04/11/2008
Tranches de morts
NB : mardi à 12 h, c'est une version brouillon qui a été mise par erreur en ligne. Je vous prie de m'en excuser, et vous invite à lire la version corrigée.
Février 1962
Anita avait juste 10 ans. Petite fille aux longues nattes, elle jouait avec Louis, un garçon de son âge, dans sa maison de briques où se répandaient des bribes de « L’hymne à l’amour » d’Édith Piaf. C’était sa mère, une femme brune et menue qui passait le disque. Piaf était sa chanteuse préférée. Mais elle voulait peut-être ainsi couvrir la conversation animée des hommes qui se tenaient debout dans la cuisine, buvant un rhum pour pouvoir affronter le froid glacial de cette nuit d’hiver, et aussi se donner du courage.
Ils étaient en tout quatre. Et parmi eux, Pablo, le père d’Anita, un petit homme aux cheveux bruns, ainsi que Marcel, celui de Louis, qui lui était au contraire de haute taille et très blond. Tous les quatre étaient trentenaires, et travaillaient comme ouvriers à l’usine métallurgique qui faisait vivre la plupart des familles du village, et même des communes alentour.
Et en ce samedi soir, s’ils s’étaient retrouvés, c’était pour aller coller des affiches. Tous syndiqués et membres du PC, ils militaient pour l’indépendance de l’Algérie. Quinze jours plus tôt, des manifestants étaient morts à la station de métro Charonne à Paris. Or, dans les environs du village, fleurissait depuis quelque temps le sigle OAS, celui des ultras de l’Algérie française contre lesquels les morts de Charonne avaient manifesté.
Les quatre copains avaient décidé de leur rendre hommage en collant des affiches appelant à la lutte contre le fascisme.
Bientôt, ils quittèrent la maison, et montèrent à bord de la 2 CV que Marcel avait achetée avec ses économies. Ils avaient chargé à l’intérieur tout ce qui leur fallait pour leur expédition : des affiches, de la colle, des pinceaux, et un pot de peinture noire.
Anita ne les vit pas partir ; elle était toujours en train de jouer avec Louis.
Tout d’abord, les quatre militants allèrent couvrir les murs de la pissotière près de l’église, qui constituait un véritable point stratégique. Tous les hommes qui s’y rendaient, ne manquaient jamais de lire ce qui y était affiché en permanence. Puis, ils quittèrent très vite le village. Ils roulèrent pendant environ deux kilomètres, et commencèrent à coller des affiches sur les arbres bordant la départementale. L’ambiance était plutôt joyeuse ; leur appréhension du début s’était vite estompée, et ils avaient un peu l’impression d’être en train de coller des affiches pour le bal de la Saint Éloi, le patron des métallos, qui avait lieu chaque année à la salle des fêtes du village.
Ce fut Marcel qui eut l’idée de pousser jusqu’au transformateur situé un peu plus loin. C’était un gros bloc de béton, sur lequel il serait défoulant d’écrire en grand à la peinture noire : PAIX EN ALGÉRIE ! En passant sur la départementale, on ne pourrait que voir l’inscription. Alors les quatre copains remontèrent dans la 2CV, et mirent le cap sur le transformateur. Ce fut Pablo qui fut choisi pour inscrire le slogan. Il était connu pour avoir une belle écriture ; cette tâche lui revenait de plein droit.
Il voulut se montrer digne de la confiance qu’on lui témoignait, mais aussi de l’importance de sa mission, en prenant tout son temps, en s’appliquant au mieux. Les trois autres suivaient la progression des lettres sur le mur gris du transformateur, qu’éclairait la pleine lune. Ils étaient presque aussi concentrés que Pablo, si bien que pas plus que lui, ils n’entendirent arriver une voiture.
