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07/08/2010

Intervieuw hier

Hier j'ai reçu une journaliste de L'Avenir de l'Artois, un hebdo régional. Très bon moment, et l'occasion de reparler de "La veuve de Béthune" et surtout de discuter du petit dernier "Passions sur la Côte d'Opale", mais aussi de "L'héritière d'Owlon", le fantastique qui se profile à l'horizon et sera publié en novembre, soit un beau cadeau pour les fêtes de fin d'année. Oh là, je viens de faire une longue phrase à la Proust, là !

À bientôt, durant l'été, le blog reste ouvert. Venez quand vous voulez.

06/08/2010

"L'héritière d'Owlon" approche.

J'ai reçu un mail de mon éditeur de fantastique tout à l'heure, en l'occurence les éditions du Riez.

Les pré-ventes concernant mon roman "L'héritière d'Owlon" seront lancées vers le 15 septembre prochain. Qu'on se le dise !

05/08/2010

Retour à "Bourbon Street"

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Le train entrait en gare ; m'attendaient-ils ? Tandis que le train était sur le point de s'arrêter, je voguais entre espoir et doute. C'était une véritable bouteille à la mer que j'avais lancée ; cinq ou six lignes d'annonce dans Blues Time, un mensuel pour les aficionados de la note bleue. Tim, le contrebassiste, Pat, le batteur, et Charly, le trompettiste, avaient-ils lu mon message ? La réponse était pour dans quelques minutes. C'était ce que je pouvais me dire, maintenant que j'étais arrivé dans cette ville du Nord où je revenais pour la première fois depuis trente ans.

 

Je n'avais pour tout bagage que l'étui qui contenait ma guitare. Je suis descendu de la voiture dans laquelle j'avais voyagé pendant plus de sept heures d'affilée, et j'ai marché le long du quai qui jouxtait la gare, dans le froid humide de cette soirée de novembre. J'ai gagné le hall de la gare où autrefois il y avait un kiosque à journaux. C'était là que j'avais fixé mon improbable rendez-vous aux trois autres membres – peut-être encore vivants – du Bluesy Way, devenu l'Angel's Blues Band, après notre rencontre avec un ange à la peau couleur d'ébène, qui s'en était allé au crépuscule de l'année 1975.

Le kiosque à journaux était toujours à la même place ; mais il n'y avait aucune trace de mes anciens complices. Juste devant, il n'y avait qu'un petit bonhomme habillé d'un grand pardessus gris, et coiffé d'un curieux chapeau rond. On ne lui donnait pas vraiment d'âge, et l'on avait l'impression qu'il attendait là depuis une éternité. J'allais passer devant lui et continuer mon chemin, mais à ma grande surprise, il s'est dirigé vers moi, et a déclaré :

– Je suis venu vous chercher. Vous devez me suivre.

Je n'en croyais pas mes oreilles. C'était fou, ç'avait marché !

– Ils m'attendent ? ai-je demandé.

– Vous devez me suivre, a insisté l'homme au chapeau.

Je me suis exécuté, et nous sommes sortis de la gare. La ville était illuminée, la nuit était lourde, et malgré mon trench-coat, j'avais froid.

Nous sommes passés dans des rues que je ne reconnaissais pas ; mais quand nous sommes arrivés au début de celle que mes amis et moi avions rebaptisée autrefois, d'un commun accord, Bourbon Street, ses pavés luisant sous le crachin, ont comme heurté ma mémoire, fait saigner la plaie douloureuse du souvenir. Cependant, je devais me reprendre ; il me fallait assumer. Puis, il y avait forcément les autres qui m'attendaient.

