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30/05/2008

Underwood (l'intégrale)

À toutes celles et tous ceux qui ont suivi les 16 épisodes du « Meurtre de l’Underwood », je propose de lire cette novella cette fois en une seule pièce et même de la télécharger, en se rendant sur cet excellent espace de liberté d’expression qu’est le site In Libro Veritas.

Je rappelle que les 16 épisodes ont été entièrement improvisés et écrits semaine par semaine. À la relecture j’ai eu le plaisir de constater que l’ensemble était cohérent, et que les fautes n’étaient pas trop nombreuses.

Un point quand même, dans le 16ème et dernier épisode, fatigue oblige, peut-être, je fais boire du jus de concombre aux robots. Non, les robots ne boivent pas, (du moins pas encore), d’ailleurs R-Job et R-Lex n’avaient même pas accepté un verre de lait chez James Hadley Chase. J’ai donc modifié ce passage dans le 16ème épisode et bien sûr dans l’intégrale.

Autre point important, à partir du premier samedi de juillet, vous pourrez lire le premier épisode de « L’affaire Carouge », votre feuilleton de l’été !

Et maintenant pour lire l’intégrale du « Meurtre de l’Underwood », on clique ici même.

29/05/2008

Les bistots du port

Les bistrots du port
Sont les refuges des âmes en attente, baignant dans la nostalgie d’un temps d’avant
Ce sont les senteurs de tabac de miel et d’ale moussante
Des filles perdues cherchant la chaleur des boiseries trop encaustiquées
Fuyant le crachin de l’hiver et l’empressement de futurs naufragés

Les bistrots du port
Sont les souvenirs des fantômes aux cirés couverts d’embruns et de plus soif
Perdus dans un Valhalla sans guerriers, mais rempli de corps brisés par les lames de fond

Les bistrots du port, ce sont des nuits au carrefour des matins de brouillard
Quand on se souvient de ceux qui sont partis à l’aube
Pour des marées d’exception
La fortune aux confins de Terre-Neuve
Les retours espérés avec la cale pleine

Les bistrots du port sont les sarcophages terrestres
De ceux qui ont cédé aux langueurs du chant des abysses
Et que de vieux compagnons évoquent
En levant leur bock
En tirant sur le tuyau de leur pipe
Et en clignant des yeux en signe d’adieu et de regrets.

 
Patrick S. VAST - Mai 2008 

27/05/2008

Une histoire blues

Il y a des textes que l’on souhaite voir lire plus particulièrement que d’autres peut-être. C’est le cas de ma nouvelle Retour à « Bourbon Street » qui a été publiée dans l’excellente revue Hauteurs (voir colonne de gauche pour ce qui la concerne).

Cette nouvelle, c’est la synthèse du fantastique et du blues, les deux mamelles en quelque sorte de mes pôles d’intérêts. Mais à travers Angel, c’est un hommage que je rends à Billie Holiday, la diva qui savait blueser le jazz, ou jazzer le blues, chacun choisira l’option ; en tout cas, celle qui apportait beaucoup de bonheur avec sa voix et son feeling.

Pour relire le texte, il suffit de retrouver une note de février 2007, en cliquant tout simplement ici.

