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04/08/2007

Une haine éternelle

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C’était un petit patelin de Géorgie ; du Sud profond ; celui qui arborait le Dixie flag, et vénérait encore et toujours Robert Lee, le général confédéré.

Et pour garder la tradition ségrégationniste, il y avait le KKK local, le Ku Klux Klan dirigé par Rob Wilson, le shérif, avec comme bras droit, Ted Williams. Ce dernier était un gars de 25 ans, camionneur de métier, mais qui ne pouvait garder un job très longtemps à cause des litres de Budweiser qu’il avalait chaque jour, et qui lui avaient valu plusieurs accidents sérieux. Mais il n’avait jamais eu vraiment d’ennuis grâce aux bons offices du shérif.

Ce Ted Williams en voulait tout particulièrement au Barrel club, et avait d’ailleurs menacé de le faire sauter plusieurs fois. Il faut dire que c’était un endroit fréquenté pratiquement que par les Noirs de la ville, et où se produisaient des artistes appartenant à cette communauté.

Il y avait pourtant un jeune Blanc qui s’y rendait régulièrement ; un dénommé Rudy Camps, qui n’avait même pas atteint ses 18 ans, mais que le portier de la boîte laissait entrer quand même, trop content de voir un blanc-bec qui s’était entiché du blues.

Mais en vérité, plus encore que de la musique dont il était, il est vrai, plutôt dingue, Rudy s’était surtout entiché de Wanda Clay, la chanteuse qui se produisait au Barrel depuis plusieurs semaines.

Il avait poussé l’audace jusqu’à aller lui déclarer sa flamme, ce qui avait bien fait rire Wanda, qui elle avait 22 ans, et se demandait ce qu’elle pourrait bien faire d’un jeune blanc-bec. D’autant que les parents de Rudy étaient des ségrégationnistes convaincus, et que Ted Williams voyait d’un très mauvais œil que le descendant d’un colonel sudiste, face du gringue à une chanteuse de blues noire.

Et ce samedi soir-là, tandis qu’il marchait vers le Barrel, Rudy tomba sur Ted qui était accompagné d’une dizaine de ses comparses dans leur tenue de fantôme de carnaval, l’uniforme du Klan, dans lequel il y avait peu, certains avaient pendu des Noirs sans défense aux branches d’un arbre.

Ted pria Rudy de dégager s’il tenait à sa peau. Comme ses sbires encagoulés et portant leur chasuble blanche tenaient fermement dans leurs mains des battes de bass-ball, Rudy préféra ne pas insister.

Mais il resta toutefois dans le coin, ce qui lui permit un petit quart d’heure plus tard, d’entendre une terrible explosion.

Il se dépêcha d'aller voir ce qui se passait, mais tomba très vite sur la bande de Ted Williams qui partait en courant. Il comprit tout de suite que l’amateur de Budweiser avait mis sa menace à exécution, et il se jeta sur lui en l’insultant.

Mais Ted qui était un colosse, se dégagea sans peine, et l’envoya rouler par terre, tout en ordonnant à sa bande de lui faire sa fête.

Alors, les coups de battes se mirent à pleuvoir sur Rudy, et ça ne s’arrêta que lorsqu’il cessa de se plaindre.

Ted qui avait le sourire, le perdit cependant assez vite, quand il put constater que Rudy baignait inerte dans une mare de sang, et qu’il était tout ce qu’il y a de plus mort.

Il leva les yeux, et vit tout près, un jeune Noir d’une dizaine d’années, qui avait suivi la scène, et restait maintenant complètement tétanisé. Ted qui avait fiché pratiquement tous les Noirs de la ville, reconnut Charly, le plus jeune frère de Wanda, la chanteuse de blues.

Il plongea la main sous son blouson, et sortit un colt. Le jeune Noir partit en courant, tandis que Ted tendait le bras pour le viser. Mais un bruit de sirène qui était à coup sûr celle de la police appelée à cause de l’explosion, lui fit renoncer à abattre le gosse.

Il estimait que lui et sa bande avaient fait assez de conneries pour ce soir, et qu’il valait mieux ne pas créer trop d’embarras à son copain le shérif.

 

****

 

Mais celui-ci s’en tira fort bien. Pour l’explosion du Barrel club qui avait fait cinq morts et une cinquantaine de blessés, dont le chanteur qui remplaçait Wanda ce soir-là, il mit cela sur le compte d’un conflit entre deux bandes rivales de malfrats noirs. Et pour Rudy, il dit que ce devait certainement être des extrémistes qui avaient voulu se venger en s’en prenant au descendant d’un brillant soldat de l’armée confédérée.