L'homme au chapeau s'est arrêté devant le numéro 43 ; c'était un restaurant gastronomique. Mais j'avais remarqué que la rue était envahie de restaurants ; ce qui n'était pas le cas autrefois. En 1975, le numéro 43 était occupé par l'atelier de Jeff, un vieux marginal aux cheveux blancs très longs et à la bouche édentée, qui était peintre et sculpteur. Il y avait une cave sous l'atelier, et Jeff nous la prêtait pour nos répétitions. C'était là que l'on cultivait le blues. Petits Blancs des contrées brumeuses et venteuses du Nord, on aurait pu avoir quelques complexes à vouloir distiller le nectar du Delta. Seulement, des brouillards d'Angleterre, avait surgi un jour Eric "slowhand" Clapton, qui avait parfaitement capté l'esprit de B.B. King, et savait faire courir ses doigts, tisser des myriades de notes bleues sur les six cordes de Blackie, sa légendaire Fender noire. Le blues-boom des années soixante nous avait insufflé l'âme du Sud profond, nimbée de l'électricité de Chicago et de ses rues trop chaudes.

J'ai suivi l'homme au chapeau à l'intérieur du restaurant tout en boiseries. On s'est installé à une table recouverte d'une nappe rouge et garnie de couverts. Derrière le comptoir, il y avait du personnel portant des chemises assorties à notre nappe.

L'homme au chapeau m'a demandé :

– Au début, votre groupe, c'était Bluesy Way ?

J'ai acquiescé, puis il a continué :

– Et qu'est-ce que vous jouiez ?

J'ai répondu :

– Oh, on reprenait, du moins on essayait de reprendre les plus grands : John Lee Hooker, Muddy Waters, Elmore James...

– Et c'était vous, le chanteur ?

– Oui.

– Et ensuite, vous avez engagé une chanteuse, n'est-ce pas ?

J'ai eu aussitôt un pincement au coeur, et j'ai revécu la nuit, la sinistre nuit du 25 novembre 1975.

 

On roulait sur une route glissante de Belgique. On avait joué le blues dans un coin perdu. C'était Tim qui était au volant. Dans un virage, on a dérapé ; il n'y avait pas moyen d'y échapper. Il faisait trop noir, et le virage était trop raide. On s'est écrasé contre un talus.

Au petit matin, on était quatre devant la carcasse fumante de notre minibus. L'odeur de caoutchouc brûlé et d'huile chaude nous écoeurait. Elle empestait l'air glacé.

Angel était morte sur le coup. Angel, notre chanteuse, une diva à la peau couleur d'ébène qui pleurait le blues dans un fourreau mauve. En anglais, angel veut dire "ange" : ni fille, ni garçon... une créature venue de très loin

 

– Comment l'aviez-vous rencontrée ? m'a demandé l'homme au chapeau.

 

On jouait dans un club, un soir, une nuit. Elle est arrivée ; elle ne portait pas son fourreau cette fois-là, mais un jean à pattes d'éph' à la mode de l'époque. Elle a demandé si l'on pouvait l'accompagner sur "I love my man" de Billie Holiday. On a dit que oui, et Charly s'est mis à souffler l'intro dans son harmonica, son vieux "ruine-babines" qu'il traînait partout. À partir de cet instant, il a décidé de reprendre la trompette, et de s'exercer jour et nuit s'il le fallait, pour parvenir à jouer exactement "dans l'esprit" ce genre de blues, ce blues "jazzé" à la Billie Holiday. En tout cas, quand Angel a conclu "I love my man" qui porte aussi le titre de "Billie's Blues", on était couvert de frissons, et l'on savait confusément que l'on allait changer le nom de notre groupe.

Angel est venue une quinzaine de jours plus tard à "Bourbon Street" ; on lui avait donné l'adresse de notre cave de répétition. Charly avait gagné son pari, et il a joué l'intro à la trompette du "Billie's Blues" à en pleurer. Alors, on a travaillé à ne plus en pouvoir tout le répertoire des divas du blues : Ma Rainey, Bessie Smith, Victoria Spivey... et bien sûr Billie Holiday. Et l'on est devenu l'Angel's Blues Band.

 

– Après la mort d'Angel, vous avez donc décidé de partir chacun de votre côté ? a repris l'homme au chapeau.

J'ai soupiré oui, et j'ai précisé :

– On voulait faire comme si rien n'était terminé, que tout allait continuer. On s'offrait juste une pause, puis on allait tout recommencer : les répétitions et le reste. Avec bien sûr Angel. On ne voulait pas admettre l'évidence.

