14/02/2009
Le spationaute (6ème épisode)
Épisodes précédents, rubrique "Feuilletons", colonne de gauche
Émile se redressa brusquement, puis presque automatiquement se mit en position assise sur le banc.
Il faisait jour, le soleil commençait à chauffer, et en face de lui il y avait deux individus coiffés d'une casquette noire, qui le regardaient durement.
En un éclair, tout lui revint en mémoire, du moins ce qui s'était passé la veille, et également le 8 juillet 1943.
— Police ! s'exclama alors l'un des deux individus à casquette, un grand mince au visage anguleux. Vous avez vos papiers ?
— Heu... non, je ne les ai pas, avoua Émile qui se les étaient fait confisquer soixante ans plus tôt par les soldats allemands venus l'arrêter.
—Vous ne les avez pas ? fit le policier, c'est très embêtant ça. Et vous habitez où ?
— 3, rue des platanes, répliqua aussitôt Émile.
Le deuxième policier, un petit rondouillard qui comme son collègue était vêtu d'un pantalon noir et d'une chemisette bleu pâle, intervint :
— Alors comme ça, vous habitez cette ville, et vous venez passer la nuit sur un banc ! Car je vous signale qu'il n'est que 6 h du matin. Apparemment, vous avez bien dormi sur ce banc ?
— Heu... oui, fit Émile qui ne pouvait rien dire de plus.
Il n'était bien sûr pas question qu'il raconte son incroyable aventure ; du moins pas maintenant. Il verrait par la suite, selon la tournure que prendraient les événements.
Les deux policiers se regardèrent, puis, comme s'il leur suffisait de communiquer par la pensée, ils hochèrent en même temps la tête, et ce fut celui au visage anguleux qui annonça :
— Bon, on va vérifier cela, vous allez nous suivre.
— D'accord, fit Émile, très coopérant.
Il se leva du banc, et suivit les deux policiers jusqu'à une voiture blanche qui était garée juste à côté.
Il prit place à l'arrière, et la voiture démarra. Émile n'eut pas besoin de les guider, ils connaissaient forcément la ville. Par contre, ce fut lui qui ne reconnut pas son quartier, ni même la rue des platanes, ces derniers ayant par ailleurs disparu. La voiture de police s'arrêta devant une maison qu'il reconnut toutefois comme étant bien celle où il avait vécu 44 ans de sa vie. Il en fut de même pour celles de ses voisins de gauche et de droite. Mais, pour ce qui était de celle de son voisin d'en face qu'il avait soupçonné en... 1943, d'être celui qui l'avait dénoncé, elle n'existait plus. À la place, il y avait un petit immeuble de trois étages. Mais ce genre d’habitation semblait avoir cours dans cette rue, et avait remplacé plusieurs des maisons d'autrefois. En sortant de la voiture de police, Émile put s'apercevoir qu'il y en avait par ailleurs quatre qui occupaient l'ancien pré où avait atterri le parachutiste anglais soixante ans plus tôt, constituant ainsi une petite résidence.
Ce ne fut donc pas sans un pincement au coeur qu'Émile poussa la barrière de sa maison, et marcha sur les dalle qui traversaient le devant agrémenté de graviers rouges, et menait jusqu'à la porte dont la sonnette n'avait pas changé malgré toutes les années écoulées.
Il appuya sur cette sonnette sous l'œil intrigué des deux policiers, sans même penser à la suite des événements qui risquaient fort d'être rocambolesques. Pour l'instant, il était trop ému par ce retour chez lui, pour seulement réfléchir au fait qu'il ne pouvait plus être accueilli qu'en parfait étranger.
Ce fut en effet le cas quand la porte s'ouvrit, et qu'apparut en robe de chambre, une femme brune et bien en chair d'une cinquantaine d'années, qui ne devait pas être réveillée depuis longtemps.
Elle regarda Émile d'un air étonné, et demanda :
— C'est pourquoi, monsieur ?
Le policier au visage anguleux intervint aussitôt.
— Ce monsieur nous a déclaré qu'il habitait ici, dit-il à la femme qui écarquilla les yeux.
— Comment ? s'étonna-t-elle. Mais je ne le connais pas. Par contre, je peux vous certifier que mon mari et moi-même avons acheté cette maison il y a trente ans.
— À qui ? s'enquit aussitôt Émile.
— Eh bien, à un certain monsieur Sajot.
— Sajot ! s'exclama Émile, mais c'était, enfin c'est le nom de mes cousins qui habitaient vers Paris. Forcément, après ma disparition, la maison a dû leur revenir.
Le policier au visage anguleux mit alors sa main sur l'épaule d'Émile.
— Bon, ça va comme ça, fit-il. Vous allez venir avec nous au poste !
Émile tenta de s'expliquer :
— Mais, mais, je suis monsieur Rivet, Émile Rivet ! s'écria-t-il.
— Rivet ? fit la femme, ah, ça me dit vaguement quelque chose ce nom... mais quoi, exactement ?
— Ne vous cassez pas la tête avec ça, madame, fit le policier au visage anguleux, monsieur va nous suivre au poste.
Désespéré, Émile s'apprêtait à obtempérer docilement, quand il entendit crier :
— Monsieur Rivet, mais c'est pas possible, c'est monsieur Rivet !
Tout le monde sursauta, et Émile vit dans la cour de la maison de droite, séparée de la sienne par un simple grillage, un vieillard d'au moins 80 ans qui se tapait le front d'incrédulité.
— Vous connaissez ce monsieur ? demanda le policier au visage anguleux.
