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07/02/2009

Le spationaute (5ème épisode)

Épisodes précédents, colonne de gauche, rubrique "Feuilletons"

 

1987 ! Nous étions en 1987 ! Ce qu'Émile s'était efforcé depuis son réveil de ne pas croire, s'imposait à lui maintenant. Il avait fait un saut dans le temps, de 44 ans dans le futur. Et peut-être plus, car d'après son état, le petit panneau avait dû être fixé sur le blockhaus depuis plusieurs années.

Ainsi, cette satanée fusée ne l'avait pas réduit en bouillie comme il s'y attendait, mais l'avait fait voyager dans le temps. Mais où pouvait-elle bien se trouver ?

Émile reprit sa marche sur la plage, et vit bientôt des estivants qui, contrairement à ceux qu'il avait laissés derrière lui, n'étaient pas nus ; enfin pas tout à fait. Les hommes portaient des slips de bain de très petite taille qui cachaient à peine leurs parties intimes, et les femmes juste des petites culottes et des soutiens-gorge qui dévoilaient quand même considérablement leur corps. Par rapport aux années 40, les tenues de plage étaient bien singulières. Il était vrai que pour Émile, cela valait toujours mieux que de s'exhiber sans aucune retenue comme c'était apparemment autorisé sur la portion de plage qu'il venait de quitter. Jamais dans les années 40 on aurait pu imaginer que cela aurait été un jour possible à Belvédunes.

En voyant tous ces gens qui s'ébattaient sur la plage avec une manifeste joie de vivre, il en conclut que les Allemands avaient certainement été chassés de France, du moins de Belvédunes. En tout cas, on ne voyait aucun soldat à l'horizon.

Émile continua d'avancer, et constata bientôt que d'importants travaux avaient été entrepris depuis le mois de juillet 1943. En effet, à l'époque, l'avenue qui longeait la plage était au même niveau que celle-ci. Ce n'était plus le cas désormais. On l'avait rehaussée, afin de construire une digue de béton qui pouvait retenir le sable lors des grandes tempêtes hivernales, et éviter que les rues jouxtant la plage soient envahies. Émile aperçut bien vite des immeubles en front de mer qui avaient, à son grand regret, remplacé les chalets de bois qui faisaient tant le charme de Belvédunes. Il emprunta un escalier pour quitter la plage, et arriva sur un large et long trottoir où un tas de gens déambulaient tranquillement dans des tenues décontractées. Oui, la guerre était sans aucun doute terminée.

Émile commença à marcher sur ce trottoir qui conduisait jusqu'à l'hôpital de la Plage qui, à sa grande satisfaction, n'avait pas été détruit ou remplacé, et se dressait au loin dans son habit de briques rouges. Il y avait pas mal de voitures qui circulaient sur la route entre le large trottoir et celui d'en face qui bordait les bâtiments ayant remplacé les chalets de bois, et dont les rez-de-chaussée étaient occupés par des boutiques de toutes sortes. Émile ne reconnaissait aucune de ces voitures ; et pour cause, elles appartenaient à une autre époque que la sienne. Beaucoup de gens étaient assis sur un petit muret que l'on avait construit au sommet de la digue, et qui courait tout le long du large trottoir. Mais il y avait aussi des bancs en bois au dossier incliné qui étaient orientés vers la plage, et Émile décida de s'y asseoir pour souffler un coup, mais aussi se remettre de ses émotions.

Il y était installé depuis environ cinq minutes, quand un individu sans âge précis, mal rasé, vêtu d'un pantalon et d'une chemise très élimés, et chaussé de savates en bout de course, vint s'asseoir à côté de lui.

— Eh ben, t'as un sacré beau costard, mon pote ! dit-il d'un ton enjoué.

Surpris, Émile lui adressa un sourire coincé, et l'autre reprit :

— C'est que quand on a les moyens de s'payer un chouette costard comme ça, on a forcément 1 ou 2 euros à m'filer, pas vrai ?

— 1 ou 2, quoi ? demanda Émile.

— 1 ou 2 euros, répéta l'autre.

Émile prit alors un air franchement perdu.

— Mais... mais qu'est-ce que c'est que ça, un euro ? bredouilla-t-il.

L'autre prit un air agressif.

— Tu te fous de moi ou quoi ? fit-il d'un ton hargneux. Un euro, c'est du fric bien sûr. L'euro, c'est ce qui a remplacé les francs depuis le 1er janvier 2002 ; tu sais ça, quand même ?

Dans la tête d'Émile, ça semblait gamberger.

— Depuis le 1er janvier 2002, répéta-t-il. Mais alors, on est le combien aujourd'hui ?

— Oh, mon gars, tu veux jouer avec mes nerfs, dit l'autre. Aujourd'hui, on est le 8 juillet 2003.

