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28/08/2008

Entr'actes jusqu'au 4/10

Bon, il y a du travail en perspective avec le manus à bichonner (voir précédente note). Alors il faut faire la pause pour l'instant sur ce blog.

Mais je vous donne rendez-vous dès le samedi 4 octobre pour la mise en ligne de votre prochain feuilleton "La gare temporaire" !

 

Et en attendant, puisque je vais être dans une ambiance polar, manus oblige, eh bien je vous invite à visiter régulièrement :

 

VAST IN BLACK, mon blog polar, en cliquant ici-même.

26/08/2008

Écrire encore le mot "FIN"

Le 3 février, j’ai écrit une note intitulée « Écrire le mot "FIN" ». C’était à propos de mon roman fantastique que je venais de terminer. Ensuite il y a eu les corrections, et le 28 mars, jour de mon anniversaire, j’ai envoyé le manus par la poste au Calepin Jaune Éditions. Fin juin le verdict tombait : accepté pour publication prévue en novembre 2010.
Eh bien, vendredi dernier, j’ai encore écrit le mot FIN. Là il s’agit d’un roman policier que je compte soumettre aux éditions Ravet-Anceau, qui ont créé une collection Polars en Nord. Aurai-je la même chance qu’avec Le Calepin Jaune Éditions ? C’est ce que l’on appelle le vertige de la soumission. Enfin, moi je l’appelle ainsi. Mais bon, maintenant il y a encore un long mois de travail devant moi : re-re-relectures et corrections.
Puis ce sera le top départ pour l’éditeur.
Une autre aventure. Allez, au pire, si cette fois-ci ça ne marche pas, vous aurez droit à 36 samedis de feuilleton, soit les 36 chapitres du roman que je mettrai en ligne. En toute situation il faut un plan B, une alternative, c'est ainsi que l’on garde toujours le moral et que l’on avance.

23/08/2008

Une histoire de citrouille

Un appel à textes est lancé jusqu’à la fin juin 2009, ayant pour thème Mars et les Martiens. Sujet trop tentant pour que je n’y participe pas. Et en attendant, retrouvons une note du 31 octobre 2007, où il est justement question de Mars, ou plutôt d’une vision de Mars, et c’est en cliquant ici.

16/08/2008

L'affaire Carouge (dernier épisode)

Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.

 

Jean n'avait pas vraiment besoin de cette précision. De toute façon, il avait pressenti ce qu'on allait lui annoncer.

— Je vais vous demander de nous suivre à l'hôtel de police, monsieur Carouge, dit le commissaire, car nous devons vous entendre à propos de cette affaire.

Jean hocha la tête.

— Je vous suis, dit-il en s'efforçant de ne pas regarder la concierge.

Le trajet jusqu'à l'hôtel de police se passa très vite et dans une insoutenable odeur de transpiration ; chacun se vidant de son eau, car la voiture dans laquelle Jean avait pris place avec le commissaire et deux agents en tenue, avait sa climatisation en panne.

Le commissaire installa Jean dans son bureau sur une chaise, et lui resta debout. L'interrogatoire commença aussitôt.

— Vous pouvez me dire où vous avez passé la nuit, monsieur Carouge ? demanda le commissaire.

Jean ne savait que dire, que répondre.

— Je l'ai passée dehors, lâcha-t-il avec fatalisme.

— Dehors ? fit le commissaire.

Jean hocha la tête.

— Oui, j'aurais été incapable de dormir chez moi, malgré la clim'.

— Et surtout le tapage qu'il y a eu toute la nuit, ironisa le commissaire. Et vous êtes rentré au matin ?

— Oui, c'est cela.

— Vous avez donc rôdé toute la nuit dehors ?

— Oui.

— Vous ne vous êtes pas arrêté ?

— Si, j'ai dû m'asseoir sur un banc, et m'assoupir.

— Et où ça ?

— Du côté de la rue Nationale.

Jean ne savait pas trop s'il faisait bien de continuer dans cette voie. Ne devait-il pas tout avouer ? Mais quelque chose, quelque chose d'indéfinissable tout au fond de lui, lui soufflait de n'en rien faire ; qu'il valait mieux.

Le commissaire avait un visage carré et ridé. Il plissa le front ce qui accentua les rides, et dit :

— Vous savez, monsieur Carouge, que dans cette affaire, vous apparaissez comme le principal suspect ?

Jean opina de la tête.

— Je m'en doute, dit-il. Pourtant, croyez-moi, même si je devais une somme d'argent très importante à mon associé, ou plutôt à ses parents, je n'en suis pas arrivé à commettre un crime, surtout comme celui-là.

Cette réponse parut plaire au commissaire, en dépit du scepticisme dont il ne se défaisait pas vraiment.

— Peut-être, reprit celui-ci, mais les parents de monsieur Holmat vous accuse formellement.

— Sans doute, soupira Jean, mais j'en reste à ce que je viens de vous dire.

— Bon, fit le commissaire, je vais donc devoir vous mettre en garde à vue. Il est possible que ce crime ait été commis par un rôdeur ou autres. Avec cette canicule, on assiste à une flambée de meurtres en tout genre, pour trois fois rien... un portefeuille, une voiture. Il y a un tas de gens qui semblent perdre les pédales. Il serait grand tant qu'il flotte un bon coup, que ça rafraîchisse ne serait-ce qu'un peu l'atmosphère.