20/05/2008

La cliente en noir

Elle était vêtue de noir : une couleur assortie à sa chevelure. Elle avait la peau très blanche ; elle ressemblait un peu à Maria Casares dans le film « Orphée » de Jean Cocteau. D’ailleurs, elle était descendue d’une grosse automobile de marque ancienne, comme celle que l’on voit également dans le film. Elle est entrée dans le café de la place du village, tandis que l’attendait son chauffeur vêtu d’un grand imper et coiffé d’une casquette. Décidément, il est vrai que l’on se serait cru dans « Orphée ».
Dans le café, il y avait Paul, le patron : un petit moustachu quadragénaire avec son éternel béret sur la tête. Puis, assis près de l’antique poêle à charbon, on trouvait Ernest, un vieux de 85 ans, qui effectuait sa première sortie après trois mois sans avoir mis le nez dehors. Il revenait de loin, et avait eu le temps d’apercevoir la Camarde. Du moins c’est-ce qu’il affirmait, et il s’empressait d’ajouter qu’il la sentait encore rôder dans les parages. On lui disait alors qu’il se faisait des idées, qu’il était reparti d’un bon pied, qu’il allait même enterrer tout le reste du village. Mais Ernest était sceptique.
La cliente salua Paul, puis Ernest, et s’assit dans un coin. Quand Paul lui demanda ce qu’elle allait boire, elle répondit :
— Un fernet branca, s’il vous plaît.
Ernest leva les yeux de son ballon de rosé, comme si le timbre de la voix de la cliente avait attiré son attention.
Puis il se mit à la regarder. Alors elle lui sourit.
Cela donna de l’audace au vieil Ernest qui se leva et vint s’asseoir à sa table.
Paul suivit la scène d’un œil interrogateur. Mais Ernest semblait parti dans un autre monde. Il regarda la cliente en noir avec une infinie tendresse, et lui murmura :
— Ainsi, tu ne m’as pas oublié ; tu es revenue. En plus tu me reconnais.
Le vieil Ernest baignait manifestement dans un doux romantisme. Il avait tout l’air d’un incurable amoureux pour qui les années ne pèsent guère davantage qu’une plume soumise aux caprices du vent.
La cliente en noir lui sourit encore ; et Ernest était sur une douce volute.
Paul apporta le fernet branca et se retira.
La cliente but son verre d’un trait, se leva et alla payer sa consommation et le ballon de rosé d’Ernest.
Complètement ébahi, Paul les vit partir tous les deux.
De la grande vitre du café, il les suivit des yeux tandis qu’ils allaient s’asseoir sur un banc de la petite place toute proche. Ils parlèrent ensemble pendant un moment ; puis contre toute attente, la cliente en noir déposa un baiser sur la bouche du vieil Ernest. Elle se leva ensuite très vite du banc, et attendit près de la route que son chauffeur arrive. Elle monta à l’arrière de la voiture, et celle-ci quitta le village.
Croyant avoir rêvé, Paul se décida à sortit de son café et se hâta d’aller rejoindre Ernest qui demeurait sur le banc.
Mais il ne put répondre aux questions du cafetier, car s’il arborait un doux air rêveur, de ceux dont ont le secret les amoureux naïfs, il ne pouvait cependant plus rien dire, ni faire : il avait été manifestement victime de sa passion à la fois soudaine et éphémère.
À son enterrement, chacun commenta la fin du vieil Ernest, et à partir de ce jour, à chaque fois qu’un ancien venait boire son ballon de rosé au café de la place du village, il s’assurait toujours avant d’entrer, qu’il n’y avait pas à l’intérieur, une cliente en noir.

Patrick S. VAST - Mai 2008 

13/05/2008

Le diable au carrefour

I went down to the crossroads,
Fell down on my knees
Asked the Lord above “Have mercy now
Save poor Bob if you please”

Je suis allé au carrefour,
Suis tombé à genoux,
J’ai demandé au Seigneur d’avoir pitié de moi
Et de bien vouloir me sauver.

« Crossroads blues » - Robert Johnson

La légende rapporte que Robert Johnson est devenu le bluesman de talent que l’on connaît, après avoir rencontré le diable à un carrefour. Drôle d’histoire du Sud profond, des contes et des fables de la musique du bleu à l’âme.

Et pourtant, il y a de nombreuses années, s’est passé quelque chose d’incroyable, non pas dans le Sud des USA, mais cette fois-ci dans la France profonde, celle du terroir, qui sent l’humus et bien plus encore.

Le gars dont il est question dans cette histoire, n’était pas né du côté de l’Alabama ou de la Géorgie, mais dans l’une de nos provinces bucoliques qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici. Nous dirons qu’il était de la campagne, un point c’est tout. Et voilà qu’au lieu d’écouter de l’accordéon comme tous les jeunes et les vieux de son village, il s’était entiché du blues, de cette drôle de musique qui faisait froncer les sourcils de sa mère, et plus particulièrement de Robert Johnson.

