11/08/2007
Le clown d'Amsterdam
Le port d’Amsterdam scintillait de ses mille lumières nocturnes sous un ciel étoilé, trop large pour une lune d’été. L’air était moite et empreint de toutes les senteurs des étals des vendeurs de beignets.
Un homme marchait parmi des assoiffés qui étaient seuls dans leur ivresse lourde.
Il portait un costume de clown ; celui du clown blanc : la veste et le pantalon bouffant en strass, le tout souligné par un visage de plâtre.
Il arriva bientôt à hauteur d’un marin à la barbe grise, une casquette noire vissée sur le crâne.
— Goedenavond ! lança celui-ci.
— Bonsoir, répondit le clown.
— Ah, vous êtes Français, fit le marin. Moi, je suis Belge. Je comprends très bien votre langue, même si je suis d’Ostende.
Tous deux s’étaient arrêtés à côté d’un bar dont la porte était ouverte, et laissait s’échapper plein pot de la musique sur le quai.
— Oh, ça, c’est Amsterdam, par David Bowie, fit le marin. Voilà qui me rappelle bien des souvenirs.
— À moi aussi, fit le clown.
Le marin plissa les yeux.
— Vraiment ? fit-il. Voilà qui m’étonne ; ce soir je n’ai presque pas bu, et avec toutes ces lumières on y voit parfaitement sur ce quai. Alors, malgré votre maquillage, et vu votre allure, je suis prêt à parier que vous n’étiez pas encore né en 1973, quand Bowie a sorti ce truc-là.
Le clown se contenta de sourire, illuminant ainsi son visage de plâtre.
— Vous m’êtes bien sympathique, déclara le marin. Venez, on va entrer dans ce bar, et je vous offre une pinte.
Le clown accepta, et ils pénétrèrent dans une véritable caverne surchauffée et enfumée, où une foule électrique de garçons et de filles transpirant à grosses gouttes dans leur cuir noir, vidaient des grands bocks de bière.
Ils s’installèrent au comptoir, juste en face d’un téléviseur fixé en hauteur, qui diffusait le clip de Bowie déclamant la complainte des hommes perdus, avec un visage fardé de couleurs vives.
À une extrémité du comptoir, il y avait un vieux marin balafré qui avait sursauté en voyant le clown. Maintenant, il gardait la tête baissée, et sa main qui tenait son bock, tremblait légèrement.
Le clown et son compagnon de rencontre commandèrent deux bières, et fixèrent le téléviseur qui soudain se brouilla. Mais cela ne gêna personne. Tous les clients baignaient dans leurs vapeurs d’alcool et de chanvre indien.
Une image en noir et blanc finit par apparaître, et un présentateur d’aspect austère annonça qu’un jeune clown avait été repêché dans les eaux du port. Sur le côté droit de l’écran, figurait ce qui était censé être la date du jour : le 13 juillet 1973.
Le marin regarda le clown d’un air ébahi, mais il y eut d’un coup un grand murmure, et un attroupement se forma près de l’endroit où se tenait le balafré.
Le marin se fraya un passage jusque-là, et sursauta quand il le vit allongé par terre, les yeux figés dans une expression de terreur. Il semblait se mourir.
Alors, instinctivement, le marin chercha le clown ; mais celui-ci avait disparu.
***
Il était dehors dans la légère brume nocturne qui avait envahi le port d’Amsterdam.
Le 12 juillet 1973, il se promenait au même endroit. Le cirque stationnait pour deux jours dans la ville. Après le spectacle, il avait eu envie de faire un tour, sans même se débarrasser de son maquillage et de sa tenue de clown, et ses pas l’avaient guidé jusqu’au port. Son destin avait croisé une bande de marins ivres qui l’avaient pris à partie. Sa vie, c’était de rire et de faire rire, même si le clown blanc doit toujours modérer l’impétuosité de l’Auguste
Les soûlards avaient bien eu envie de rire, mais à ses dépens. Ils l’avaient bousculé, puis un balafré l’avait poussé dans l’eau du port.
Il savait jongler ; faire du trapèze aussi, mais n’avait jamais eu le temps d’apprendre à nager. Il avait coulé ; s’était noyé.
On avait repêché son corps le lendemain. Comme tout cela s’était passé dans un coin isolé du port, il n’y avait pas eu de témoin ; on n’avait jamais retrouvé le coupable.
***
Le clown était triste ; il était revenu parmi les vivants pour confondre son assassin ; et n’avait fait que le conduire vers la mort. Il n’avait pas mieux agi que lui. Il lui restait à retourner vers les dimensions invisibles, en proie à un doute mélancolique. Il lui fallait repartir vers l’au-delà ; quitter son enveloppe charnelle pour toujours, pour de bon ; il valait mieux.
Sur le port, la voix de Bowie retentissait en écho au blues du clown blanc :
In the port of Amsterdam
There's a sailor who dies
Full of beer, full of cries
Dans le port d’Amsterdam
Il y a un marin qui meurt
Plein de bière, plein de pleurs
Et un clown lunaire qui marchait vers un matin diaphane.
08:35 Publié dans Mes nouvelles en ligne | Lien permanent | Commentaires (5) | Facebook
Commentaires
Bien jolie nouvelle, joliment croisée avec Bowie et «The port of Amsterdam».
Décidément, j'aime ce que tu écris.
Bon dimanche
Écrit par : sister for ever | 11/08/2007
Bien jolie nouvelle, joliment croisée avec Bowie et «The port of Amsterdam».
Décidément, j'aime ce que tu écris.
Bon dimanche
Écrit par : sister for ever | 11/08/2007
Bonjour Sister for ever, et merci pour le commentaire toujours sympathique et encourageant. Il faut dire que c'est la chanson de Bowie, et surtout son clip qui ont été les catalyseurs de cette nouvelle.
Bon dimanche.
Écrit par : Patick S. VAST | 12/08/2007
Quel mélancolique fantôme! Belle histoire.
Écrit par : enriqueta | 12/08/2007
Bonjour Enriqueta, et merci pour le commentaire. C'est une histoire que j'ai eu beaucoup de plaisir à écrire, car mêlant deux choses qui me passionnent : le fantastique et la musique.
Écrit par : Patick S. VAST | 13/08/2007
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