— Vous voulez dire que vous allez me garder ici ! s'exclama Jean.

— Obligé, fit le commissaire, d'un air presque contrit. Il faut que j'enquête. Et j'aurai certainement à reprendre l'interrogatoire un peu plus tard.

Il appela un agent qui arriva torse nu avec toutefois sa casquette sur la tête.

— Eh bien ! s'exclama le commissaire, qu'est-ce qui t'arrive ?

— On crève ici, se plaignit l'agent. La clim', elle marche au ralenti.

— Et alors, je résiste bien, moi, dit le commissaire dont la chemise était maculée d'auréoles de transpiration.

— Peut-être, mais moi, j'en peux plus, se plaignit de plus belle l'agent.

— Bon, soupira le commissaire, c'est pas tout ça, il faut mettre le suspect en cellule.

Cela fit sursauter Jean qui obéit à l'agent en ôtant ses lacets et son sac-banane, et en lui remettant le tout.

— Il n'y a plus qu'une cellule de libre, déclara l'agent, en entourant le bras de Jean de ses doigts moites.

Il le conduisit ainsi à la cellule en question, puis expliqua en refermant la grille à clé :

— Toutes les autres cellules sont prises à cause des gens qu'on a l'ordre d'arrêter quand on les trouve en train de traîner dans les rues. C'est devenu formellement interdit de traîner dans les rues depuis une heure.

— Ah bon, fit Jean, qui aurait de loin préféré se retrouver arrêté pour ce genre de délit somme toute mineur.

Il s'assit sur le banc qui était scellé au mur de la cellule, puis se prit la tête dans les mains. De nouveau, il sentait les effets sournois de la dépression. Tout ce qu'il vivait depuis la veille, c'était trop pour lui. Son cerveau, son être tout entier ne suivaient plus.

Ce fut l'intervention de l'agent torse nu qui le sauva d'une chute sans doute irréversible.

— Tenez, je vous ai apporté un peu de ravitaillement, annonça-t-il.

Il tenait dans une main un énorme sandwich et une canette de bière décapsulée. Avec l'autre main, il actionna sa clé pour ouvrir la grille de la cellule.

— Tenez, faut pas vous laisser abattre, dit-il en tendant le casse-croûte à Jean.

Celui-ci se hâta de le prendre, ainsi que la canette de bière, et l'agent referma la grille en déclarant :

— On annonce un orage, et des trombes d'eau. Mais je n'arrive pas à y croire ; on va tous crever de chaleur !

Cette sinistre prophétie n'empêcha pas Jean, qui mourrait réellement de faim, de mordre avec conviction dans son sandwich. Il le liquida ainsi que sa bière qui n'était pas à priori une Lemotte, en moins de deux. Il venait de finir d'ôter quelques miettes de sa jambe nue, quand l'agent revint avec cette fois, un vieillard vociférant, doté d'une barbe et de cheveux longs et blancs, vêtu d'un simple short effrangé et coiffé d'un chapeau de paille.

— Mais je ne risquais rien avec mon chapeau ! pesta le vieillard, je ne risquais pas d'attraper une insolation !

— Les ordres sont les ordres, rétorqua l'agent. C'est interdit de se promener dans les rues.

— Quel beau pays de liberté ! s'indigna le vieillard.

L'agent ne polémiqua pas davantage, et fit entrer le vieillard dans la cellule.

— Désolé, dit-il, mais ailleurs c'est encore pire ; ils sont au moins cinq par cellule, et on va bientôt devoir transférer du monde à la prison de Loos.

— Quel beau pays de liberté, renchérit le vieillard, tout le monde en cellule !

L'agent referma une nouvelle fois la grille, et s'en alla en haussant les épaules.

Le vieillard resta debout, et regarda Jean avec curiosité.

— Vous aussi, on vous a arrêté parce que vous vous promeniez tranquillement dans les rues ? demanda-t-il.

Jean soupira :

— J'aurais bien voulu être arrêté pour ça.

L'autre parut encore plus curieux.

— Vous n'êtes donc pas ici pour promenade illégale ?

Cette formule réussit à faire rire Jean.

— Non, je ne suis pas du tout ici pour cette raison, dit-il.

— Et vous ne voulez pas dire pourquoi ? insista l'autre.

Jean soupira de nouveau :

— Comment vous expliquer ce qui m'est arrivé ?

— C'est inavouable ? s'enquit l'autre.

Jean secoua la tête.

— Inavouable, non, mais incroyable, certainement.

L'autre prit un air des plus intéressés.

— Eh bien, allez-y, je raffole de l'incroyable.

Alors, Jean n'hésita plus, et se lança.

 

***

 

Quand il eut entendu le récit de Jean, le vieillard murmura :

— L'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, mais c'est dingue ça.

— Vous l'avez connu ? demanda Jean, avec grand intérêt.

— Non, non, fit le vieillard. Je n'ai que 73 ans, je n'étais pas encore né en 1936. Mais par contre, j'ai lu un bouquin à propos de cette affaire vers 1972 ou 1973. Et donc, maintenant, je sais que le véritable assassin de Charles Falke était Fifi la lame.