 

Mais on ne s'était jamais revu ; on était resté chacun dans son coin ; à penser à Angel qui était forcément partie rejoindre Bessie, Billie et les autres au paradis du blues. Et il y a eu l'annonce que j'ai passée.

 

– Je sais, a dit l'homme au chapeau, je l'ai lue.

 

Ainsi, il y était sans doute pour beaucoup dans ce qui arrivait ce soir. Mais qui était-il exactement ?

 

Il m'a regardé longuement, puis m'a dit :

– Allez, pas la peine de vous indiquer le chemin, n'est-ce pas ?

Sans chercher à comprendre, je me suis levé, et j'ai enlevé mon trench-coat que j'ai posé sur ma chaise ; puis j'ai saisi la poignée de mon étui de guitare. Je me suis alors dirigé vers le fond du restaurant.

J'ai trouvé la trappe de la cave ouverte. J'ai descendu les marches aux pierres inégales que je connaissais si bien, en faisant attention de ne pas glisser.

La cave était éclairée, et je les ai découverts, exactement comme ils étaient trente ans plus tôt, au moment où l'on avait décidé de prendre un peu de large. Ils souriaient. Tim a pincé les cordes de sa contrebasse, Pat a caressé de ses balais la cymbale charleston de sa batterie, et Charly a soufflé deux ou trois notes dans sa trompette. Mon vieil ampli à lampes était placé près de lui.

J'aurais dû me mettre à hurler de peur, ou d'incompréhension. Mais j'avais trop chaud à l'âme pour cela ; j'étais trop heureux. J'ai posé mon étui de guitare ; je l'ai ouvert ; et j'en ai sorti ma Gibson couleur prune que j'ai branchée à mon ampli. On n'avait pas besoin de se parler les autres et moi ; l'émotion, un feeling du tonnerre passait. Charly m'a donné le La avec sa trompette, et j'ai accordé ma guitare. Puis, quand j'ai été prêt, il a soufflé à s'en faire éclater les vaisseaux de la gorge l'intro du Billie's Blues, rejoint bientôt par Tim et Pat. Mes doigts ont glissé sur les cordes de ma guitare, et j'ai fermé les yeux pour attendre l'instant, celui que j'espérais depuis trente ans.

Il est venu : une voix chaude, sensuelle, mélancolique est montée, et a chanté :

 

I love my man...

 

J'ai rouvert les yeux ; Angel était plantée devant son micro, dans son fourreau mauve, ses cheveux de laine coupés très courts comme à son habitude, en tout point pareille à ce qu'elle était quand elle avait chanté pour la dernière fois dans la soirée du 25 novembre 1975.

 

J'ai goûté, dégusté, les 4 minutes du Billie's Blues les yeux de nouveau fermés ; puis, quand la dernière note s'est éteinte, alors, seulement, je les ai rouverts pour de bon.

 

J'étais debout au milieu de la cave, seul, ma guitare à la main. Une étrange clarté blanchâtre permettait d'y voir dans cette cave qui ressemblait à une mystérieuse caverne empestant le moisi, l'abandon.

J'ai rangé ma guitare ; j'ai repris l'étui ; et je suis remonté dans le restaurant.

Une odeur de cuisine m'a tout de suite accueilli en haut de l'escalier. Ç'avait l'air d'être le coup de feu. Un serveur en chemise rouge m'a surpris et m'a demandé :

– Vous vous étiez perdu ?

J'ai hoché la tête, et il a poursuivi après avoir jeté un coup d'oeil à mon étui de guitare :

– En tout cas, c'est interdit de faire la manche ici.

J'ai encore hoché la tête, et je l'ai laissé à son service.

La salle de restaurant était pleine maintenant. L'homme au chapeau rond semblait avoir disparu ; sans doute parti vers d'autres tâches, d'autres destins. Je n'ai pas essayé de récupérer mon trench-coat ; j'avais toujours aussi chaud. J'ai laissé derrière moi les exclamations des clients, et je suis sorti dans la rue simplement en pull. Le crachin glacé ne m'a même pas fait frissonner ; j'étais persuadé qu'après avoir accompagné Angel à la guitare ce soir, j'aurais éternellement chaud au coeur et au corps.

