02/05/2009
Le chat qui boite
2009
Il est certainement arrivé au cours de la nuit du solstice d’été. En tout cas, on l’a découvert au matin ; clopinant sur trois pattes, mais sachant prendre de la vitesse quand il le faut ; quand des garnements se mettent à le courser.
Il erre maintenant depuis deux jours dans le village encombré de 4X4. Les habitants le regardent d’un drôle d’œil et beaucoup évitent même de signaler sa présence ; comme si son arrivée n’était pas bon signe, qu’il pourrait porter la poisse. Il faut dire qu’il est noir ; alors un chat noir qui boite… superstitions ancestrales ? Allez savoir.
Quand il l’a vu, Bernard Lesage, le maire du village, un bedonnant au visage couperosé de 68 ans, a tiré une drôle de tête.
Et on l’a même entendu dire à son adjoint, Jacques Leseille, un homme du même âge que lui et également bedonnant et couperosé :
— La présence de ce chat ne me plaît pas.
— Eh bien, a plaisanté Leseille, prend donc un arrêté d’expulsion.
Le maire a haussé les épaules, et son adjoint l’a laissé sur la place du village.
Une fois chez lui, ce dernier a dit à sa femme, Annette, une matrone tout en chignon ayant atteint également ses 68 printemps :
— Jacques est tout pâle à cause du chat qui boite
Sa femme a secoué nerveusement la tête en disant :
— Il n’a peut-être pas tort.
Son mari s’est mis à rire, puis s’est versé un grand verre de rouge qu’il a bu cul sec.
****
1959
Sur la place du village, deux motos rouges tournaient en rond en pétaradant à qui mieux mieux, comme pour déclarer la guerre à la moindre quiétude qui aurait eu l’audace de vouloir s’installer.
Les villageois en avaient l’habitude ; mais surtout ils n’osaient rien dire, puisque sur l’une des motos, il y avait Bernard, le fils de Clovis Lesage, le maire du village. Mais aussi, sur l’autre, il y avait Jacques Leseille, le fils du boucher, qui installait toujours sur son porte-bagages, Annette, la fille du boulanger.
Les trois jeunes gens avaient 18 ans, et prenaient un malin plaisir à faire du bruit avec leurs engins. Mais s’ils n’épargnaient aucun villageois pour ce qui était de leur casser les oreilles, leur bouc émissaire était quand même bien Germain, un vieux boiteux de 68 ans.
Et ce jour-là, pour ne pas faillir à leur habitude, quand ils en eurent assez de tourner autour de la place, ils allèrent faire pétarader leurs motos sous la fenêtre du vieux qui habitait à la sortie du village.
Bientôt, comme ils l’espéraient, complètement excédé, le vieux sortit de chez lui et les invectiva en vain, tant le boucan des moteurs noyait ses paroles, annihilait le son de sa voix.
Ils partirent cependant très vite en riant et en faisant rugir encore un peu plus leurs mécaniques.
Germain pouvait alors espérer être tranquille un moment.
Il le fut même jusque dans la nuit où il fut réveillé par un bruit de verre cassé. Il se leva, et arriva en chemise de nuit dans sa cuisine où il constata que la vitre de la fenêtre était brisée. En ramassant une pierre près de la table, il comprit tout de suite ce qui s’était passé et à qui il devait ce désagrément.
Il sortit à tout hasard, et tressaillit en découvrant une masse sombre devant la porte.
Il se baissa, et les larmes aux yeux, souleva après l’avoir saisi par les poils du cou, son chat Rodolphe, un magnifique matou noir. Il avait été assassiné sans pitié, et là encore, le vieux Germain connaissait les coupables.
On pense que le lendemain il s’était rendu à l’écart du village pour enterrer son chat, puisque c’est là, près de la rivière, qu’un promeneur l’avait découvert mort, étendu sur un chemin.
Les gendarmes étaient arrivés sur les lieux, accompagnés du maire.
Et celui-ci avait montré du doigt un talus qui surplombait le chemin en disant :
— Il a dû tomber du talus, et venir se casser le cou sur le chemin. Avec sa patte folle, ce n’est pas étonnant.
L’adjudant de gendarmerie avait hoché la tête, et la thèse de l’accident fut retenue sans que quiconque n’émette la moindre objection.
Des cousins de la ville étaient venus au village pour enterrer le vieux Germain, puis étaient repartis très vite. Bientôt, on apprit que la maison du défunt était à vendre pour un prix dérisoire, et le boucher l’acheta pour y installer son fils qui devait épouser au plus vite la jeune Annette enceinte de lui.
Les années passèrent, et plus personne, ou presque, ne se souvenait de Germain, le vieux boiteux.
***
2009
Bernard Lesage roule vers le village au volant de son 4X4. Il n’est plus qu’à trois kilomètres. Il est très contrarié, et pense vraiment à se débarrasser du chat qui boite. Il y pense même intensément, lorsque contre toute attente, d’un coup, juste devant, il voit un chat noir qui traverse la route en clopinant. Lesage n’en espérait pas tant. « Pour s’en débarrasser, il va s’en débarrasser du chat ! » Il appuie sur l’accélérateur, et fixe la route. Il va atteindre sa proie, quand soudain il sent que son véhicule échappe à son contrôle. Obnubilé par le chat, il en a oublié qu’il allait aborder un virage dangereux, qu’il vaut mieux prendre à vitesse modérée. Mais il est trop tard, il dérape, et son 4X4 fonce droit sur un pylône, où il va se fracasser.