Le gars en question, un quadragénaire s’appelant Siméon, rêvait de réussir un jour à jouer de la guitare et à chanter comme son idole du Mississippi.

Dans le patelin où il habitait, le seul carrefour que l’on pouvait trouver, était celui dit « des 4 parcelles », soit les quatre surfaces d’un immense champ de pommiers appartenant au dénommé Rufus Mangevin, délimitées par deux routes départementales qui se croisaient.

Le Rufus Mangevin était un paysan sanguin aimant la chair sous toutes ses formes, et l’on racontait qu’il ne se privait guère de conter fleurette aux jeunes saisonnières qui venaient chez lui pour la récolte des pommes ; même qu’il avait peut-être poussé la plaisanterie un peu trop loin avec l’une de ses dernières recrues. En effet, celle-ci n’était pas rentrée chez elle à la ville, et les gendarmes avaient dû enquêter et même interroger le Rufus. Mais ça n’avait pas été plus loin.

Seulement, peu de temps après, alors que Siméon se baladait dans la campagne, il vit le Rufus au volant de son tracteur au carrefour des 4 parcelles. C’était la fin de l’après-midi, mais il faisait encore très chaud. Le Rufus regarda Siméon d’un air narquois, puis d’un coup il se passa quelque chose d’extraordinaire qui eût pu laisser croire à Siméon que le soleil avait cogné trop fort sur son crâne. En effet, le visage du Rufus se métamorphosa. Sa bouille pleine, un tantinet rougeaude, agrémentée d’une épaisse moustache noire qui prenait naissance sous son nez camard et recouvrait sa lèvre supérieure, s’allongea, et une barbe en pointe apparut. Et pour finir, une paire de cornes se dressa sur sa tête. Siméon en était certain, il était en présence du diable, de Belzébuth, de Méphisto, enfin, peu importe comment on veut l’appeler.

Siméon secoua vigoureusement sa tête, et aussitôt, il revit l’air narquois du Rufus : ce dernier avait repris son apparence habituelle. Il passa aussitôt devant Siméon avec son tracteur, et lui lança un « salut ! »

Le soir même, chez lui, Siméon repensa à ce qui lui était arrivé, et à Robert Johnson qui avait rencontré le diable au carrefour, comme il le chante dans « Crossroads blues ».

Et quand sa mère fut endormie, n’y tenant plus, il prit une pelle, une lanterne qui avait appartenu à son oncle ancien lampiste à la SNCF, et partit dans la nuit.

Il avait ressenti comme un appel, et il marcha en s’éclairant de sa lanterne d'un air décidé. Il arriva au carrefour des 4 parcelles, et son flair de descendant de braconniers qui reniflaient le sol pour pister leurs proies, l’incita à prendre sur la droite, le tronçon de route d’où revenait le Rufus l’après-midi même. Alors son flair n’en fut que plus aiguisé. Il longea sur environ un kilomètre un alignement de pommiers, puis s’arrêta soudain, et demeura attentif. Quelques secondes s’écoulèrent, puis il repartit, et s’aventura sur sa droite entre deux rangées d’arbres fruitiers. Il s’arrêta de nouveau, et tenant sa lanterne bien devant lui, il découvrit un renflement de terre.

Il repensa aussitôt à la jeune fille qui avait disparu. Il l’avait bien remarquée. Elle était grande, avec toujours la même chemise sur le dos ; une hippie qui ne voyait pas non plus l’utilité de changer de blue-jeans, sans doute parce qu’elle était à la campagne.

Siméon posa sa lanterne dans l’herbe, puis commença à creuser la terre à grands coups de pelle. Il dégagea au bout d’un moment une fosse assez profonde, et ce fut alors qu’il heurta quelque chose de dur. Cela le fit frémir, et il lâcha sa pelle. Puis il récupéra sa lanterne, et l’approcha en tremblant de la fosse. Il vit tout de suite au fond un grand sac d’engrais ayant l’air de contenir ce qui pouvait bien être un cadavre.