Pour les deux affaires, il n’alla pas jusqu’à arrêter des innocents, comme cela lui était déjà arrivé, mais il promit de s’activer pour dénicher les coupables.

Les parents de Rudy enterrèrent leur fils, et devinrent plus racistes que jamais, en prenant bien soin de saluer Ted Williams à chaque fois qu’ils le voyaient, compte tenu des paroles de réconfort qu’il avait eues pour eux lors de la cérémonie à l’église de la ville.

Et quant à Wanda, après que son petit frère lui eut tout raconté, elle avait éclaté en sanglots, en pensant avec tristesse à Rudy, qui aurait été capable de l’écouter chanter le blues pendant toute une nuit.

Puis elle avait serré son petit frère contre elle, consciente qu’ils étaient tous deux des miraculés de cette maudite soirée de haine.

 

****

 

1963

Ça tirait dur dans les rizières. L’Amérique avait envoyé ses Boys se battre contre le communisme qui, selon ses dirigeants, menaçait d’envahir la planète Terre.

Charly, le frère de Wanda, avait maintenant 20 ans. Il n’était pas là par conviction, mais comme beaucoup, par obligation.

Ces derniers temps, il s’était intéressé aux différents mouvements oeuvrant pour la communauté noire. Il avait écouté Martin Luther King, mais aussi Malcom X et Angela Davis et ses Black Panthers. Tout cela avait fait que le shérif l’avait compromis dans une embrouille à laquelle il était complètement étranger, pour le forcer à signer pour le Vietnam. Il avait essayé de fuir au Canada, mais la tentative avait échoué, et on lui avait donné à choisir entre les rizières et Alcatraz. Alors, il s’était résigné.

Cela faisait maintenant six mois qu’il pataugeait dans cette guerre qui n’était pas la sienne. Parmi ceux qui crapahutaient dans les marécages avec lui, il y en avait certains qui étaient au contraire bien convaincus. Charly les évitait, ne voulait même pas les voir. Il aurait sans doute dû agir autrement, cela lui aurait peut-être sauvé la vie.

En effet, un matin, tandis que ça canardait de tous les côtés, il fut fauché par une rafale de fusil-mitrailleur. L’homme qui avait tiré, avait le visage barbouillé de suie ; c’étaient les consignes de camouflage. Charly n’avait pas voulu se prêter à ce qu’il considérait comme une mascarade. Et c’est ainsi qu’il avait pu être reconnu par Ted Williams, qui lui était resté un parfait anonyme.

Quand ce dernier regarda le cadavre de Charly baignant dans l’eau au milieu de nénuphars, une effroyable expression de haine et de joie brilla dans son regard. Cela faisait dix ans qu’il attendait cet instant, depuis qu’il avait dû baisser son colt et ne pas tirer pour ne pas trop créer d’ennuis à son copain Rob Wilson.

C’était pourtant celui-ci qui l’avait obligé à s’engager dan l’armée, après que lui et ses acolytes eurent lynché toute une famille de Noirs habitant à l’écart de la ville, y compris le grand-père tétraplégique.

Le shérif avait expliqué au buveur de Budweiser, qu’avec Kennedy, les Noirs étaient de plus en plus protégés, et qu’il risquait bien cette fois-ci d’avoir quand même quelques ennuis.

 

***

 

Charly fut enterré avec les honneurs militaires, et le shérif qui avait pris place à côté du maire de la ville au cimetière, suivit la cérémonie avec un grand recueillement.

Wanda pleura beaucoup ce jour-là, mais après la bénédiction à l’église, elle avait préféré rentrer dans la maison de bois qui appartenait à sa famille depuis pratiquement un siècle, depuis qu’elle avait été donnée à son ancêtre tout juste affranchi.

 

****

 

1973

Le Barrel club avait été reconstruit depuis longtemps, et Wanda s’y produisait de temps en temps.

C’était le cas ce soir-là. La boîte était de plus en plus fréquentée par des Blancs, des vétérans du Vietnam pour la plupart. Aussi, le portier avait-il l’habitude de voir se pointer des quadragénaires chevelus et barbus, poussant les roues de leur fauteuil roulant.

Et quand Ted Williams arriva avec le sien, le portier accepta sans problème son billet de 1 $, et le laissa entrer.

Ted Williams avait sauté sur une mine vietcong peu de temps après avoir descendu Charly dans le dos. À croire qu’il existe peut-être une justice immanente. De se retrouver sans ses deux jambes l’avait terriblement déprimé, et ce n’étaient pas toutes les médailles qu’il avait reçues pour actes de bravoure qui lui avaient rendu son moral. Cela faisait donc 10 ans maintenant qu’il s’alcoolisait et se droguait à la cocaïne. Ce régime avait pour effet de ramollir son cerveau, et en plus, il lui arrivait de se retrouver avec un bras ou une main complètement paralysé.