Ce que je venais de vivre était extraordinaire, mais je ne m'en étonnais même pas. Je n'allais pas gâcher mon plaisir, ma joie, avec des considérations bassement rationnelles. Il était pour moi évident que si je racontais un jour mon histoire, certains évoqueraient mille sortilèges, et prétendraient encore que le blues est la musique du diable, comme s'en est si souvent moqué Robert Johnson, l'enfant du Mississippi qui, par dérision, servait souvent du Malin dans ses chansons. Pour ma part, je savais que si mon aventure relevait bien du surnaturel, elle tenait alors du bon sort, de la magie blanche : une magie blanche pour une diva noire qui chantait en mauve des notes bleues. Et je savais également que ce serait encore le mauve, couleur du fourreau d'Angel, mais aussi de la douce amertume, de l'indéfinie mélancolie, qui colorerait mes rêves de cette nuit dans le train qui me ramènerait vers le Sud. Le Sud en question, ce n'était pas celui de La Nouvelle-Orléans où existe la véritable et officielle Bourbon Street, mais celui d'une ville qui met du rose dans son bleu ; dont le nom même rime avec blues ; où il n'y a rien à perdre, mais tout à gagner. J'allais retourner là-bas, et garder dans un écrin précieux le souvenir de mon retour à Bourbon Street, la Bourbon Street fantasmée et bluesée d'une jeunesse que j'avais retrouvée pour l'éternité dans une cave oubliée du temps.

 

Et si par hasard j'en avais l'occasion, j'affirmerais :

"Non, le blues n'est pas la musique du diable ; mais celle des anges ; et tout particulièrement d'un ange à la peau couleur d'ébène qui, dans son fourreau mauve, chantera à tout jamais divinement bien "I love my man"..."

Patrick S. VAST - 2005

04/08/2010

Relecture de nouvelles

Je n'écris plus de nouvelles car j'ai un programme de romans pour au moins  les 5 ans à venir. Mais je propose la relecture de certaines, en les agrémentant de clips musicaux. Ainsi, à l'éclectisme littéraire se mêlera l'éclectisme musical, quoique dans le domaine... j'ai une certaine constance.

J'ai commencé avec "Matin de glace" et Evanescence (hélas pas le clip que je voulais mettre en ligne qui illustrait bien le texte,  mais  qui ne peut plus être transféré sur un blog), et cela continuera périodiquement.

Bonnes lectures actuelles et à venir.

03/08/2010

Matin de glace

 

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Par ce petit matin de l’hiver 1898, le vieux cheval d’Horace le croque-mort, avançait péniblement, enfonçant ses sabots dans la neige épaisse, et tirant un corbillard de fortune. Horace le tenait par le mors en jurant tout son saoul, sans égards pour les parents de la jeune morte qui suivaient derrière. Ils étaient d’ailleurs les seuls : Désiré, le père, un homme d’une quarantaine d’années, portant un manteau de drap bien léger pour ce matin de grand froid ; et Henriette, la mère, une femme du même âge, pauvrement vêtue elle aussi. Tous deux, au rythme du cheval, enfonçaient leurs galoches dans la neige, l’air accablé, le visage marqué par une nuit de larmes. Le corbillard n’était qu’une espèce de charrette, que le croque-mort réservait à ceux qui n’étaient pas fortunés. Le cercueil fait d’un bois de mauvaise qualité, était attaché dessus. Désiré avait cloué au cours de la nuit les planches qu’il avait ramassées de-ci de-là ; puis, au lever du jour, il avait encore laissé couler ses larmes sur ce qui allait contenir le corps de sa fille Pauline, morte à quinze ans, emportée par le démon comme on le criait déjà depuis la veille dans tout le village.

Bientôt, le triste équipage arriva au cimetière.

Un homme attendait devant la grille, drapé dans une cape noire, coiffé d’un large chapeau de même couleur : c’était l’abbé Dubreuil, le curé de la paroisse.

Désiré eut un sursaut en l’apercevant, puis, à grandes enjambées, il dépassa le corbillard et se dirigea vers lui.