Siméon soupira, et ce fut alors qu’une voix s’exclama :

— Alors espèce de bourrique, tu es content de toi !

Siméon sursauta, et vit tout de suite le Rufus tenant un fusil.

Ses traits étaient déformés par la haine, et Siméon devait craindre le pire.

— Puisque t’es si curieux, reprit le Rufus, tu vas aller la rejoindre dans son trou. Elle était aussi bourrique que toi, alors, comme ça, vous vous entendrez bien !

Puis il mit en joue Siméon, prêt à tirer.

Mais d’un coup, l’expression de haine disparut du visage du tueur, pour laisser place à la surprise. Siméon comprit ce qui se passait, lorsqu’il eut braqué sa lanterne sur les pieds du Rufus, et vit qu’une main terreuse lui enserrait une cheville. Et dans les secondes qui suivirent, la main dotée manifestement d’une très grande force, attira le Rufus vers la fosse, jusqu’à ce qu’il fût les deux pieds dedans. Il lâcha alors son fusil de stupeur, et Siméon s’enfuit dans la nuit.

Une fois chez lui, il se rendit compte qu’il avait bien ramené sa lanterne, mais oublié sa pelle. Il passa le reste de la nuit à claquer des dents, et resta sans sortir pendant trois jours, tant il était malade de trouille.

Pendant ce temps, on s’était bien sûr aperçu de la disparition du Rufus, et les gendarmes s’étaient lancés à sa recherche.

Ce fut lors de la réapparition de Siméon au café du village, que celui-ci  apprit que l’on avait retrouvé le Rufus mort au fond d'une fosse, avec son fusil qu’il serrait sur sa poitrine.

Et à son grand étonnement, Siméon n’obtint aucune information quant à sa pelle, et surtout au cadavre qui avait précédé le Rufus dans la fosse.

Pendant trente ans, Siméon ne fut plus capable d’écouter le moindre disque de blues, et notamment Robert Johnson.

Et s’il s’y hasarda à nouveau au cours de la soirée qui précéda sa mort, jusqu’à son dernier souffle, il ne remit en tout cas plus un seul pied au carrefour des 4 parcelles.

