Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/07/2007

Conditionnement

334adc71b0e6f78fabc2c1be09bb5cb9.jpg17 h. Quand le voyant vert s’alluma, l’Express supersonique Madrid-Paris s’élança sur ses rails. Dans l’habitacle pressurisé de ce train à la dernière mode, avaient pris place quinze personnes, solidement attachées à leur siège. Elles en avaient pour une heure de trajet, qu’il fallait passer comme on le pouvait. Les voyages en train étaient devenus difficiles depuis qu’un décret mondial avait formellement interdit que l’on écoute de la musique, et qu’une ordonnance européenne s’en était prise à la lecture, dont la pratique était désormais passible de dix années de rééducation civique. On ne pouvait pas davantage se distraire en regardant le paysage, compte tenu de la très grande vitesse à laquelle le train roulait. Alors, il ne restait plus qu’à se laisser aller à rêvasser, ce que beaucoup se résolvaient à entreprendre.

Il y avait un voyageur pour qui cela n’était cependant pas possible. Il s’appelait Jiorg, était âgé de 33 ans, et comme de plus en plus de Terriens, il souffrait d’une atrophie de la pensée. S’il pouvait utiliser cette fonction pour des actes quotidiens et fonctionnels, il lui était par contre impossible d’avoir recours à cette fameuse rêverie qui était tant utile pour passer une heure dans un train dépourvu d’autres moyens de distraction. Lorsqu’il s’y essayait, un écran totalement blanc apparaissait dans son esprit, et cela le crispait et le fatiguait énormément.

Mais ce soir-là, il avait décidé de remédier à ce problème. En ayant économisé sur son salaire du mois écoulé, il avait pu s’acheter un stimulateur de pensées. Il s’agissait de deux électrodes reliées à une petite boîte portée autour du cou, que l’on se fixait sur chaque tempe au moyen de minuscules ventouses.

Jiorg suivit scrupuleusement la notice de l’appareil, et très vite, il eut l’impression que son cerveau se remplissait de bulles ; puis une grande clarté se fit dans son esprit, et les premières pensées commencèrent à se former.

Il pensa tout d’abord à Yiona, son épouse. Il s’imagina en train de l’emmener lors de son prochain jour de congé, visiter le musée de l’Effort Continental Collectif, puis ensuite aller prendre une pilule-repas dans un lieu fréquenté par des membres de la Jeunesse Patriotique Unifiée, toujours très dynamiques et de très bonne compagnie.

Ensuite, Jiorg changea de pensée ; il se remémora ses grands-parents qui vivaient jadis à la campagne ; c’était juste avant le grand programme de Bétonnage Patriotique. Il se souvint aussi avec émotion de ses valeureux parents, qui avaient accepté, dans un élan civique, de mettre fin prématurément à leur vie quand il n’avait que dix ans, pour pouvoir offrir leurs corps à la science.

Puis soudain, ce fut à son travail qu’il pensa ; du moins à l’endroit où il l’exerçait. Il se vit dans le vaste bureau qu’il partageait avec Jiffran, son collègue. Celui-ci avait toujours la fâcheuse manie d’ouvrir en grand les fenêtres, et de se pencher, le corps à moitié dans le vide. Alors, emporté par une pensée fulgurante, Jiorg se découvrit en train de pousser Jiffran, afin de se débarrasser de lui, et de gagner ainsi un échelon hiérarchique supplémentaire.

Complètement effrayé, il ôta prestement les électrodes des ses tempes, et demeura haletant, décidé à ne plus jamais utiliser ce maudit stimulateur.

Seulement, une réalité s’imposa immédiatement à lui : il était condamné à crouler sous l’ennui le plus horrible ; car chaque jour de la semaine, il devait subir une heure de train pour se rendre à son travail, et une autre pour en revenir.

Dans un réflexe de formulation fonctionnelle, il décida d’utiliser les grands moyens.

Une fois chez lui, il annonça à son épouse qu’il allait s’absenter pour quelques jours. Celle-ci se contenta de hocher la tête, car elle s’apprêtait à se rendre à sa séance d’Affirmation Citoyenne Galvanisée, ce qui l’absorbait toujours énormément.

Et lorsque le lendemain, Jiorg fit part à son chef de service de son projet, celui-ci le félicita, et lui permit de quitter son entreprise aussitôt.

Ainsi, une demi-heure plus tard, Jiorg entra dans le Centre de Conception Mentale, dirigé par le Dr Davissen.