C’était une DS noire, qui roulait tous feux éteints. Lorsqu’elle fut à leur hauteur, Marcel se retourna brusquement. Il eut juste le temps d’apercevoir le canon d’une arme qui passait par une vitre baissée. Il y eut trois coups de feu successifs. Au deuxième, Pablo avait poussé un cri, et au troisième il s’écroula dans l’herbe qui bordait la route. Marcel s’agenouilla, puis l’attrapa par les épaules pour le mettre en position assise. Mais ce n’était qu’un geste dérisoire, qui ne pouvait en rien changer le cours des événements. Pablo était mort, assassiné.
***
Par la suite, Anita oublia comment s’était passé le retour de son père à la maison. Elle ne devait se souvenir que du jour de l’enterrement. Tout le village y était, et au cimetière, M. Séraphin Lavinant-Drouet, le directeur de l’usine métallurgique, fit une apparition. Il était accompagné de son fils Paul, âgé de dix ans comme Anita et Louis. Celui-ci était vêtu d’un pardessus et portait une cravate. Il était déjà dans la peau du futur directeur d’usine qu’il ne pouvait que devenir. Il avait une bouille toute ronde, qui agaça Anita lorsqu’il la regarda avec apparemment toute l’indifférence du monde.
Son père n’avait pas tenté de faire un discours, comme il s’y employait d’habitude lorsque décédait un membre du personnel de son usine. Cet ancien collabo notoire, fervent disciple du régime de Vichy qui avait échappé mystérieusement à l’épuration en 1944, était connu pour être un partisan de l’Algérie française, et des bruits couraient même sur sa participation au financement de certains réseaux OAS.
En tout cas, personne ne vint l’ennuyer au cours de l’enquête bâclée qui eut lieu pour « tenter » de retrouver les assassins de Pablo.
***
Février 1972
Anita n’écouta pas jusqu’au bout le dernier disque du Pink Floyd qui tournait sur son électrophone en plastique, et sortit rapidement de sa maison. On avait annoncé que des gros bras étaient entrés en force dans l’usine métallurgique en grève et occupée depuis huit jours. Louis faisait partie des grévistes. Il avait été embauché à l’usine à seize ans, en janvier 1968, pour pouvoir continuer à vivre au pays, et avait récemment demandé Anita en mariage. Mais celle-ci ne l’entendait pas ainsi. Elle voulait quitter le village, que Louis laisse tomber l’usine des Lavinant-Drouet. Elle avait trouvé une annonce dans le mensuel Actuel, à propos d’une communauté dans les Cévennes qui était prête à accueillir encore deux couples. C’était le rêve d’Anita. Vivre dans la marginalité, quitter le système qui avait assassiné son père dix ans plus tôt. Elle voulait convaincre Louis, en lui répétant sans cesse qu’en mai 68, tout ce qui avait été obtenu, ce n’était que des broutilles : un peu de fric en plus et de menus avantages, mais pas un idéal de vie. À l’usine, les cadences infernales, le travail aliénant, tout cela avait continué. La seule solution, c’était de tout plaquer, pour une autre forme d’existence. Mais jusqu’à ce jour, Louis n’avait guère rejoint son point de vue. Il croyait encore à la lutte des classes, à l’idéal révolutionnaire. Et s’il avait quitté le PC encore cher à son père, car il l’estimait trop compromis, il s’était coulé volontiers dans la mouvance gauchiste qui était en pleine expansion en ce début des années soixante-dix. Puis, comme argument, il disait à Anita qu’elle ne pouvait quand même pas abandonner sa mère qui ne supporterait pas de la perdre après avoir dû faire le deuil de son mari ; qu’il lui suffisait de se faire engager comme secrétaire à l’usine ; que l’on en recherchait justement une.
Cela avait pour effet de plonger Anita dans une profonde colère.
Elle traversa le village vêtue d’une parka kaki et d’un jean à pattes d’eph’, ses longs cheveux bruns se soulevant et retombant sur ses épaules.