Après le bruit assourdissant que cela a produit, le calme revient dans la campagne où le chant discret des oiseaux offre une douce mélopée.
Le 4X4 fumant est encastré dans le pylône, et coincé derrière le volant qui a perforé sa bedaine, Lesage se tient assis, le visage maculé de sang, le regard empreint d’une expression d’horreur, complètement inerte, mort sur le coup.
***
Il y a bien sûr eu beaucoup de monde aux obsèques du maire. Et de retour chez lui, Jacques Leseille prend un air grave pour dire à sa femme :
— On n’a pas vu le chat qui boite ces derniers temps.
— Tu ne vois vraiment pas clair ! réplique Annette. Il a traversé la place quand on entrait dans l’église.
Leseille ravale difficilement sa salive, puis va s’installer à la table de la cuisine.
— Sers-moi donc un coup de rouge ! dit-il à sa femme.
— C’est tout ce que tu penses à faire ! s’exclame celle-ci.
Leseille hausse les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Écoute, dit Annette, il faut se débarrasser du chat qui boite. Tu es un fameux chasseur. Tu ne rates jamais un lièvre. Alors, tu peux venir facilement à bout d’un chat. Surtout un chat qui boite.
Un sourire apparaît sur la face couperosée de Leseille.
— T’as raison, ma Annette, dit-il, t’as raison, je vais liquider le chat. D’ailleurs, ce n’est pas le premier que je vais liquider. Hein, tu te souviens ma Annette, il y a 50 ans…
Leseille s’arrête aussitôt, car sa femme vient de lui lancer un regard courroucé.
***
Il est bientôt minuit. Leseille veille avec son fusil posé sur la table de la cuisine. Il a vidé au trois quarts un litre de rouge, et somnole.
Il sursaute quand soudain sa femme déclare :
— Bon, je n’en puis plus, je vais monter me coucher. Je ne crois pas qu’on verra le chat cette nuit.
— On ne sait jamais, dit Leseille d’une voix pâteuse. Je vais encore monter un peu la garde.
Sa femme s’en va en hochant la tête, et Leseille repique aussitôt du nez.
Il se réveille de nouveau, quand il croit avoir entendu un miaulement. Il se saisit aussitôt de son fusil, et se lève de sa chaise. En chasseur avisé, il dresse l’oreille. Bientôt il entend un second miaulement qu’il localise à l’étage. Annette est forcément en danger ; il n’a pas un instant à perdre. Il monte l’escalier, puis arrive sur le palier du premier. Il voit aussitôt la porte entrouverte du cagibi où Annette range le linge. Il devine une présence à l’intérieur. Le chat, c’est là qu’il se trouve. Mais il est fichu, Leseille ne peut pas le louper dans un cagibi. Il épaule son fusil, quand il entend un nouveau miaulement. Il se met à trembler, son visage couperosé s’inonde de sueur. Et quand dans un grincement, la porte du cagibi s’ouvre davantage, il n’hésite pas et tire… une fois, puis deux.
Complètement tétanisé, il entend un cri qui n’a rien d’un miaulement, et pour cause, il s’agit d’un cri humain. Il sort de sa torpeur, appuie sur le commutateur du cagibi, et les yeux exorbités d’horreur, découvre Annette allongée au milieu de ballots de linge, sa robe à fleurs maculée de sang.
Il s’agenouille près d’elle, et ne peut que constater qu’elle est tout ce qu’il y a de plus morte. Leseille ne comprend plus rien. Que faisait sa femme dans le cagibi, avec la lumière éteinte ? Elle lui avait dit qu’elle allait se coucher, et non pas trier du linge, en plus dans l’obscurité. C’est à ne rien y comprendre. Et le chat, où est-il ? Leseille l’a pourtant bien entendu miauler. Mais il a beau regarder dans le cagibi, il ne le voit pas. C’est vraiment à ne rien y comprendre.
Alors très abattu, Leseille sort du cagibi, descend l’escalier avec son fusil à la main. Passe par la cuisine pour recharger son arme, et va s’installer dans un fauteuil de la salle à manger. Tout ça, c’en est trop pour lui ; oui, vraiment trop. Il se fourre le canon de son fusil dans la bouche, et appuie sur la détente. Le bruit de la détonation résonne pendant quelques secondes dans la pièce. Puis on entend un miaulement, et tout en clopinant, le chat noir apparaît. Il ignore Leseille dont la tête est déchiquetée, immobile dans son fauteuil devant un mur éclaboussé de sang et de fragments de cervelle, et furette un peu partout dans la pièce, s’y promène comme s’il faisait le tour du propriétaire.
Quand il en a assez, il s’en va par une chatière toute rouillée, et tandis que de différents points du village on accourt vers la maison de Leseille, il prend la route dans la nuit, tranquillement sous les étoiles, en clopinant sur ses trois pattes valides.
Patrick S. VAST - Mais 2009
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