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18/11/2008

L'ouvreuse

Le film s’étirait plein écran en technicolor. C’était un vieux western dans le New Kino. Deux époques se contemplaient, et dans son fauteuil, le spectateur nostalgique voguait en plein champ, entre les vieilles bobines au lion rugissant. Effet de la nostalgie, ou farce hallucinatoire, il vit soudain, entre les rangées sages et tranquilles, la lumière si caractéristique. Lumière du passé, lumière de la lampe de poche de l’ouvreuse qui s’en serait venue placer des retardataires comme dans les temps immémoriaux. « L’ouvreuse », quel drôle de nom, pour qualifier celle du vieux cinéma de quartier que l’on avait abattu il y a bien longtemps, pour un multi salles, puis pour ériger le New Kino, temple de la fringale cinématographique, consommée comme n’importe quel produit manufacturé. Elle avait les cheveux auburn et courts, avec des frisottis sur le devant l’ouvreuse de jadis. Elle portait souvent un corsage rouge et une jupe vichy. L’ouvreuse, on l’aimait, mais certains, mal embouchés, acariâtres, râleurs impénitents, ne voulaient pas lui donner la pièce : son seul salaire. Elle plaçait les retardataires pendant le premier film en noir et blanc que certains snobaient, et parfois encore durant les actualités précédant le dessin animé, puis les réclames. Ensuite, pendant l’entracte, elle passait entre les rangées avec son lourd panier en osier débordant de bâtonnets glacés, de paquets de bonbons.

Et quand les lumières s’éteignaient de nouveau, elle s’asseyait au fond de la salle, avait le droit de suivre avec tout le monde le western, le péplum ou autres.

Maintenant, on passe directement au plat de résistance : le film, le seul et unique film. Le spectateur nostalgique se dit que ce doit être pour cela qu’elle se manifeste maintenant, pendant le seul et unique film. Adieu retardataires qui se faisaient enguirlander quand il fallait déranger des couples, des petits vieux, des enfants pas sages, ou qui enguirlandaient à leur tour l’ouvreuse n’y pouvant rien, lorsqu’elle n’avait plus qu’un strapontin à leur offrir.

Cinémas d’antan, cinémas du passé, et le fantôme de l’ouvreuse qui s’en vient distraire, taquiner le spectateur nostalgique qui ne voit plus que la lumière de la lampe de poche. Lumière qui vacille, qui s’étiole, qui pâlit, comme la vie, les années qui défilent trop vite. La vie, vieux film qui se débobine, mais qui ne se rembobine en principe jamais. Qui commence au ralenti, et s’accélère sans crier garde, à la vitesse des anciens films muets, panthéon de Max Sennet, de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton.

À la sortie du New Kino, le spectateur nostalgique se sent tout chose. Il traîne sa carcasse, trop vite vieillie, trop vite dépassée par sa destinée en roue libre. Parfum suranné, que celui du dehors dans une brume d’amertume. Puis gros coup au cœur. Là, dans un recoin, dans une vieille clocharde assise par terre, entortillée dans ses hardes et ses couvertures, il reconnaît l’ouvreuse. Que fait-elle là ?

— Il fallait bien que je revienne un jour, dit-elle au spectateur nostalgique interrogateur, qui n’est plus qu’un passant de la nuit transparente. Tout à l’heure le fantôme des années inaccessibles s’en est allé hanter le New Kino ; le rappeler au temps des bâtonnets glacés et des bonbons que l’on achetait à l’entracte. Je croyais surtout être arrivée trop tard pour la séance, quand je me suis aperçue que le film en couleur était commencé. Mais je me suis surtout rendue compte qu’il était trop tard tout simplement. Pour tout, pour la vie, pour la jeunesse enfouie, ma jupe vichy avalée par les mites…

La clocharde s’arrête, comme si c’était la fin.

Mais le spectateur nostalgique, le passant de la nuit transparente, ne l’entend pas de cette oreille.

Tout à l’heure, il était trop distrait pour voir le mot FIN sur l’écran. Il s’est levé de son siège pour suivre le mouvement. Le mouvement du monde, le mouvement de l’existence et de ses péripéties. Rien n’est fini ; il ne peut en être ainsi. Alors il prend la clocharde par la main, l’aide à se lever, et l’emmène dans ses hardes, ses pieds nus clapotant dans les flaques nauséeuses de la rue sombre et sans fond.

Et il l’emmène à l’autre bout de la ville, à l’autre bout de la vie, dans un décor de western, de péplum et autres, vers un plein écran en technicolor que l’on appelle renouveau, ou que l’on nomme infini espoir.

 

Patrick S. VAST - Novembre 2008

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