Patrick S. VAST - Mai 2008

06/05/2008

Précarité

5 h - Petit matin froid. Suzy, une blonde menue, arrive avec sa vielle R5 et se gare devant la New Union Bank. À cette heure-là, il n’y a aucun problème pour dénicher une place. Ça ne sera pas la même chose d’ici deux heures.
Elle trouve devant l’entrée Franck, un grand costaud aux cheveux rasés, vêtu d’un blazer et parfaitement cravaté. C’est le vigile. Suzy et lui ont sympathisé depuis longtemps.
— Ça va ? lui demande-t-il, pas trop dur de se lever ce matin ?
Suzy soupire :
— Si, comme d’habitude.
Puis ils montent tous deux jusqu’au premier étage et s’octroient un petit café.
— Ah, les affaires vont mal, déclare Franck. Ma boîte a perdu un marché. Et je n’ai plus le poste de l’après-midi. Alors ils m’ont proposé de faire passer mes horaires de 30 h à 20 h. La galère. Vigile et tout ce qui y ressemble, ce sont vraiment des sales boulots. Toujours la précarité. Il y a de l’embauche, mais on ne gagne rien, ou presque.
— Pareil pour moi, fait Suzy. J’ai perdu un chantier, et j’ai deux mois de loyers en retard.
— Ah oui, la galère, la précarité, répète Franck.
Puis il finit son café, et souhaite une bonne journée à Suzy.
Celle-ci ne tarde pas non plus à vider son gobelet, et part pour deux heures de ménage dans les bureaux.
Ensuite, elle se rend dans une société d’assurances pour également vider les corbeilles à papiers et passer l’aspirateur sur les moquettes, ce qui l’amène dans le milieu de la matinée : le moment de partir chez une petite vieille qui l’emploie pour son ménage, et la paye quand elle a touché sa pension. Galère, précarité, comme dit Franck ; Suzy connaît bien.
Elle rentre chez elle en début d’après-midi : un petit studio dans un immeuble bourgeois. C’est la seule locataire de l’endroit qui ne compte que des propriétaires, et les siens sont une septuagénaire et son fils, un quadragénaire gras et chauve, affublé d’une bouche limaceuse et de yeux brillants.
S’il n’y avait eu que la septuagénaire, elle n’aurait pas obtenu le logement ; mais son fils est intervenu et a plaidé sa cause. Suzy le regrette bien aujourd’hui.
À peine est-elle entrée dans son studio, que l’on sonne à la porte. Suzy se doute que c’est justement le fils. Non seulement elle a perdu un chantier et une bonne part de rémunération, mais en plus elle a dû assurer la réparation de sa vieille R5. Ce qui fait qu’elle n’a pas payé le loyer du mois et celui du précédent.
Elle a envie de ne pas aller ouvrir. Mais à quoi bon, il ne lâchera pas ; jusqu’à ce qu’elle se décide.
Alors elle se résigne. Et une fois la porte ouverte, elle trouve sur le palier un individu rond, des pieds à la tête, avec des yeux brillants et une bouche humide.
Il affiche aussitôt un sourire jaune pour dire :
— Mademoiselle, je vous rappelle que vous n’avez pas payé le loyer de ce mois-ci…
— Ni celui du mois dernier ! le coupe Suzy. Je sais. Mais comme je vous l’ai déjà dit, j’ai eu des frais imprévus. Je vous règle le tout le mois prochain.
L’autre ne se départit pas de son sourire jaune.
— Mais mademoiselle, ça vous fera trois loyers à régler, vous savez bien que ça ne vous sera pas possible.
— Mais si ça me sera possible ! assure Suzy.
— Mais non, insiste l’autre. En tout cas, vous savez comment arranger cette affaire...
Suzy doit faire des efforts pour contenir toute la colère qui bout en elle.
— Ne comptez pas sur moi pour coucher avec vous ! lâche-t-elle avec hargne.
L’autre prend un air de petit garçon contrit pour dire :
— Mais vous savez bien que ce n’est pas ce que je vous demande.
Alors Suzy lui claque la porte au nez. Elle n’a plus rien à perdre de toute façon.
Elle ne sait pas trop en fait ce qu’il lui demande. Il a été très confus sur la question quand il a abordé le sujet il y a trois jours. Sans doute que c’est un pervers qui lui demanderait encore bien pire que de coucher avec lui.
Suzy va s’asseoir sur son lit, dans la chambre minuscule de son studio qui ne vaut certainement pas le loyer qu’on lui en demande. Elle a envie d’éclater en sanglots. À 23 ans, elle se retrouve dans la galère, après avoir été contrainte de se débrouiller toute seule. Elle désespère de s’en sortir ; de réussir à quitter ses petits boulots précaires, de ne plus être la proie d’un pervers qui vient lui réclamer des mois de loyers qu’elle ne peut pas payer.
En fin d’après-midi, elle part effectuer ses deux heures quotidiennes de garde d’enfant, payées « au noir », chez un couple pour qui il n’y a pas de petites économies. L’enfant qu’elle garde est exécrable, sa mère infecte, mais pour Suzy, ça fait un peu plus d’argent pour survivre.
Après cette épreuve, elle passe une soirée plutôt tranquille chez elle à bouquiner, et se couche vers 10 h.
À 4 h 30, le réveil sonne. Elle n’a pas trop de temps devant elle ; alors elle se prépare rapidement. Et alors qu’elle s’apprête à partir, elle aperçoit sur le parquet une feuille blanche que l’on a glissée sous la porte. Elle s’accroupit pour la prendre, et se relève en lisant ce qui a été marqué dessus d’une écriture appliquée, qui rappelle celle d’un écolier consciencieux :

N’oubliez pas les loyers à payer !