— Fifi la lame ! s'exclama Jean.

— Oui, Fifi la lame, reprit le vieillard. La description que vous m'avez faite de l'individu qui est sorti du bureau de Charles Falke avec un couteau à la lame ensanglantée à la main, correspond bien à celle de Fifi la lame. C'était un gredin qui a sévi dans les années trente, et qui tuait pour voler deux fois rien. Un vrai cinglé que ce Fifi la lame. Il a failli plusieurs fois être arrêté, mais il s'en est toujours tiré de justesse. Pendant la guerre, il s'est installé à Paris où il a travaillé activement pour la Gestapo d'après certains témoignages. Ensuite, on perd complètement sa trace. Enfin, aujourd'hui, il devrait avoir 119 ans, donc il est peu probable qu'il soit encore en vie.

— Oui, on ne peut plus compter sur son témoignage pour réhabiliter le Jean Carouge de 1936, soupira Jean.

— Non, vraiment pas, reconnut le vieillard.

Puis, Jean le regarda, et dit :

— Mais au fait, tout ce que je vous ai raconté ne semble pas vous étonner plus que ça !

Le vieillard souleva légèrement les épaules en disant :

— Non, pourquoi ça devrait m'étonner ?

— Mais voyons, ce voyage dans le temps ! s'exclama Jean.

Le vieillard fit doucement non de la tête.

— Il ne s'agit pas du tout d'un voyage dans le temps, dit-il. Je sais bien que c'est le rêve de tout le monde de pouvoir se balader à travers l'espace temporel. Explorer le 40ème siècle, ou bien, au contraire, remonter au temps des Gaulois ou même de la préhistoire. Mais malheureusement, cela est impossible. Non, vous n'avez pas pu aller vous balader en plein 12 décembre 1936, et ainsi interférer dans le destin du Jean Carouge de cette époque. Ce qui s'est déroulé alors, est figé dans le passé. Vous, vous êtes arrivé dans ce bas monde que bien après. Les vieilles histoires de paradoxes temporels sont très excitantes, mais à mon avis, relevant du domaine de l'utopie. Comment croire qu'on a pu intervenir dans des événements ayant eu lieu avant même sa naissance ? Non, en fait, ce n'est pas vous qui êtes remonté dans le passé, mais plutôt votre lointain parent qui est venu dans notre présent, et pour commencer en 1980, l'année de votre naissance.

Jean regarda le vieillard, complètement éberlué.

— Attendez, je ne vous comprends plus. Vous me dites que les voyages dans le temps sont impossibles, et ensuite vous m'annoncez que le Jean Carouge de 1936, s'est déplacé jusqu'en 1980.

Le vieillard se mit à rire.

— Je crois que je me suis mal fait comprendre, dit-il. Bon, prenons les choses autrement. Le Jean Carouge de 1936 est mort guillotiné, alors qu'il était parfaitement innocent. On est bien d'accord ?

Jean acquiesça.

— Bon, poursuivit le vieillard, alors autant dire que son âme n'a jamais pu trouver le repos. Il en est souvent ainsi de l'âme d'un supplicié. Elle a erré pendant des années et des années. Puis, un jour, elle s'est réincarnée. Elle a retrouvé une enveloppe humaine, pour que l'être qu'elle avait habité précédemment, reprenne en charge son destin, et tente d'améliorer ou même de réussir ce qui avait complètement échoué dans son autre vie.

— Comment, manqua de s'étrangler Jean, vous voulez dire que je suis la réincarnation du Jean Carouge, mort guillotiné le 5 juin 1937 ?

— Tout à fait, déclara le vieillard. Et on peut dire que dans ce cas, l'âme tourmentée de ce supplicié, a retrouvé une enveloppe sur mesure, puisque d'après ce que vous m'avez indiqué, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à votre lointain parent. Si bien qu'il ne faut pas considérer qu'il existe deux Jean Carouge, mais un seul ; le second, né en 1980, s'étant totalement et parfaitement substitué au précédent.

Pour prononcer ses derniers mots, le vieillard s'était assis à côté de Jean sur le siège scellé au mur de la cellule, tandis qu'un gros coup de tonnerre venait de retentir.

— Ah, on dirait que ça y est, l'orage va éclater, dit le vieillard, comme pour faire diversion, et en tout cas, laisser à Jean le temps de reprendre ses esprits.

— Alors là, je n'avais pas du tout envisagé les choses sous cet angle, dit celui-ci, l'air complètement perdu.

— Et pourtant, il le faut, dit le vieillard, tandis qu'un second coup de tonnerre retentit, suivi bientôt par un violent bruit d'averse.

L'agent torse nu surgit aussitôt, au comble de la joie.

— La météo ne s'était pas trompée, la météo ne s'était pas trompée ! s'exclama-t-il. Il parait que d'ici ce soir, les températures vont perdre au moins dix degrés ! C'est la fin de la canicule.

— Eh bien, vous allez donc pouvoir me libérer ! dit le vieillard. Ça va être à nouveau autorisé de se promener dans les rues, non ?

— Heu... fit l'agent, pris manifestement de court, c'est à dire que je dois attendre les ordres...