Ce dernier, un vieillard tout ridé d’une soixantaine d’années, l’accueillit avec enthousiasme dans son bureau, et lui dit :

— Mon cher ami, vous ne regretterez pas votre choix. Vous allez pouvoir vivre heureux, parfaitement heureux.

— Je n’en doute pas, fit Jiorg, tandis que son visage androgyne s’illuminait.

Puis il se laissa conduire par le Dr Davissen jusqu’à une immense pièce, au milieu de laquelle trônait une sorte de lit en plexiglas.

 

****

Le jour suivant, dans la matinée, un autobus quitta le Centre de Conception Mentale, avec dix personnes vêtues d’une combinaison blanche à rayures vertes à son bord. Parmi celles-ci, il y avait Jiorg qui, comme ses compagnons, gardait le regard à la fois fixe et vide.

Le bus gagna une usine, et s’arrêta devant. On fit descendre Jiorg et ses compagnons qui furent aussitôt pris en charge par des hommes en bleu.

Le Dr Davissen qui était installé près du conducteur, descendit à son tour du bus, et un homme très grand et chauve vint à sa rencontre.

C’était Barg Tallen, le directeur de l’usine. Il serra chaleureusement la main du docteur.

— Ah, mon cher Davissen, fit-il, j’espère que ce contingent-ci est aussi bon que le précédent !

— Pas de problème, fit le docteur, j’ai utilisé le même traitement.

— Ah ! s’exclama le directeur, quand je pense que nos ancêtres avaient cru trouver avec les robots la formule idéale ! Ils n’avaient bien sûr pas imaginé qu’un jour les pièces de rechange seraient hors de prix, qu’il faudrait en revenir à de la main d’œuvre humaine ; enfin, de la main d’œuvre humaine conditionnée par vos soins !

— Très juste, fit le docteur, et il est vrai que cette main d’œuvre ne va guère vous coûter cher : juste une pilule-repas par jour et par travailleur ; et quand on connaît le prix des pilules taïwanaises…

— Oui, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! conclut le directeur.

 

****

 

Jiorg et ses compagnons avaient gagné un atelier de l’usine, et se tenaient derrière une immense chaîne totalement automatisée. Leur travail consistait à remplir une grande caisse en fer avec des petites boîtes qui défilaient sur un tapis. Quand la caisse était pleine, ils la posaient sur un tapis annexe qui l’emmenait, tandis qu’un troisième tapis en apportait aussitôt une vide.

Les gestes de ces travailleurs étaient précis et très rapides, et totalement automatiques comme la chaîne. Et au fur et à mesure que le temps passait, si leurs yeux demeuraient fixes, une certaine lueur y passait : signe évident de bonheur.

Ils étaient très efficaces dans leur travail, car totalement débarrassés de cette manifestation parasite qu’est la pensée. Et en plus, ils allaient être capables d’effectuer durant treize heures continues ce travail répétitif, comme le prévoyait le règlement de l’usine, sans ressentir la moindre lassitude morale, et de ce fait physique, car le Dr Davissen les avait généreusement affranchis pour toujours, de ce que l’on appelle communément… l’ennui.

Commentaires

Quelle horreur! Mais bravo pour le style et les idées! Moi qui rêve parfois de débrancher mon cerveau...ça m'a passé l'envie! Merci!

Écrit par : enriqueta | 30/07/2007

On peut toujours s'évader, mettre sa pensée de côté ; dans la mesure où l'on contrôle totalement la situation, ce n'est pas un problème. Le problème, c'est quand le décervelage commence, et il commence toujours de façon insidieuse.

Écrit par : Patick S. VAST | 31/07/2007

Euh.... excuse-moi... ça se passe en quelle année? car je voudrais savoir si j'aurai le temps de lire tous mes bouquins en retard, et d'écouter tous les CDs que je n'ai pas encore achetés....

Sinon c'est très bien fait, et ça m'a presque autant donné la chair de poule que «Le Meilleur des Mondes»... que j'avais lu à l'âge de 15-16 ans!
Parce que malheureusement quand on «dissèque» ton texte on se rend compte qu'on n'en est pas si loin quelquefois..

Écrit par : sister for ever | 31/07/2007

Bonsoir Sister for ever, content que ce texte t'es plu. L'époque ? Lointaine, en espérant qu'elle n'arrivera jamais. Seulement, la vigilence peut commencer dès maintenant, car comme tu le dis très bien, on n'en est pas si loin...

Écrit par : Patick S. VAST | 31/07/2007

Les commentaires sont fermés.