Elle arriva juste aux grilles de l’usine, quand une quinzaine d’individus habillés de cuir, le visage dissimulé par une cagoule noire, et tenant chacun une barre de fer à la main, en sortaient en courant. Ils s’engouffrèrent tous dans un trafic blanc garé à proximité, et démarrèrent en trombe.
Anita entra dans la cour de l’usine avec le cœur qui battait à se rompre. Elle vit tout de suite un attroupement et perçut un murmure qui allait en s’amplifiant. Elle prévoyait le pire, et put se rendre compte que sa prémonition n’était pas vaine quand elle découvrit au milieu d’un cercle d’ouvriers aux yeux hagards, Marcel accroupi, tenant dans ses bras son fils Louis dont le visage était maculé de sang.
Anita se figea, tandis que Marcel la fixait les lèvres tremblantes. Une immense détresse pouvait se lire dans ses yeux d’un bleu très pâle ; et une effroyable haine marquait son visage émacié.
Il finit par réussir à dire :
— Il a voulu nous défendre, mais ces salauds de fascistes l’ont massacré à coup de barre de fer.
Anita hocha gravement la tête. Elle était partagée entre deux sentiments aussi puissants que contradictoires : un sentiment de douloureuse tristesse, et un autre de terrible colère envers Louis qui ne l’avait pas écoutée, n’avait pas voulu suivre ses conseils.
Cette fois, Séraphin Lavinant-Drouet s’abstint de paraître aux obsèques en compagnie de son fils qui était devenu son bras droit, avant d’être officiellement le seul maître de l’usine.
En bon fils de son père, il avait épousé ses idées d’extrême droite, et fondé le PNC, (Parti Nationaliste de Combat). Ce qui fait que dans les environs, des croix celtiques fraîchement peintes, avaient remplacé les sigles OAS à moitié effacés par le temps et les intempéries. Beaucoup pensèrent que les briseurs de grève qui avaient assassiné Louis étaient des militants de ce mouvement. Alors, peu de temps après le drame, le préfet du département ordonna la dissolution du PNC. Quelques-uns de ses membres furent interrogés par les gendarmes, mais l’on ne retint rien contre eux. Quant à Paul Lavinant-Drouet, personne n’avait seulement songé à venir l’importuner, vu qu’il était celui qui allait continuer la noble mission de fournir leur pain quotidien aux travailleurs du canton.
En revenant à pied du cimetière, Anita l’avait vu dans le centre du village. Il sortait du bar-tabac, et allait rentrer dans sa Porsche. Leurs regards s’étaient croisés, et elle y avait lu une certaine ironie.
****
Février 1982
Plus de sept années s’étaient écoulées depuis le début de la crise économique et la montée du chômage. L’usine métallurgique n’avait pas échappé à la fin des « trente glorieuses », et son directeur avait licencié bon nombre de ses ouvriers. Et ceux qui n’avaient pas encore reçu leur billet de sortie, se retrouvaient donc plus que jamais inféodés à celui que tout le monde appelait, Monsieur Paul, qui avait pris en 1978, la relève de son père diminué par la maladie.
En ce jour froid d’hiver, Anita quitta sa maison de briques ; plus rien ne la retenait au village où elle avait vécu deux drames sanglants. Sa mère était décédée six mois plus tôt, alors elle pouvait partir. Elle avait retrouvé l’annonce qu’elle avait découpée dans Actuel dix ans auparavant, et écrit à l’adresse indiquée sans trop y croire. Moins de huit jours plus tard, elle avait reçu une réponse inespérée : il y avait une place pour elle dans la communauté qui existait toujours.
Elle partit chaudement vêtue, avec une petite valise à la main. Elle allait prendre la micheline de 15 h, ce qui lui laissait juste le temps de régler ses comptes.
Elle se dirigea vers le cimetière du village. Séraphin Lavinant-Drouet avait fini par rendre l’âme, et à cette même heure, on devait l’inhumer dans le caveau familial.