— Ne les attendez pas trop longtemps, alors ! s'exclama le vieillard. Je termine avec mon infortuné compagnon de cellule, et ensuite je veux qu'on m'ouvre la grille.

— Heu, oui, oui, fit l'agent, très embarrassé.

Le vieillard s'adressa de nouveau à Jean, et reprit :

— Eh oui, jeune homme, il faut bien comprendre que tout ce que vous vivez depuis votre naissance, n'est pas le fruit du hasard. Tout est dicté par ce que Jean Carouge a vécu dans sa vie précédente, et bien sûr avant toute chose, cet affreux crime dont il a été injustement accusé à l'âge que vous avez actuellement, et pour lequel il a fini sur l'échafaud presque un an plus tard.

— Mais comment pouvez-vous être sûr de tout cela ? s'enquit Jean.

— Ah, mon garçon, fit le vieillard, j'appartiens à une génération qui a beaucoup voyagé au Népal et bien sûr en Inde. Je me suis évidemment beaucoup intéressé dans les années 70 de notre bon vieux XXème siècle passé, à l'hindouisme et à ses principes, dont la réincarnation. Aussi, je suis sûr de ce que j'avance.

— Mais alors, reprit Jean, ce que j'ai vécu hier soir, cette soirée du 12 décembre 1936...

— Eh bien, repartit le vieillard, il existe plusieurs théories à propos de la réincarnation, sur la possibilité ou non pour un réincarné de se souvenir de sa, ou, de ses vies antérieures. Certains affirment que cela est possible. C'est personnellement mon avis. Bien sûr, le souvenir peut-être partiel, et aussi il arrive que certains éléments soient même enfouis, voire effacés. Donc, hier soir, vous vous êtes non seulement souvenu, mais vous avez vécu...

— J'ai vécu ! coupa Jean.

— Oui, vous avez vécu, insista le vieillard, car je vous rappelle qu'il n'y a plus désormais qu'un seul et unique Jean Carouge. Vous avez donc vécu — ou plutôt même, revécu— les événements du 12 décembre 1936, qui étaient d'ailleurs à l'époque apparemment sortis de votre mémoire, puisque vous avez toujours déclaré que vous étiez tranquillement resté chez vous ce soir-là.

— Mais pourquoi aurais-je revécu ces événements, et justement hier soir ? demanda Jean, incrédule.

Le vieillard répondit aussitôt :

— Eh bien, très certainement, parce que le destin allait encore frapper de façon néfaste comme en 1936. D'où d'ailleurs, votre présence dans cette cellule.

— Mais alors, fit Jean, est-ce qu'en 1936, je me suis rendu dans ce bistrot où j'ai bu hier soir une Lemotte, puis ensuite au siège de ma société ?

— Oui, oui, poursuivit le vieillard, et à l'époque, vous avez vu très probablement également l'assassin de votre associé, ce fameux Fifi la lame. Seulement, vous avez dû être très choqué par ce qui s'est passé ; ce qui vous a rendu amnésique. Et c'est grâce à votre réincarnation que vous avez revécu ces terribles événements, et que vous vous souvenez parfaitement maintenant de ce qui s'est passé le 12 décembre 1936 au soir.

— Mais qu'est-ce que ça va m'apporter pour ma situation présente ? demanda Jean, complètement chamboulé.

Le vieillard soupira :

— Écoutez, le principe de la réincarnation, permet à un individu d'améliorer ce qu'il a vécu précédemment. Bon, d'après ce que vous m'avez raconté, ce n'est pas très évident. Comme il y 79 ans, vous êtes au bord d'une faillite, plutôt déprimé, et enfin, accusé de l'assassinat de votre associé à qui vous deviez une somme importante. On peut dire que la guigne ne vous lâche pas d'une vie à l'autre. Seul point tout de même positif, la peine de mort ayant été abolie en 1981 en France, vous ne finirez pas une nouvelle fois sur l'échafaud. Par contre, il est à craindre que vous soyez quand même condamné à la prison à perpétuité...

Prenant soudain conscience de ce qu'il était en train de dire, le vieillard regarda alors Jean qui était complètement blême, et s'excusa :

— Heu... ne m'en voulez pas d'être aussi direct...

— Oh, je ne suis plus à ça près, assura Jean.

— Bon, poursuivit le vieillard, alors, pour vous, d'avoir revécu la soirée du 12 décembre 1936, et de pouvoir désigner maintenant le véritable assassin de Charles Falke, va vous permettre peut-être de vous réhabiliter. Du moins, pour le meurtre de 1936.

— Comment pouvoir espérer cela ? soupira Jean, alors que je suis accusé d'un nouveau meurtre, celui de Pierre Holmat. Et puis, vous me voyez en train d'expliquer à des policiers ou à des juges, que je suis la réincarnation du Jean Carouge accusé injustement du meurtre de Charles Falke, commis en réalité par Fifi la lame disparu depuis des décennies ! Non, franchement, vous y croyez ? Et peut-être qu'en y étant, je pourrais expliquer que le destin étant particulièrement cruel avec moi, je me retrouve à nouveau accusé d'un crime que, comme le précédent, je n'ai pas pu commettre. Je vous laisse deviner l'effet que tout cela risquerait de produire.