L’abbé eut un mouvement de recul en le voyant se planter devant lui, et Désiré laissa éclater aussitôt sa colère.

— Qu’est-ce que tu viens donc faire là, curé ? demanda-t-il.

L’abbé Dubreuil eut du mal à trouver ses mots, et parvint toutefois à dire :

— Je viens bénir le corps de Pauline.

Désiré se mit à ricaner.

— Ah oui, curé, comme ça, tu lui refuses ton église, et voilà que tu viens la bénir au cimetière ! Drôles de façons !

— Mais… mais, bredouilla l’abbé, c’est pour sauver son âme.

— Sauver son âme ! fit Désiré. Si seulement tu avais pu la sauver, elle, en ne nous envoyant pas celui qui l’a tuée !

— Mais… mais, bredouilla de plus belle l’abbé, c’était un exorciste, qui a tenté de chasser le démon qui avait pris possession de Pauline. Hélas, le démon a été le plus fort, et l’a l’emmenée.

— Foutaises, rétorqua Désiré, il la tuée ! En ne la laissant pas en paix pendant plus de deux jours, et en lui faisant ingurgiter de l’eau jusqu’à l’étouffer !

— Mais, objecta l’abbé, c’était de l’eau bénite. C’était pour chasser le démon du corps de Pauline.

— C’était pour la tuer ! insista Désiré. Tu ne peux pas savoir, curé, comme je regrette de ne pas avoir jeté ton maudit exorciste hors de chez moi ! Et je le regretterai jusqu’à mon dernier souffle ! Maintenant, retourne donc dans ton église, qu’on puisse mettre notre Pauline en terre dans la paix !

— Je t’en prie, mon fils, repartit l’abbé, je dois remplir mon office ; sinon, j’en connais qui ne vont pas la laisser tranquille ; qui ne veulent pas qu’elle soit enterrée au cimetière. Et ils on parlé de venir la déterrer durant la nuit.

Désiré eut un mauvais sourire.

— Qu’ils y viennent, dit-il avec morgue. Je les attends de pied ferme, ces villageois stupides ! En tout cas, pas la peine de bénir Pauline, elle l’a été suffisamment avec tout ce que lui a fait boire ton exorciste !

L’abbé soupira :

— Je t’aurai prévenu. Déjà, ceux dont je te parle voulaient venir au cimetière pour empêcher l’enterrement. Je les en ai dissuadés en leur promettant de bénir le corps, pour que personne ne risque rien.

Désiré cracha dans la neige. Puis, se retournant, il vit le corbillard arrêté, et le vieux cheval qui frissonnait.

— Allez curé, va-t-en donc ! fit-il. Nous n’avons plus de temps à perdre.

L’abbé Dubreuil obtempéra, et partit, l’air accablé.

***

Il y avait un homme qui n’avait rien perdu de la scène. C’était un villageois d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un chaud manteau et coiffé d’une casquette. Il se dirigea vers le centre du village, et arriva bientôt à une petite place entourée de maisons de briques rouges, dont les cheminées fumaient abondamment. Parmi ces maisons, il y en avait une beaucoup plus grande que les autres : c’était l’auberge.

L’homme y entra, et y trouva une douce chaleur, ainsi qu’une agréable odeur de cuisine. L’aubergiste se tenait derrière son comptoir, arborant une chemise blanche aux manches bouffantes. Il avait un visage bien rond qui contrastait avec celui de son client : anguleux, en lame de couteau. Il était également doté d’une moustache rousse, buissonneuse, qui tombait jusqu’à son menton.

— Bonjour, Armand, fit-il, je te sers un coup de gnôle ?

L’autre hocha la tête en guise de réponse, puis commença :

— Cette nuit on va devoir y aller !

L’aubergiste qui avait saisi une bouteille d’eau-de-vie, regarda Armand en plissant les yeux.