Anita vit tout de suite une foule rassemblée, à peine eut-elle franchi la grille du cimetière. C’était un groupe hétérogène où se mêlaient des notables, des ouvriers de l’usine, le curé et deux enfants de cœur ; mais tous paraissaient gris, tristes comme le ciel qui semblait prêt à lâcher des tonnes de flocons sales.
Le préfet dans son uniforme achevait juste son discours en clamant :
— Nous n’oublierons jamais celui qui a amené la prospérité à cette commune, et…
— Et a fait assassiner mon père Pablo, et Louis, celui qui n’a jamais voulu m’écouter ! le coupa Anita.
Tout le monde se retourna vers elle, et l’on entendit un murmure de réprobation.
Alors, Anita lâcha :
— Allez au diable !
Puis elle tourna les talons et partit avant de se faire lyncher.
Une fois sortie du cimetière, elle vit tout de suite la vieille 2CV de Marcel garée près de la grille. Marcel se tenait avec peine à sa portière ouverte. Il était pathétique dans son extrême maigreur ; flottant dans son bourgeron d’un bleu délavé. Le cancer le rongeait et ses jours étaient comptés. Il adressa un petit sourire à Anita. C’était sa façon de lui souhaiter bon voyage et de lui dire adieu.
Anita ressentit un pincement au cœur ; mais elle n’avait plus de temps à perdre. Elle arriva vite à la gare, et acheta son billet à un jeune gars à l’accent marseillais qui débutait sa carrière dans ce coin perdu qu’Anita ne voulait plus voir.
Elle se rendit ensuite sur le quai pour attendre la micheline qui ne devait pas tarder.
Elle posa sa valise et laissa errer son regard sur les rails. Elles symbolisaient son départ, sa fuite vers une nouvelle vie. Elle commençait petit à petit à se déconnecter de l’instant présent, mais y revint soudainement quand elle eut l’impression d’une présence tout près d’elle.
Elle ne s’était pas trompée, il y avait bien quelqu’un : Paul Lavinant-Drouet, dans son costume de deuil, tenant fermement un pistolet dans sa main droite. Il avait perdu depuis longtemps sa bouille ronde. Son visage était allongé, creux ; et une calvitie déjà prononcée pour ses 30 ans, lui donnait un aspect d’enfant gâté vieilli trop vite. Dans son regard, Anita ne pouvait y voir cette fois de l’indifférence ou de l’ironie, mais de la haine, une haine farouche.
— Vous êtes contente de votre numéro ? fit-il d’une voix tremblante de colère.
Anita voulut crâner.
— Vous allez me tuer vous-même ? fit-elle ; quel honneur ! Je ne devrai pas me contenter des hommes de main de la famille Lavinant-Drouet, comme mon père et Louis ?
— Taisez-vous ! ordonna celui qui la tenait en joue avec son pistolet.
Il était prêt à tirer ; Anita en avait la certitude. Mais elle demeura les yeux bien plantés dans les siens, voulant le défier jusqu’à l’ultime instant. C’est ainsi qu’elle vit un éclair d’effroi y passer quand un coup de feu retentit. Aussitôt, il s’affaissa sur le quai, et Anita regarda instinctivement vers la clôture de protection qui le longeait.
Marcel se tenait derrière avec son fusil de chasse à la main.
L’employé à l’accent marseillais arriva sur le quai, et se mit à bégayer en voyant le cadavre de Paul Lavinant-Drouet. Alors, Anita fut gagnée par une sourde angoisse. Il allait appeler les gendarmes, la micheline risquait d’être bloquée. Elle s’imagina restant au village, ratant sa sortie, son départ vers la vie ; enchaînée à ces tranches de morts qui avaient accompagné ses trente années d’existence dans ce lieu d’où elle voulait s’arracher.
Elle s’efforça de bâtir par la pensée un futur de soleil, de lumière, de perpétuel été ; mais comme pour la contrarier, des flocons sales se mirent d’un coup à tomber abondamment.
Patrick S. VAST - Avril 2008
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