— C'est vrai, reconnut le vieillard en soupirant. Seulement, il y a un élément à ne pas écarter.

— Lequel ? demanda Jean.

Le vieillard attendit quelques secondes avant de lâcher :

— Eh bien, que vous soyez innocenté pour le meurtre de Pierre Holmat.

— Ça serait vraiment trop beau, souffla Jean.

— Mais pas impossible, dit le vieillard. N'oublions pas que le principe de la réincarnation est de pourvoir espérer tendre vers le meilleur.

— M'ouais, fit Jean. En tout cas, ce que je me demande quand même, c'est où je pouvais vraiment être hier soir, alors que je me baladais en pleine année 1936. Vous en avez une idée ?

— Oui, dit le vieillard, d'un ton toutefois mesuré. Vous étiez peut-être en train d'errer physiquement dans les rues de Lille, et vous avez échoué dans ce cagibi d'immeuble dont vous m'avez parlé. Ou bien, vous vous êtes rendu dans votre bistrot habituel qui avait pris l'apparence de celui de 1936, et ensuite vous vous êtes sans doute rendu à votre société...

— Qui était devenu également celle de 1936, poursuivit Jean.

— Heu... oui, fit le vieillard.

— Et j'ai discuté avec Pierre Holmat qui avait pris les trait de Charles Falke.

— Heu... oui, fit de nouveau le vieillard.

— Et ensuite, j'ai vu le véritable assassin de Pierre Holmat, mais je suis maintenant incapable de le décrire, puisqu'il avait pris l'apparence de Fifi la lame, l'assassin de Charles Falke. Et si là, c'était bien moi le coupable. Peut-être que pour une fois la réincarnation a fonctionné à l'envers. Je ne me suis pas amélioré en me réincarnant, mais au contraire, d'un parfait innocent en 1936, je suis devenu un horrible criminel en 2015 !

Cette perspective était des plus effroyables, et laissait même le vieillard très interdit. Heureusement, à ce moment-là arriva le commissaire Morillond accompagné de l'agent torse nu, ce qui mit fin à cette situation difficile.

— Un instant, on va vous libérer, monsieur, dit le commissaire au vieillard.

Celui-ci ne cacha pas sa satisfaction, tandis que l'agent ouvrait la cellule, et que le commissaire priait Jean de le suivre.

L'agent torse nu referma la cellule en promettant au vieillard qu'il allait très vite revenir pour le libérer, ce qui lui valut d'essuyer une bordée d'injures de la part de l'intéressé qui était manifestement à bout de patience.

Le commissaire amena Jean jusqu'à son bureau, et aussitôt, lui tendit la main en déclarant :

— Je vous prie de recevoir toutes nos excuses, monsieur Carouge, car nous avons arrêté l'assassin de votre associé.

Jean n'en croyait pas ses oreilles ; c'était trop beau.

— Oui, reprit le commissaire, comme je le soupçonnais, il s'agit encore d'un de ces individus qui a perdu complètement la boule avec la canicule. On l'a attrapé alors qu'il venait de poignarder sauvagement un pauvre homme qui était sorti dans les rues malgré l'interdiction, juste pour lui dérober ses chaussures. Il avait le portefeuille de votre associé sur lui, et il n'a fait aucune difficulté pour avouer qu'il l'avait bien tué de plusieurs coups de couteau hier soir pour le voler. Eh oui, avec cette incroyable chaleur, on en était arrivé là. Vous êtes donc libre, monsieur Carouge. Et encore une fois, toutes nos excuses. Mais il fallait bien que l'enquête se fasse.

— Oh, je comprends, répondit tout simplement Jean qui ne pensait plus qu'à la suite des événements.

Il accepta de reprendre son sac-banane que venait de lui apporter l'agent torse nu, mais pour ce qui était des lacets, il déclara :

— Je vous les laisse. Je crois que je vais me débarrasser de mes baskets. Ils ne me plaisent plus du tout.

— Ah bon, fit le commissaire, étonné. Bien, vous pouvez partir, monsieur Carouge. À moins que vous ne préfériez attendre que la pluie se calme un peu.

— Non, non, ça ira assura Jean. Ah, au fait, n'oubliez pas le monsieur au chapeau de paille.

— Ne vous inquiétez pas, on va le sortir de la cellule, assura le commissaire.

 

Une fois dehors, Jean reçut sur lui une pluie tiède qui lui fit le plus grand bien.

Avait-il voyagé dans le temps la veille, était-il la réincarnation de son lointain parent, ou encore, son cerveau fragilisé par la dépression lui avait-il joué un bien sale tour en le plongeant dans une fantasmagorie qu'il ne pouvait s'expliquer ? Ce qui lui importait désormais, c'était de réhabiliter l'individu qui resterait pour lui, envers et contre tout, le Jean Carouge de 1936.

Il envoya balader devant lui ses baskets et continua son chemin pieds nus. Il eut une pensée ému pour Pierre Holmat, mais au même titre il est vrai que pour Charles Falke. La disparition de ces deux associés, sauvagement poignardés en l'espace de 79 ans, le rendait plutôt morose.

Il arriva bientôt à la Grand-Place, où une foule de gens complètement nus dansaient de joie sous la pluie toujours délicieusement tiède, profitant certainement des derniers instant où il était autorisé de se dévêtir à ce point.