— Mais oui, fit le vieillard. C'est monsieur Rivet. Mais... mais, monsieur Rivet, tout le monde a cru que les Allemands vous avaient fusillé en 1943. Il y a même votre nom sur le monument aux morts : "Émile Rivet, mort pour la France, fusillé par les Allemands le 8 juillet 1943". Ça a fait tout juste soixante ans hier. Mais comment êtes-vous vivant ? Et en plus avec la même tête qu'en 1943 ! Je vous ai tout de suite reconnu. Vous paraissez toujours avoir 44 ans, alors que vous en avez...
— 104, fit Émile, non sans émotion. Et au fait, si je peux me permettre, monsieur, vous êtes...
— Gilbert Vilbert, le fils de Joseph Vilbert avec qui vous étiez très ami. J'avais 22 ans en 1943. J'ai hérité de la maison de mes parents après la mort de ma mère il y a 15 ans ; mon père, lui, est mort en 1977.
— Ah oui, fit Émile en regardant le vieillard de 82 ans, voûté, perclus de rhumatisme qui lui parlait, et en essayant de se remémorer le jeune homme de 22 ans qu'il avait très bien connu en... 1943.
Les deux policiers paraissaient totalement déphasés, compte tenu des événements. Mais le grand au visage anguleux reprit assez vite en main la situation en déclarant au vieillard :
— Bon, monsieur, je crois que vous allez devoir nous accompagner également au poste.
Puis, revenant à la femme brune qui paraissait égarée, il dit :
— Vous aussi, madame, vous allez venir avec nous, pour... une simple vérification.
— Mais attendez donc que je me prépare, fit la femme brune.
Le policier secoua la tête.
— Non, madame, vu la gravité de la situation, vous pouvez venir en robe de chambre.
Comme la femme tentait de protester, le petit gros vint au secours de son collègue en déclarant :
— Oui, madame, la situation est plus que grave, elle est extrêmement grave ; alors, il vous faut venir immédiatement, si besoin en robe de chambre.
***
L'interrogatoire d'Émile, de son voisin et de la propriétaire de ce qui avait été sa maison, dura toute la matinée. Pour cela, se relayèrent tour à tour, un commissaire, deux lieutenants de police, et trois agents.
Et dès l'après-midi, il y eut une réunion dans le bureau du commissaire qui était entouré des deux lieutenants ayant participé à l'interrogatoire, avec le maire de Belvédunes à propos de l'incroyable affaire qui concernait sa commune.
— Eh bien, il ne manquait plus que cela, soupira le maire, un sexagénaire de forte corpulence, d'habitude très jovial, mais qui pour l'heure était plutôt taciturne. Quand je pense qu'il a son nom sur le monument aux morts ! Comment faire maintenant ?
— Ce n'est peut-être pas là le plus important, hasarda le commissaire, un homme frisant la cinquantaine, aux cheveux gominés et aux sourcils broussailleux. Le fait qu'il nous arrive d'un coup de 1943 après être monté dans une fusée allemande, c'est quand même quelque chose de beaucoup plus embarrassant.
Le maire haussa doucement les épaules.
— Que voulez-vous que je vous dise ? fit-il comme anéanti par mille malheurs. Il y a bien des archives à la mairie faisant état de travaux mystérieux qui auraient été entrepris par les Allemands dans ce qui était à l'époque l'usine des Dunes. Il y a bien également le témoignage de quelques personnes qui auraient justement vu le 8 juillet 1943 aux alentours de 10 h du matin, un drôle d'engin s'élever vers le ciel du côté de "Terminus". Mais à ce propos, on avait toujours pensé qu'il s'agissait de l'expérimentation d'une V1 ou même d'une V2, ces terribles engins qui ont causé bien des dégâts en Angleterre dès l'année suivante.
Le commissaire s'agaça.
— Bon, concrètement, fit-il d'une voix excédée, que comptez-vous faire ?
Le maire haussa de nouveau ses épaules.
— Je pense, souffla-t-il, qu'il faut s'en remettre à la voie hiérarchique. Prévenir le sous-préfet, qui préviendra le préfet, qui préviendra...
— Qui préviendra le ministre, coupa le commissaire, qui préviendra le Premier ministre, et ainsi de suite...
— Que voulez-vous faire d'autre ? dit le maire en haussant pour la troisième fois ses épaules.
Le commissaire acquiesça, ainsi que ses deux lieutenant .
***
Émile passa cette nuit-là au commissariat. Il avait pu prendre un repas en découvrant que la cuisine des années 2000 était en tout point semblable à celle des années 40, le rationnement en moins. À ce propos, on lui apprit que la Seconde Guerre mondiale s'était terminée en 1945, qu'il y avait eu un débarquement en Normandie et non pas dans le Nord-Pas-de-Calais en juin 1944, et que suite à cela, Belvédunes avait été libérée le 3 octobre de la même année.
On avait logé Émile le mieux qu'on l'avait pu, et au petit matin, on lui dit que l'on allait le conduire à Paris. Une automobile arriva en effet dans le milieu de la matinée, avec à son bord, deux individus qui ne lui adressèrent pratiquement pas la parole de tout le voyage. Une fois à Paris, on le conduisit d'abord dans un grand bâtiment où plusieurs personnes l'interrogèrent pendant une bonne heure, et ensuite à un hôpital où, comme en 1943, on pratiqua sur lui un tas d'examens.
Trois jours plus tard, dans un lieu secret de la capitale, se déroula une réunion qui fit se rassembler un général d'armée de terre, un général d'aviation, un amiral, un agent des services secrets, et un mystérieux individu, petit, au crâne dégarni, et à la fine moustache rousse.
Tous ces personnages étaient réunis autour d'une table rectangulaire dans une pièce austère, assez sombre, car d'épais rideaux avaient été tirés devant chaque fenêtre.
(la suite samedi prochain)
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