La propriétaire

Suzie chiffonne rageusement la feuille, la réduit en boule, et la jette violemment sur le parquet.
Quand elle retrouve Franck, le vigile, pour le café, celui-ci lui dit :
— Vous avez l’air contrariée ce matin.
Suzy soupire :
— Oui, c’est à cause de mes deux loyers de retard. J’ai de la pression de la part de la propriétaire.
Franck hoche la tête, puis dit :
— Il est de combien votre loyer ?
— Trois cents €uros, c’est de l’arnaque.
— Hum, fait Franck.
Il semble réfléchir, puis finalement lâche :
— Si vous voulez, je peux vous aider.
— Quoi ? fait Suzy.
Franck a l’air gêné par la réaction de la jeune femme, mais ajoute quand même :
— Ben, oui, si ça peut vous permettre d’avoir la paix. J’ai un peu de fric de côté, je peux vous passer six cents €uros. Dans la galère, faut s’entraider.
Suzy secoue nerveusement la tête.
— Non, je ne peux pas accepter. Cet argent, vous devez en avoir besoin !
Franck finit son café et hausse les épaules.
— Comme vous voulez, dit-il, c’était de bon cœur.
Puis il salue Suzy en lui souhaitant une bonne journée.
Celle-ci s’acquitte de son travail à la banque, puis à la compagnie d’assurances, et quand elle arrive chez la petite vieille retraitée, c’est pour apprendre une mauvaise nouvelle.
C’est sa fille qui la reçoit et l’informe que sa mère a été hospitalisée et qu’elle ne devrait pas être de retour avant un bon moment. Ce qui pour Suzy se traduit par : encore un peu moins d’argent à gagner. Il ne lui reste donc plus qu’à rentrer chez elle.
Sa propriétaire et son fils habitent l’étage en dessous du sien. En passant devant leur porte, elle ressent de l’angoisse et un grand désespoir.
En fin d’après-midi, elle trouve quand même l’énergie nécessaire pour aller assurer sa garde d’enfant « au noir », et après deux heures passées à supporter le gosse infernal, et les jérémiades de la mère quand elle réintègre son domicile, elle sort, et croit rêver en se faisant aborder par un grand gaillard en jean et en blouson que l’on pourrait prendre pour Franck.
Mais quand l’individu commence à parler, elle se rend vite compte qu’elle est en fait dans la réalité, et qu’il s’agit bien de Franck qu’elle avait eu du mal à reconnaître sans son blazer et sa cravate.
— Mais, qu’est-ce que vous faites ici ? demande-t-elle étonnée.
Le vigile a l’air embarrassé, emprunté même, mais finalement se lâche :
— Écoutez, ce matin j’ai bien compris que c’était vraiment la galère pour vous et que vous ne vouliez pas accepter mon argent par principe. Mais je ne fais que vous le prêter, vous me le rendrez dès que vous le pourrez.
Tout se bouscule alors dans la tête de Suzy : la petite vieille partie à l’hôpital, le fils de la propriétaire qui va venir sans cesse la harceler…
— Bon, d’accord, j’accepte, finit-elle par dire. Mai je vous rends l’argent dès que possible !
— C’est bien entendu, dit Franck.
Il sort une enveloppe kraft de la poche de son blouson et la tend à Suzy.
— Vous êtes certain que cet argent ne va pas vous manquer ? s’enquit-elle quand même en prenant l’enveloppe.
— Oui, ça va aller, assure Franck.
Suzy lui sourit, puis lui demande brusquement :
— Mais au fait, comment saviez-vous que vous alliez me trouver à cet endroit ?
Le vigile a de nouveau l’air embarrassé quand il répond :
— Vous m’avez parlé de votre job de garde d’enfant une fois qu’on prenait le café.
Cette réponse amuse Suzy, et lui révèle qu’une véritable relation d’amitié et de confiance s’est tissée entre elle et Franck au fil des jours et des quelques mots qu’ils échangent à la machine à café. Du coup, elle n’éprouve plus de scrupules à lui avoir emprunté de l’argent.