Quand il parvint dans la rue Saint-André, la pluie avait redoublé d'ardeur. À travers le véritable voile qu'elle formait en tombant lourdement, il vit un individu qui avançait vers lui. Alors qu'il n'était plus qu'à quelques mètres de lui, il s'aperçut qu'il était vêtu d'un pantalon et d'une chemise légère. Mais ce furent les pieds de l'individu qui retinrent plus particulièrement son attention. Plus celui-ci s'approchait, plus Jean était convaincu qu'il était chaussé des babouches. Ce fut donc le coeur battant, qu'il s'attendit à croiser son double.

— On va bientôt regretter la chaleur ! lança l'individu en passait juste à côté de lui.

Non, ce n'était pas son double. Cet homme qu'il venait de croiser était bien différent de lui, et en plus, c'étaient de banales tongs qu'il portait aux pieds.

Quand Jean entra au Météor, dégoulinant de pluie, le patron, un grand gaillard moustachu, arborant un tee-shirt aux couleurs du LOSC, le club de football local, s'exclama :

— Eh bien, voilà un rescapé !

Jean était le seul client du café ; les habitués étant sans doute restés encore chez eux, ou alors peut-être en train de danser sous la pluie comme on le faisait sur la Grand-Place.

Jean regarda le patron d'un air interrogateur, pensant tout d'abord qu'il disait cela parce que, trempé comme il l'était, il devait ressemblait à quelqu'un que l'on avait sauvé de justesse de la noyade.

— Oui, reprit le patron, vous n'aviez pas l'air dans votre assiette hier soir. Vous parliez tout seul, vous paraissiez complètement ailleurs. Je vous ai même demandé à un moment si vous vouliez que j'appelle un médecin, mais vous ne m'avez jamais répondu. Et puis, vous êtes parti. Vous aviez dû attraper un sacré coup de chaleur, non ?

— Oui, plutôt, dit Jean sans se démonter. Mais ça va maintenant, j'ai bien récupéré.

L'air rassuré, le patron posa la main sur l'une des manettes de sa pompe à bière ultra moderne, et demanda d'un ton toutefois hésitant :

— Je vous sers un demi ?

— Oui, répondit Jean, mais de Lemotte.

Le patron prit tout d'abord un air très surpris, puis avec un grand sourire, déclara :

— Pas de problème, je vous sers ça tout de suite.

Bientôt, Jean se retrouva avec un demi de bière ambrée au col crémeux devant lui.

— Voilà une excellente Lemotte, déclara le patron en lui adressant un magistral clin d'oeil.

Jean porta le verre de bière à ses lèvres, puis en but une gorgée. Il reposa le verre sur le comptoir, et laissa couler doucement la bière dans sa gorge, sous le regard complice du patron.

 

 

Non, estima-t-il, cette bière n'avait décidément pas le même goût que celle qu'il avait bue au même endroit, dans la soirée du 12 décembre 1936

.

 

FIN

 

Patrick S. VAST - Août 2005

 

Rendez-vous à l’automne pour votre prochain feuilleton « La gare temporaire »

 

http://vastinblack.blogspot.com/

 

 

 

 

 

12/08/2008

ETT

Zven marchait dans une rue étroite, l’air accablé. Cet homme de 33 ans, de haute taille et aux cheveux blonds et longs, portait la combinaison verte, celle des déclassés. Le dernier décret gouvernemental paru en matière de réglementation du travail, avait remisé dans cette catégorie tous les musiciens, et tout particulièrement les guitaristes de rock. Zven ne savait pas faire autre chose, et il devait absolument se recycler. Car pour l’heure, il avait besoin d’argent, énormément d’argent. Lyana sa compagne était au plus mal ; il fallait qu’il la sauve. Six mois plus tôt, il l’avait accompagnée à la clinique H pour un traitement contre la stérilité. Les concerts commençaient alors à se faire rares, et ils avaient dû se contenter d’un établissement de catégorie 3. La rigueur n’y était pas de mise, et des agents de laboratoire avaient mélangé des flacons, si bien que l’on avait transfusé à Lyana des cellule extraites de Beetle, une créature extraterrestre dont l’engin avait été récupéré par les autorités sécuritaires trois ans plus tôt. On l’avait appelée ainsi car elle se présentait sous la forme d’un scarabée géant que l’on avait eu énormément de mal à neutraliser à grand renfort de gaz anesthésiant. Puis elle avait été disséquée, et différents éléments avaient été éparpillés dans des laboratoires ou même des cliniques.

Ainsi Lyana était-elle enceinte d’un scarabée dont elle ne pouvait pas accoucher suivant les voies naturelles. La seule solution était une opération, et de plus très délicate, à pratiquer très rapidement. Mais pour cela, Zven n’avait pas le moindre argent.

Et c’était ce qui l’avait amené en cette fin d’après midi dans une rue, où tous les dix mètres on trouvait une Entreprise de Tueurs Temporaires, établissement plus connu sous le sigle ETT. Depuis pas mal de temps maintenant, une loi autorisait le meurtre, dans la mesure où il était pratiqué dans le cadre de ces ETT, des officines privées qui devaient verser une caution importante au gouvernement pour pouvoir exercer. Le marché du meurtre s’étant avéré très vite prospère, bon nombre d’ETT avaient vu le jour. Zven remarqua un établissement dont la devanture paraissait un peu moins rébarbative que les autres : un peu moins grise, presque plus accueillante.