8 juillet 2003 ! Émile n'en revenait pas : 60 ans s'étaient écoulés depuis tout à l'heure, et non pas 44 comme il l'avait d'abord cru ; 60 ans depuis qu'il était monté dans la fusée et qu'il avait décollé de la Terre !

Il regarda celui qui lui demandait 1 ou 2 euros, puis, contre toute attente, il dit :

— Et les Allemands, ils ont quitté Belvédunes quand ? Au fait, ils sont bien partis au moins ? Je ne vois plus aucun soldat, ils sont donc bien partis...

L'autre prit un air affolé, se leva du banc, puis sans se gêner, s'adressant à un jeune couple en chemisette et short avec une poussette d'enfant qui arrivait vers lui, leur dit en montrant bien Émile du doigt :

— Faites gaffe en passant près de ce banc, le type qui y est assis est complètement cinglé !

Puis il partit d'un bon pas.

Au lieu de s'effrayer, le couple adressa au contraire à Émile un large sourire, le considérant certainement comme quelqu'un qui avait eu recours à une bien bonne ruse pour se débarrasser d'un casse-pieds.

Émile répondit à leur sourire, puis se mit à penser à sa situation qui était pour le moins inquiétante.

Il resta pour l'instant à contempler de son banc la mer qui montait, se rapprochant du sable sec de la plage comme soixante ans plus tôt, quand il avait pris le chemin de la fusée. Puis, il finit par se lever, et marcha jusqu'à l'hôpital. Celui-ci n'avait plus l'air en très bon état ; en tout cas, ses briques rouges n'avaient plus l'éclat qu'elles possédaient jadis. Émile décida alors d'aller faire un tour dans le centre-ville, de redécouvrir la cité où il était né. Il était quand même intrigué par tous les gens qu'il croisait. Ils n'avaient plus rien à voir avec les estivants des années 20, 30 ou même 40. Leur allure, leurs vêtements, tout était différent. Et puis, il y avait toutes les voitures étranges qui circulaient un peu partout en faisant beaucoup de bruit.

Les gens ne prêtaient pas spécialement attention à Émile, ne trouvant a priori rien de particulier à son allure générale. Mais il comprit très vite pourquoi quand il vit un couple qui s'affairait autour d'une énorme moto aux chromes rutilants. Comme pour les voitures, Émile ne connaissait pas la marque de cet engin impressionnant. Par contre, les deux motards portaient une tenue et un casque très proches de son équipement. À tel point que lorsqu'il passa près d'eux, ils lui firent un signe de la main, le considérant comme l'un des leurs. Voilà pourquoi personne ne s'étonnait de son apparence ; il ressemblait ni plus ni moins à un motard des années 2000.

Il gagna bientôt la rue Carnot, l'artère principale et commerçante de Belvédunes. À cet endroit, les voitures ne circulaient plus, et une foule de gens avançaient non seulement sur les trottoirs, mais aussi en plein milieu de la route. Émile trouva une explication à ce phénomène grâce à un panneau qui indiquait : "rue piétonne". Bien que cela n'existât pas en 1943, Émile n'eut pas de mal à comprendre de quoi il s'agissait exactement, en constatant que les piétons étaient vraiment maîtres des lieux.

Les boutiques qui agrémentaient la rue étaient assez différentes de celles du passé. Dans les années 20, 30 ou 40, il s'agissait surtout de magasins de luxe. Alors que maintenant on trouvait un peu de tout, même des magasins d'alimentation, et notamment des charcuteries qui répandaient des odeurs prenantes dans toute la rue. C'était principalement le cas de l'une d'entre elles qui avait mis en exposition sur le trottoir un étrange appareil, dans lequel des poulets littéralement empalés par des tiges de métal, semblaient se laisser dorer en tournant tout doucement. Ce genre d'appareil n'existait bien sûr pas du temps d'Émile qui trouva néanmoins cette invention fort judicieuse.

Il avança encore un peu plus dans la rue, et dans un recoin il découvrit un autre étrange appareil : une sorte de cabine munie d'un rideau sur laquelle était écrit PHOTOMATON. Toutes sortes de photos étaient exposées derrière une vitre à l'extérieur du photomaton. Étant donné celles-ci et le nom de l'étrange appareil, Émile en déduisit qu'il devait s'agir tout simplement d'une machine à se faire photographier.