Franck lui souhaite alors une bonne soirée, et elle prend la direction de son logement.
Elle se sent regonflée à bloc quand elle sonne à la porte de la propriétaire, et s’amuse par avance de la tête de son fils quand il va réaliser qu’il n’aura plus pour un moment le moyen de l’ennuyer.
C’est justement lui qui ouvre la porte.
— Mademoiselle, que puis-je pour vous ? demande-t-il, les yeux plus brillants que jamais.
Suzy lui tend aussitôt l’enveloppe kraft qu’elle tient dans sa main.
— Tenez, voici les deux mois de loyers : 600 €uros, vous pouvez compter si vous le voulez, et me remettre ensuite les quittances.
Le fils de la propriétaire a tout d’abord un mouvement de recul, une certaine crispation apparaît sur son visage, mais très vite il se détend pour dire :
— Mais voyons, mademoiselle, si je vous prends cet argent, vous n’aurez plus rien pour vivre. Vous ne pourrez plus vous nourrir, ou mettre de l’essence dans votre voiture qui vous est indispensable pour vous rendre tôt à votre travail.
— Si je vous donne cet argent, c’est qu’il m’en reste assez, assure Suzy.
— Mais non, insiste l’autre, vous vous retrouverez complètement démunie. Écoutez, il est temps que vous compreniez où se trouve votre intérêt. Ma mère est d’une santé très fragile, lorsqu’elle va décéder je vais faire un très gros héritage ; vous n’aurez plus aucun problème d’avenir si vous êtes gentille avec moi.
— Quoi ! s’exclame Suzy, qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ? Mais si j’allais raconter tout cela à votre mère ? Vous pensez qu’elle vous féliciterait ?
Tout d’abord, Suzy voit le fils de la propriétaire rougir, et afficher un air de gros cancre pris en faute, ce qui lui laisse penser qu’elle a fait mouche. Mais très vite il se ressaisit pour dire :
— Vous n’imaginez quand même pas que ma mère vous croirait ?
Et alors, Suzy est frappée par l’impressionnante expression de haine qui passe dans ses yeux tandis qu’il referme doucement la porte.
Il ne reste plus à Suzy qu’à monter chez elle avec l’enveloppe dans la main. Elle pense tout d’abord la mettre dans la boîte à lettres de la propriétaire, mais comme c’est justement son fils qui s’occupe du courrier, elle risquerait fort de la récupérer dans sa propre boîte. Alors elle se dit que le mieux est encore de la rendre demain matin à Franck.
Elle a du mal à dormir durant la nuit, tant elle est persuadée qu’elle va continuer à se faire harceler. C’est donc avec de grands cernes sous les yeux et pas du tout en forme qu’elle arrive à la banque à 5 h. Cela n’échappe pas à Franck qui lui dit aussitôt :
— Eh bien, ça ne va pas mieux ?
Suzy lui tend aussitôt l’enveloppe.
— Mais ! s’exclame Franck, je vous ai dit que…
Suzy soupire :
— Je sais bien ce que vous allez me dire, Franck, mais il ne s’agit pas du tout de cela. Le fils de la propriétaire n’a pas voulu prendre l’enveloppe. En fait, c’est lui qui s’occupe de tout, et ce qu’il veut, c’est obtenir de moi que… enfin, vous m’avez compris…
Franck hoche doucement la tête, puis dit :
— À mon avis, il faudrait donner une bonne leçon à ce type.
Suzy sursaute.
— C’est-à-dire ?
— Oh, rien de bien méchant, lui flanquer la frousse, tout simplement. Comment il s’y prend pour vous ennuyer ?
— Oh, des fois il sonne à la porte.
— Et est-ce qu’il essaie d’entrer chez vous ?
— Oh, il ne l’a pas encore fait, mais ça ne saurait tarder.
— Bon, eh bien, voilà comment on va procéder. On se retrouve devant chez vous et on rentre ensemble. Ensuite je me cache dans une pièce, et quand le type sonne, vous ouvrez et vous le faites entrer. Après, il va certainement essayer de vous ennuyer ; alors c’est là que j’interviendrai et que je lui flanquerai la frousse en lui disant de ne plus importuner ma copine. Ça vous va ?