— Il nous faut aller déterrer la fille du diable ! poursuivit le client. Ce mécréant de Désiré n’a pas voulu que l’abbé bénisse son corps. On ne peut pas la laisser avec nos morts. Elle pourrait les contaminer. Pense donc, une fille qui courait nue dans les bois. Et qui se baignait également nue dans la rivière. Il fallait bien qu’elle ait le diable au corps pour agir de la sorte. L’abbé a eu raison de faire venir l’exorciste ; mais enfin, c’était peine perdue ; et le diable l’a emmenée en enfer. Alors cette nuit, on va tous aller au cimetière déterrer son cadavre ! Et on ira le brûler loin du village. D’ailleurs, on aurait dû la conduire au bûcher de son vivant. Cela aurait été plus sûr pour tout le monde !

L’aubergiste poussa le verre qu’il avait rempli d’eau-de-vie vers Armand, qui le saisit d’une main tremblante. Il le porta péniblement à ses lèvres, et le vida d’un trait ; puis il le reposa sur le comptoir en disant :

— Tu n’es pas d’accord avec moi, aubergiste ?

Ce dernier affichait une grande tristesse.

— Il serait peut-être temps de laisser cette pauvre enfant tranquille, déclara-t-il.

Armand eut un mouvement de recul.

— Comment, tu es passé dans le camp des mécréants !

L’aubergiste secoua doucement la tête en fixant son client.

— Je ne suis dans le camp de personne. Mais qui a vraiment vu Pauline courir et se baigner nue comme on l’a prétendu ?

— Quelqu’un ! lâcha Armand en tendant son verre vide.

***

La journée s’écoula sans qu’il n’arrivât rien de particulier. Quand le soir tomba, il faisait très froid, et l’on se doutait que la nuit serait glaciale.

Celle-ci était déjà bien avancée, lorsqu’un étrange cortège s’approcha du village sur lequel la pleine lune jetait son halo blafard. Il s’agissait de toute apparence de moines qui étaient au nombre de quatre. Ils portaient chacun un manteau dont ils avaient rabattu la capuche sur leur tête, et marchaient pieds nus dans la neige, les mains enfouies dans les manches de leur vêtement. Ils se déplaçaient lentement et en silence, et petit à petit ils atteignirent la première maison du village : celle des parents de Pauline. L’un des moines alla frapper à la porte tandis que les autres restaient à l’écart. La porte s’ouvrit, et le religieux s’entretint avec Désiré qui se tenait immobile, écoutant attentivement ce que son mystérieux visiteur lui disait.

Puis ce dernier alla bientôt rejoindre ses compagnons, et le groupe se remit en marche.

***

Dans l’auberge, installés au comptoir, dix hommes chaudement vêtus et munis chacun d’une pelle, vidaient moult verres de gnôle. C’était à celui qui crierait le plus fort que l’on allait brûler la fille du diable. Ils avaient tous la face rougie par l’alcool. Armand, qui était de loin le plus éméché, clama qu’ensuite ils iraient brûler également la maison de ce mécréant de Désiré, malgré les regards réprobateurs de l’aubergiste.

Mais soudain, le silence se fit dans l’établissement, lorsque la porte s’ouvrit et qu’apparurent les mystérieux moines. Chacun en oublia son verre de gnôle, et les suivit des yeux tandis qu’ils allaient prendre place à une table. Et la surprise fut grande lorsqu’ils eurent ôté leur capuche, car on put alors voir qu’ils avaient à la fois le crâne entièrement lisse et des visages de femmes.

Beaucoup parmi les hommes présents ne parvinrent pas à retenir une exclamation.

L’aubergiste sortit de derrière son comptoir, et se rendit à la table de ces étranges personnes. Il s’entretint avec l’une d’elles, et lorsqu’il revint, Armand lui demanda :

— Ce sont bien des femmes ?

— Je n’en sais rien, fit l’aubergiste tandis qu’il repassait derrière son comptoir.

— Et qu’est-ce que tu vas leur servir ? insista Armand.

— Un bol d’eau fraîche, lâcha l’aubergiste.

C’est bien ce qu’il alla porter à ces personnes singulières, tandis qu’Armand commandait de la gnôle pour ses comparses. Tous burent sans retenue, jusqu’à ce que les mystérieux moines se lèvent et quittent l’auberge.