Il y avait une glace près du rideau qui était tiré. Émile ne put s'empêcher de se regarder dedans, et blêmit. Le visage que lui renvoyait la glace, était en tout point semblable à celui qu'il avait vu le matin même dans celle de sa chambre d'hôpital, juste avant d'en sortir. C'était le même visage que celui de 1943. Or nous étions le 8 juillet 2003 ; Emile qui était né le 15 mars 1899, avait donc 104 ans. Pourtant, ce faciès de boxeur qu'il voyait dans la glace, était bien celui d'un homme de 44 ans ; c'était son visage du 8 juillet 1943. Émile avait fait un saut de 60 ans dans le futur sans gagner plus de rides qu'il n'en avait en 1943, sans que ses cheveux ne présentent la moindre trace de gris, ou même que son crâne ne se soit dégarni. Mais il en vint très vite à se dire que cela n'était finalement pas étonnant. Il était un voyageur du temps qui avait fait une incursion en 2003. Il était censé pouvoir repartir en 1943, sa véritable époque, celle de ses 44 ans. Mais de quelle manière pouvait-il entreprendre le voyage à l'envers ? Et de toute façon, ne valait-il pas mieux se retrouver à errer dans le futur, plutôt que de regagner une époque de guerre épouvantable ?

À la pensée de tout cela, Émile en eut le tournis, et crut qu'il allait avoir un malaise, d'autant qu'il marchait maintenant parmi une foule bruyante d'estivants. Mais il parvint à se reprendre, et arriva au bout de la rue Carnot. Il prit alors à droite ce qui était jadis la rue de la gare de chemin de fer, et arriva bientôt devant un bâtiment qui avait gardé malgré toutes les années passées exactement l'aspect de celle-ci, mais était devenu un casino. C'était du moins ce que l'enseigne qui s'étalait sur la façade de briques très XIXème siècle, annonçait.

Émile se demanda ce qu'était devenu le casino qu'il avait connu et qui se trouvait quelques rues plus loin. Mais il n'alla pas vérifier, et décida plutôt de repartir vers la plage. Il emprunta une rue qui le ramena au large trottoir, et à un panneau qui indiquait : Esplanade Guillaume Dutrel. En dessous il était mentionné deux dates : 1880 - 1959 ; puis encore en dessous était précisé : Maire de Belvédères - 1934 - 1953.

Émile se souvenait très bien de lui. Il en déduisit grâce à ce panneau que ce large trottoir portait le nom d'esplanade : encore un terme inconnu de lui.

Il reprit place sur un banc, et se mit à regarder les estivants passer. Il ne savait ce qu'il allait devenir. Il n'osait pas se rendre à son ancienne demeure. Existait-elle encore ? Et dans ce cas, qui pouvait bien y habiter ? Peut-être était-elle restée à l'abandon et était tombée en ruine comme l'ancienne usine ?

Émile se sentit soudain gagné par la faim. Il n'avait pas mangé depuis tôt ce matin... enfin le matin du 8 juillet 1943. Il resta à attendre ne sachant pas trop quoi. Il attendait en quelque sorte que le temps passe, ce temps qui s'était emballé pour le faire arriver en quelques minutes, peut-être quelques secondes en... 2003.

Il attendit ; et la journée passa, jusqu'à ce que l'obscurité arrive, jusqu'à ce que la soirée commence.

La journée avait été belle, chaude, comme l'avait été celle du 8 juillet 1943. Émile s'était distrait en regardant passer les gens, craignant à chaque fois qu'il voyait des motards, qu'ils viennent lui parler. Il y eut toutefois deux choses qui retinrent particulièrement son attention. La première fut que beaucoup de gens portaient cet espèce de pantalon de travail américain en toile bleue que l'on appelait blue-jean. Dans les années 40, ce type de vêtement était très peu usité à Belvédunes, alors que maintenant, tout le monde, femmes, hommes et enfants, semblaient l'avoir adopter pour simplement se promener. Ce qui l'étonna en second, et là, il eut vraiment de mal à en revenir, fut le fait suivant : il s'aperçut que beaucoup de personnes marchaient en gesticulant et en parlant seules, sans que quiconque aux alentours ne s'affole. Autrefois, un tel comportement aurait plus qu'inquiété ; alors qu'en 2003, cela paraissait absolument normal. Il était vrai que ces personnes au comportement étrange pour Émile, étaient toutes munies d'un petit appareil qu'elles tenaient tout contre une oreille. Émile en était venu à se dire que c'était peut-être là la clé de l'énigme que posaient pour lui ces individus très bizarres.

Il y eut beaucoup de monde qui défila sur l'esplanade alors que la nuit était tombée depuis longtemps. Puis, soudain, ce fut le désert ; Émile se retrouva seul sur son banc, complètement affamé, après avoir passé sa première journée de "vagabond du temps".

Heureusement pour lui, la fatigue fut bientôt plus forte que la faim. Alors, il se coucha sur le banc, comme tout vagabond, et s'endormit profondément sous un ciel admirablement étoilé, avec en fond sonore le bruissement de la mer.

 

***

 

Il fut cette fois réveillé sans ménagement par quelqu'un qui lui secouait l'épaule.

— Allez, debout ! fit une voix aux intonations rudes.

(la suite samedi prochain)

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