Suzy se sent gênée, et hésite. Mais il faut bien que le harcèlement cesse.
— Bon, c’est d’accord, dit-elle. Mais il faudra quand même faire attention.
— Bien sûr, dit Franck, vous verrez, ça ne sera jamais qu’une bonne plaisanterie qu’on va lui jouer. Seulement, après, vous aurez la paix.
— Ça marche, dit Suzy. Vous n’aurez qu’à m’attendre à 10 h devant chez moi.
— D’accord.
Franck s’en va après avoir noté l’adresse de Suzy ; celle-ci accomplit ses heures de ménage à la banque, puis à la compagnie d’assurances, et retrouve le vigile à 10 h précises devant son immeuble. Elle le fait entrer, et tous deux montent l’escalier jusqu’au logement de la jeune femme.
  Le vigile s’assoit dans un petit fauteuil dans la pièce qui sert de séjour, et c’est alors que Suzy a l’idée de mettre de la musique pour attirer l’attention du fils de la propriétaire.
Elle pose un CD sur la platine d’une micro chaîne placée sur un meuble, et moins de cinq minutes plus tard, on sonne à la porte.
Aussitôt Franck va se cacher dans la chambre, et Suzy coupe le son de la chaîne, puis se hâte d’ouvrir la porte.
Contre toute attente, elle voit surgir une vieille femme au chignon couleur de neige, levant sa canne sur elle. Elle commence à reculer, et se retrouve ainsi au milieu de la pièce, avec la vieille la menaçant toujours de sa canne et s’écriant :
— Espèce de traînée, tu as fait des propositions malhonnêtes à mon fils ! Il m’a tout raconté ! Tu as essayé de l’embobiner pour m’assassiner !
Tout d’abord tétanisée de surprise, Suzy se reprend et réplique :
— Mais ça ne va pas ! C’est lui qui m’a fait des propositions malhonnêtes ! Votre fils est un pervers, un immonde vicieux !
— Tais-toi donc traînée, putain ! s’exclame la vieille femme.
Recevant un premier coup de canne, Suzy crie :
— Mais arrêtez, vous êtes folle !
Un second coup plus violent que le premier la fait encore crier, et c’est alors que Franck sort de sa cachette.
Tout se passe ensuite très vite. Il saisit le poignet de la vieille enragée qui lâche sa canne en hurlant, puis sort précipitamment de la pièce. On entend alors un grand bruit accompagné d’un hurlement plus fort que le premier, puis un long gémissement, et enfin, c’est le silence total.
Suzy et Franck sortent à leur tour de la pièce, puis s’approchent de l’escalier, et instinctivement se blottissent l’un contre l’autre, en découvrant sur le palier du dessous, la vielle femme étendue, inerte, après avoir de toute évidence fait une chute mortelle.
Le temps semble soudain suspendu. Mais très vite, il reprend son cours, et apparaissent alors sur le palier, un homme grand et maigre vêtu d’une robe de chambre de soie, puis une femme d’un certain âge en tailleur, et en dernier, le fils de la propriétaire dans un costume de prix, les yeux extrêmement brillants qui se met à crier :
— Ils ont assassiné maman ! Elle venait chercher les loyers qu’on lui devait. Mais elle a été poussée dans l’escalier par cette femme et son complice. Il faut appeler la police !
Toujours blottis l’un contre l’autre, Suzy et Franck regardent l’individu qui les accusent, pointant son index vers eux. Mais ils semblent indifférents, résignés. Persuadés qu’ils n’auront décidément droit qu’à la précarité : précarité du travail, de la vie, de l’existence, du destin, ils restent imperturbables, détachés ; même quand une sirène commence à retentir dans la rue, puis à monter jusqu’au palier où ils se tiennent, comme soudés l’un à l’autre, face à l’incommensurable adversité.

Patrick S. VAST - 1er mai 2008