étourdissants, ou encore dans des bals d'où il serait impossible de le sortir. Et surtout, le maire se sentit soudain fiévreux et se mit à tousser de façon inquiétante. Alors, les femmes éplorées comprirent tout de suite que ce n'était plus la peine d'insister, et le maire estima qu'il était préférable de rentrer chez lui se coucher.
Le médecin passa toute la nuit à faire la fête, et continua le jour suivant. Mais, à la fin de l'après-midi, il se sentit non seulement épuisé par tant de réjouissances, mais commença également à être gagné par les scrupules comme le maire la veille. Alors, il alla prendre le train de 18 h 54.
À son arrivée au village en tenue de carnavaleux, c'était le calme plat. Et pour cause, il ne restait plus que 15 survivants, dont le maire qui n'était pas sorti de son lit depuis la veille. Ce fut une jeune femme robuste, mais quand même secouée par la toux et tremblante de fièvre qui lui fit le compte-rendu de la situation.
Le médecin se rendit en hâte à la maison du maire ; il le trouva au lit, dégoulinant de sueur dans sa tenue de carnavaleux qu'il ne quittait décidément pas. Il tenta de dire quelque chose au médecin, mais une soudaine et horrible quinte de toux l'en empêcha, et l'entraîna dans la mort.
Alors, le médecin commença à tousser, à sentir la fièvre le gagner, et s'en alla. Il rentra chez lui, complètement secoué par de terribles quintes de toux.
Il mourut dans la soirée, ainsi que les derniers habitants du village.
La légende rapporte que la toute dernière à avoir succombé à l'horrible épidémie, fut la jeune femme qu'avait vue le médecin. Et toujours selon la légende, avant de mourir emportée par une ultime quinte de toux, elle serait tout d'abord tombée à genoux, aurait levé le poing vers le ciel, puis aurait maudit le maire et le médecin d'avoir abandonné le village, et émis le voeu que jamais leurs âmes ne trouvent le repos.
La légende affirme que ce fut en effet le cas. Le maire et le médecin furent condamnés par l'implacable tribunal de l'au-delà à ne point trouver le repos, mais au contraire à errer longuement, au moins jusqu'à ce que les villageois qu'ils avaient abandonnés, acceptent de les pardonner.
Et la légende de préciser que pour cela, ils devaient tous les quatre ans en février, retrouver forme humaine, et accomplir pour l'un, le 28, et pour l'autre, le 29, le trajet en train depuis Dunkerque, afin de venir chercher leur pardon. Bien sûr, ils devaient veiller à se présenter aux villageois qui reprenaient eux aussi forme humaine pour l'occasion, en tenue correcte, et non pas en carnavaleux, comme ils avaient eu l'indécence de le faire en 1896.
Et pour ce qui était du village ? Toujours et encore selon la légende, après le décès de la jeune femme, un incendie d'une inimaginable violence s'était déclaré de façon incompréhensible, et avait ravagé totalement le village, ne laissant absolument aucune trace de son existence, ni de celle de ses habitants : ce qui explique qu'aujourd'hui, on ne connaît même plus le nom du village, un immense champ s'étendant là où aurait été son emplacement.
La suite samedi prochain
06:00 Publié dans Feuilletons | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook
Commentaires
Bonjour Patrick, c'est excellent, bonne plume et scénario envoûtant !
J'écris moi aussi, j'ai deux romans en cours depuis 2 ans, assez avancés ...
C'est sur mon blog consacré à la randonnée, Le Soulier Voyageur, que je m'implique le plus, question écrits:
http://souliervoyageur.canalblog.com/
Ces contes, basés sur du réel, sont en fait autant d'hymnes à la nature...
A+ Jean-Claude
Écrit par : Jean-Claude | 26/10/2008
Décidément, j'ai un don pour avaler les épisodes par tranche de deux.
J'ai honte.
Mais je me rattrape...une fois sur deux.
Sacré épisode que celui-ci.
Un jour qui n'existe que certaines années, pour un train qui part à 58 au lieu de 54, une gare qui n'existe pas et une forme de malédiction - du moins me semble-t-il. Voilà qui titille mes neurones.
Hop ! Je passe au chapitre suivant. Le 5.
Avec un sourire jusqu'aux oreilles.
Écrit par : g@rp | 01/11/2008
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