Il y avait belle lurette qu’il avait envie de venir au club régler un ultime compte. Il n’avait plus rien à perdre maintenant, et n’attendait plus rien de la vie, mais plutôt de la mort.

À l’intérieur du club, il faisait un peu sombre, mais on y voyait suffisamment quand même.

Il s’approcha avec son chariot de la scène où Wanda, dans une robe de strass, chantait le blues en fermant les yeux.

Tranquillement, il plongea sa main droite à l’intérieur de son blouson, et en sortit un colt. Alors, il tendit le bras, et visa Wanda qui gardait les yeux fermés. Mais quand il voulut appuyer sur la détente, son index n’obéit pas, il était bloqué.

Il se mit à transpirer abondamment, jura à s’en damner, mais soudain, tout cessa pour lui. Un coup de feu retentit ; il tressauta, puis lâcha son colt, et demeura immobile dans son fauteuil.

Celui qui avait tiré, était un jeune Noir qui s’enfuit aussitôt. Il savait très bien qu’il venait d’empêcher le meurtre de Wanda, que c’était un cas de légitime défense. Mais avec un oncle qui avait été pendu à la fin des années 50 par des membres du Klan, et peu de temps avant, un ami qui avait fini sur la chaise électrique parce qu’il avait tué un Blanc qui voulait braquer sa boutique, il préférait ne pas essayer de plaider sa cause.

 

***

 

Wanda descendit de la scène, et se précipita sur Ted.

Alors, elle tressaillit, et commença à sangloter, en proie à une infinie tristesse.

Car bien plus que le fait que cet homme ait voulu la tuer, ce qui la troublait au plus profond de son être, c’était son regard. Bien que mort, il la regardait avec une horrible expression de haine. Oui, de l’enfer où Wanda pensait qu’il devait déjà se trouver, Ted Williams lui envoyait de la haine, une inextinguible haine, une haine éternelle.

Commentaires

Quelle terrible histoire! Et aussi quel talent!

Écrit par : enriqueta | 05/08/2007

Merci pour le compliment. Il est vrai que c'est une histoire pour laquelle j'ai mis le " paquet ". Mais il fallait que ce soit écrit de cette façon.

Écrit par : Patick S. VAST | 06/08/2007

Patrick,

Tu as un vrai sens du récit, pour mettre en scène deux des «taches» qui ont fait les heures sombres des Etats-Unis: le racisme dans toute son ampleur, et la guerre du Vietnam.

Pour le racisme, je ne suis pas sûre qu'en France nous ayons (en 2007 du moins) des leçons à donner aux Etats Unis. Les dérives sont toujours latentes, et il faudrait lire et relire des histoires comme les tiennes, et réfléchir à l'égalité réelle des chances en fonction de la couleur de la peau.

Pour le Vietnam.... là je crains qu'on soit loin d'en avoir terminé! et on renvoie le lecteur à ta note «Master of War», qui dit tout ce qu'il y a à en dire.

Allons, détendons un peu l'atmosphère: mes cousins américains (oui, j'en ai!) trouveraient à ton récit une invraisemblance flagrante. Ils douteraient qu'on puisse se pinter à la Budweiser, qu'ils considèrent comme de la pisse d'âne (nous on aime bien...).

Bravo pour ton talent, que je découvre depuis quelques semaines.

Écrit par : sister for ever | 07/08/2007

Bonjour Sister for ever, et merci pour les commentaires et surtout les compliments qui sont très importants pour moi. Oui, j'ai placé l'histoire dans le contexte américain des décennies 50/60/70. C'est sûr que de chaque côté de l'Atlantique les problèmes de racisme perdurent. Et la présence de Condolizza Rice aux USA et de ministres issus de l'immigration en France n'est là que pour faire illusion. Et de toute façon mes références sont Rosa Parks ou Angela Davis plutôt que Condolizza Rice. Quant au Vietnam, il s'appelle Irak de nos jours, avec quand même la conscription qui n'existe plus. Mais ne doutons pas que l'on doit avoir recours à certains procédés comme celui que connaît Charly dans la nouvelle, pour trouver des Boys " consentants ".
Pour ce qui est de la Budweiser, je n'en ai personnellement jamais bu. Je m'étais rivé sur cette marque à cause d'un roman de Stephen King où un type perd de plus en plus de poids, et donc sa bedaine qu'il avait surnommée " sa réserve ou sa cave... à Budweiser ".
Bonne journée.

Écrit par : Patick S. VAST | 07/08/2007

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