En tout cas, l’enseigne était suffisamment parlante :

 

KILLIN’ SERVICE

 

ENTREPRISE DE TUEURS TEMPORAIRES

 

Zven pousa la porte, et trouva à l’intérieur un individu installé derrière un bureau. On n’aurait pas su lui donner d’âge. Il était plutôt grand et carré, et vêtu d’un costume sombre agrémenté d’une cravate : l’uniforme standardisé des bureaucrates intemporels.

Il sourit, ce qui égaya son visage, et demanda :

— Que puis-je pour vous ?

Zven ravala difficilement sa salive et lâcha :

— Je cherche une mission.

L’autre hocha la tête.

— Si vous voulez bien vous asseoir, dit-il en désignant à Zven l’un des deux sièges placés devant le bureau.

Zven s’exécuta et l’employé de l’ETT demanda :

— Vous avez déjà tué ?

Cette question fit tressaillir Zven. Mais il ne fallait pas qu’il flanche, il avait déjà réussi à pousser la porte de l’ETT, ce qui pour lui n’avait pas été une mince affaire.

— Non, je n’ai jamais tué, répondit-il.

L’autre sourit de nouveau et dit :

— Il faut bien un début à tout.

Zven trouvait son humour douteux.

— Bon, passons aux choses sérieuses, reprit l’employé de l’ETT. Posez vos mains bien à plat sur ce bureau.

Étonné, Zven fit ce qu’on lui demandait, et l’employé commença :

— Alors, vous vous appelez Zven, vous êtes né le 5 décembre 2060, ce qui vous fait 33 ans. Par ailleurs, vous habitez au Bloc Z 23 du quartier Ouest WG 25, et vous êtes un ancien guitariste de rock.

Devant l’air étonné de Zven, l’autre dit :

— Ne me prenez pas pour un sorcier ; ce serait un comble de croire encore à ces sornettes alors que nous approchons du XXIIème siècle. Je ne fais que lire sur un écran fixé au mur devant moi, les informations qui sont captées et transmises par induction généticodigitale. Oui, ce bureau possède certaines particularités, y compris celle d’être doté d’un décrypteur tactile.

Zven grimaça un sourire. La seule technologie qu’il connaissait à peu près, était celle de son vieil ampli Marshall qui avait défié le temps, sur lequel il branchait selon la méthode des grands Anciens, son antique Gibson Les Paul qui aurait appartenu à Alvin Lee, un guitar hero mort dans le courant du siècle.

— Bon, je vais vous donner votre outil de travail, reprit d’un ton tranquille l’employé de l’ETT.

Il ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un Zator, l’arme la plus en vogue, qui ressemblait un peu à un Luger de jadis, mais bénéficiait des dernières trouvailles techniques et notamment d’une assistance satellitaire.

— Avec ça, même un aveugle ne raterait pas sa cible, dit l’employé avec une épouvantable décontraction.

Zven sentit de la sueur couler dans son dos lorsqu’il prit l’arme, puis la rangea dans une poche de sa combinaison.

— Vous n’oublierez pas d’ôter le cran de sûreté, dit l’employé. C’est le bouton rouge sous la crosse. Ah, aussi, vous avez une charge pour cinq tirs. Mais un seul doit en principe vous suffire avec un tel matériel.

Zven acquiesça de la tête, et l’autre sortit cette fois une photo de son tiroir, et la lui donna en déclarant :

— Voici la personne que vous devez abattre.

Zven frémit ; il s’agissait d’un jeune garçon d’environ six ans, aux cheveux blonds impeccablement peignés avec une raie sur le côté. De toute évidence, c’était un bambin tranquille qui ne demandait bien sûr qu’à vivre.

— Il y a un problème ? fit l’employé de l’ETT.

— Non, s’efforça de répondre Zven.

Alors, l’employé éclata franchement de rire.

— Ah, fit-il, vous autres les humains, vous êtes tous les mêmes. Vous vous déclarez prêts à tuer, mais dès qu’il s’agit d’un enfant, vous vous dégonflez. Nous autres robots, nous n’avons pas tous ces problèmes, et nous espérons bien que l’on ne nous embarrassera jamais avec cette foutue conscience que votre inventeur a eu la bien mauvaise idée de vous refiler.

Zven aurait dû s’en douter ; il avait affaire à un robot. On en rencontrait de plus en plus qui, par ailleurs, ressemblaient à s’y méprendre à des humains. Ils les remplaçaient dans un tas de branches d’activité, les excluant du monde du travail. Ce phénomène associé à celui du déclassement, avait été principalement à l’origine de la légalisation du meurtre pour combattre le chômage.

Le robot regardait maintenant Zven avec un air dur, et il dit en détachant bien ses mots :

— J’espère que vous êtes toujours partant !

— Je le suis, fit Zven d’un ton qu’il voulut le plus convaincant possible.