Alors, Armand qui avait maintenant le visage écarlate, déclara que le moment était venu d’aller déterrer la fille du diable.

Mais quand il voulut entraîner à sa suite tous ses complices, il y eut un grand murmure.

— Vous ne venez pas ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

Le murmure se fit encore plus grand, et la plupart des hommes laissèrent tomber leur pelle sur le sol. Puis ils avouèrent qu’ils avaient ressenti la venue des moines comme un avertissement, et qu’ils n’iraient pas au cimetière.

Fou de rage, Armand annonça qu’il se passerait d’eux, que lui seul n’était pas un vil mécréant.

En fait il partit accompagné de deux hommes enhardis par la gnôle, qui le suivirent en bredouillant « qu’ils allaient eux aussi brûler la fille du diable ».

Le froid vif du dehors leur fit cependant reprendre assez vite leurs esprits, et ils commencèrent à se traîner derrière leur meneur. Celui-ci montra également des signes d’hésitation, en voyant soudain devant lui les moines qui se dirigeaient tranquillement vers le cimetière. Mais ne voulant pas perdre la face, il s’encouragea en clamant que grâce à lui et aux deux braves qui le suivaient, les morts du village allaient pouvoir continuer à reposer en paix, ce qui redonna finalement de la vigueur à chacun. Et ce fut ainsi que moines et soiffards arrivèrent pratiquement ensemble au cimetière. Les religieux semblaient n’avoir cure de la présence des individus dépravés qui n’étaient plus qu’à quelques mètres derrière eux, quand ils parcoururent l’allée menant à l’endroit où avait été enterrée Pauline. Il n’y avait pas de caveau ; Désiré n’ayant pas les moyens d’offrir le moindre monument funéraire à sa fille. Il n’y avait qu’un renflement de terre, recouvert par le givre que l’éclat de la pleine lune faisait scintiller, pour indiquer où Pauline reposait. Les moines se placèrent de part et d’autre de cette misérable tombe ; et sous le regard médusé d’Armand et de ses sbires, ils se débarrassèrent prestement de leur manteau pour apparaître complètement nus sous la lune.

Leurs corps étaient très blancs et dépourvus de sexe, ce qui fit s’arrondir les yeux des soiffards qui se tenaient tout près. Puis, d’un coup il y eut une incroyable luminosité : les corps des moines étant devenus phosphorescents. Et les mystérieuses créatures se mirent aussitôt à exécuter une danse des plus étranges autour de la tombe.

Armand et ses complices en demeurèrent abasourdis. À tel point qu’ils ne réagirent même pas lorsqu’une pluie très froide commença à tomber. Cette pluie devint bientôt de la glace, et si celle-ci glissait manifestement sur les créatures phosphorescentes, elle commença à s’accumuler sur les soûlards toujours ébahis, jusqu’à former une carapace prête à les figer sur place.

 

 ***

Le lendemain matin, il faisait glacial, si bien que personne n’osait sortir de sa demeure.

Mais quiconque aurait eu le courage de braver ce froid peu commun, et se serait rendu au cimetière, aurait vu un spectacle des plus singuliers. Dans une allée, il y avait trois statues de glace tenant chacune une pelle : Armand et ses complices prisonniers de leur carapace. Et un peu au-dessus, entre deux tombes couvertes de neige durcie par le gel, il y avait une fosse vide ; seul un peu de givre en tapissait le fond.

Et quiconque se serait rendu dans le bois à la sortie du village, aurait peut-être aperçu à son grand étonnement, une jeune fille courant nue dans la neige ; insensible au froid mordant ; libre, riante et heureuse ; dans toute la pureté de ce matin de glace.

Patrick S. VAST - 2007 

 

 

02/08/2010

Le troisième polar béthunois

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Photo Régine Vast
Ça y est, j'ai ressorti l'Underwood, signe qu'il y a du manuscrit dans l'air. Le 3ème polar béthunois est en effet en route. Quant au deuxième ? La lecture du manuscrit fait partie des devoirs de vacances de mon éditeur et j'espère bien  sa publication en 2011.