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17/02/2009

L'homme immobile

Il y a une trentaine d’années, j’ai passé un hiver à Avignon. J’habitais dans la vielle ville, derrière la place Pie, près de la rue de la Pyramide.

Je louais un studio dans un immeuble ancien. Et lorsque j’en sortais, je voyais toujours, se tenant immobile sous le porche de celui d’en face, un homme d’une quarantaine d’années, à la chevelure brune assez fournie, vêtu d’un manteau chiné.

Il avait une attitude pour le moins singulière. Il semblait attendre, tout en gardant les yeux rivés au sol. Il se tenait là par n’importe quel temps, et l’on eût pu croire qu’il ne quittait jamais cet endroit.

Plusieurs fois j’ai été tenté de l’aborder, mais je n’ai jamais osé. J’ai quitté Avignon à l’arrivée du printemps, et je me souviens que le jour de mon départ, l’homme étrange se tenait comme toujours à son poste.

Par la suite, j’ai souvent pensé à lui, m’interrogeant à son sujet.

Or, il se trouve que j’ai eu l’occasion de retourner à Avignon il y a un mois afin d’y accomplir une démarche. Après m’être acquitté de celle-ci, mes pas m’ont amené presque automatiquement jusqu’à la rue où j’avais vécu. J’ai tout de suite reconnu l’immeuble où j’avais séjourné, mais aussi celui d’en face.

L’homme mystérieux ne se trouvait plus devant, ce qui m’a paru presque insolite dans un premier temps. Je suis resté immobile, comme si j’attendais qu’il sorte, et se place sous le porche, les yeux fixant le macadam du trottoir. Au bout de peut-être cinq minutes, ça a été plus fort que moi ; j’ai traversé la rue, et ai poussé la porte de l’immeuble. Je suis arrivé dans une entrée où se répandait une odeur de renfermé. Et comme si quelque force étrange m’avait guidé, j’ai sonné à une porte se trouvant sur ma gauche.

Je suis alors demeuré à attendre, un peu oppressé. J’ai fini par entendre un grincement produit de toute évidence par une clé tournant dans la serrure qui avait fait son temps. La porte s’est d’abord entrouverte, puis petit à petit, est apparu le visage d’une vieille dame aux cheveux de neige.

— Ah, c’est vous, entrez donc, m’a-t-elle dit.

Sans chercher à comprendre, je me suis exécuté. Je suis entré dans une pièce parfaitement en ordre, où régnait une forte odeur d’encaustique. D’après l’ameublement, il s’agissait du séjour.

J’ai regardé la vieille dame qui était largement octogénaire, et j’ai demandé :

— Mais vous semblez me connaître ?

La vieille dame a hoché la tête.

— Bien sûr, je vous ai souvent vu sortir de l’immeuble d’en face.

Je n’en revenais pas.

— Mais cela fait au moins trente ans que j’en suis parti.

— Je sais, mais je ne vous ai pas oublié. Comme je n’ai pas oublié tous ceux qui habitent aux alentours. Après tout, il faut que je reste bien attentive, que j’observe et que j’enregistre tout. On ne sait jamais.

J’étais à la fois perdu et angoissé. Alors, comme pour m’apaiser, je suis allé droit au but :

— Au fait, le monsieur qui se tenait toujours sous le porche…

— Léon ? a fait la vieille dame.

— Heu… oui.

La vielle dame a soupiré :

— Il a disparu il y a plus de vingt ans. À mon avis, il s’est aventuré dans la rue, a quitté le porche. Il ne fallait pas, il ne fallait surtout pas !

— Mais pourquoi ?

— Parce que c’était un ordre !

— Mais un ordre de qui ?

— De ceux qui sont venus… une nuit.

— Mais de qui me parlez-vous exactement ?

— Eh bien, des créatures. Des créatures venues sans doute de très loin.

— Quand même pas d’une autre planète ! ai-je tenté de plaisanter.

La vieille dame a hoché de nouveau la tête.

— Allez donc savoir…

Puis un silence pesant s’est abattu dans la pièce, et je l’ai rompu en demandant :

— Mais, vous n’avez pas prévenu la police de la disparition de… Léon ?

La vieille dame a eu un air affolé.

— Mais vous n’y pensez pas ! Jamais on ne m’aurait cru, et j’aurais été prise pour une folle. Vous savez, lorsqu’on a vécu certains événements, il faut savoir se taire, tout garder pour soi. Sinon, on s’expose à de graves ennuis.

Puis la vieille dame m’a regardé avec une certaine compassion, et m’a dit :

— Vous n’auriez pas dû venir. Puis, je n’aurais pas dû vous ouvrir. Et surtout, je n’aurais pas dû vous parler de tout cela.

— Mais pourquoi ?

La lèvre inférieure de la vieille dame s’est mise à trembler.

— Parce qu’il risque de vous arriver ce qui est arrivé à Léon, bien sûr !

Je me suis senti blêmir. Puis j’ai décidé de prendre congé, et me suis hâté de sortir.

J’ai traversé l’entrée sentant le renfermé, et ai ouvert la porte de l’immeuble.

Alors, tout naturellement, je suis demeuré immobile sous le porche, fixant le macadam du trottoir. Je ne sais pendant combien de temps je suis resté ainsi, mais soudain, je me suis arraché à ma torpeur, et usant de toute ma volonté, j’ai décidé de traverser la rue, d’oser m’aventurer hors du porche.

Je ne puis exactement décrire ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Enfin, si ; je dirai simplement que ça fait une sale impression de sentir son cœur s’arrêter de battre.

 

 

Patrick S. VAST - février 2009

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