— Très bien, fit l’autre, car il faut que vous sachiez que vous avez signé votre contrat, et donc que vous en avez accepté les termes, tous les termes, n’est-ce pas ?

— Je l’ai signé par induction généticodigitale ? fit Zven d’un air résigné.

— Exactement, dit le robot, je vois que vous vous adaptez très vite au progrès. Alors, voilà les conditions : votre mission va vous rapporter 5000 € ; vous en toucherez 1000 lorsque vous ramènerez le Zator, et le reste lorsque l’on aura pu vérifier que le travail a bien été effectué. Ah, un point important, si d’aventure vous ne respectiez pas votre contrat, nous serions alors autorisés à vous rechercher et à vous éliminer. C’est une clause que vous avez bien entendu également signée.

Zven n’avait pas besoin d’en entendre d’avantage, aussi se leva-t-il.

— Attendez, encore une toute dernière chose, fit l’autre en prenant un petit boîtier dans son tiroir. Là-dedans, vous trouverez tout ce qui est utile à votre mission. C’est d’un usage très simple, il suffit de suivre le mode d’emploi.

Zven prit le boîtier, et se hâta de partir de cette ETT où il n’aurait jamais dû poser un pied.

La grande question était maintenant pour lui de savoir si tout l’amour qu’il portait à Lyana et sa détermination à vouloir la sauver, allaient le rendre capable de tuer un bambin de six ans.

***

 

Il retrouva sa compagne dans leur appartement municipal au vingt-cinquième étage d’une tour sécurisée.

Elle était allongée sur leur natte de couchage et souffrait comme d’habitude. Son ventre était de plus en plus rond ; le scarabée continuait de se développer. Elle ouvrit les yeux et tenta de sourire à Zven. Ses longs cheveux noirs étaient collés à son visage ; elle avait beaucoup de fièvre. Zven partit dans une autre pièce afin de préparer une injection de Xyen 100. C’était un stupéfiant qui allait permettre à Lyana de dormir. Du temps où il faisait de la scène, il lui arrivait d’avoir recours à quelques substances prohibées. Il était resté en contact avec son fournisseur de l’époque qui avait été sensible à son épreuve. Il avait accepté de lui donner quelques ampoules de Xyen 100. Mais Zven savait que c’était bon pour une fois, et que bientôt il n’aurait même plus les moyens d’apaiser les souffrances de sa compagne, sauf si…

Bien sûr il n’avait pas de mal à se trouver toutes les excuses du monde pour abattre un bambin sans défense. Il ne pouvait surtout pas concevoir que Lyana meure dans d’atroces souffrances et qu’elle embarque dans la tombe un scarabée qui se mettrait alors à la ronger de l’intérieur pour pouvoir subsister. Cette pensée était intolérable, inadmissible.

Zven injecta le liquide apaisant dans le bras de Lyana qui soupira de reconnaissance.

Elle ne tarda pas à s’endormir.

Il ne fallait pas que Zven perde de temps maintenant. La durée des effets du produit était variable, et il avait beaucoup à faire.

Il consulta le boîtier que lui avait remis l’employé de l’ETT, dont l’utilisation était en effet fort simple, et ne requerrait même pas le moindre mode d’emploi. Il appuya tout simplement sur l’unique bouton que l’appareil possédait, et les instructions s’affichèrent sur un petit écran.

Il devait se rendre jusqu’au quartier Sud-Ouest 25, lot 2000 Est. L’enfant habitait au 15A, et il serait comme chaque soir dans sa chambre vers 20 h. Il y avait une gardienne pour s’occuper de lui, mais elle avait l’habitude de rester scotchée à la télévision, laissant l’enfant livré à lui-même. Il était précisé qu’il fallait passer par une porte située à l’arrière de l’habitation, dont le code d’ouverture était NUAGE. Puis un message avertit que les instructions allaient être fournies une seconde fois, qu’il était nécessaire de bien les noter ou de les retenir, car après elles seraient effacées.

Zven avait pas mal exercé sa mémoire durant un temps où il fut également chanteur, car il avait dû apprendre un tas de chansons en islandais, qui était devenu la langue internationale et obligatoire du rock. Aussi n’eut-il pas besoin de noter quoi que ce soit, tout s’imprima facilement dans son esprit.

À 19 h 30, il descendit au garage communautaire de la tour. À ce moment de la journée particulièrement calme, il lui fallait 25 minutes au lieu de 3 heures durant les pics de circulation, pour atteindre l’adresse indiquée.

Il prit place à bord de son Autorun, régla son navigateur sur l’adresse où habitait l’enfant et démarra. Il emprunta la rocade Sud, et roula tranquillement dans la nuit en écoutant le morceau « Spoonful » interprété par The Cream, une formation considérée désormais comme antique. La guitare d’Eric Clapton l’amena à une douce rêverie qu’accompagnaient les lumières orangées de la rocade. Il prit bientôt la sortie Ouest, puis la direction du lot 2000 Est. Le morceau de Cream était en version live de 30 minutes, et Clapton, Bruce et Ginger Baker s’en donnaient encore à cœur joie quand Zven stoppa son Autorun au début du lotissement qu’éclairaient des lampadaires directionnels.

Il sortit rapidement de son véhicule, et chercha le 15A sur les façades des villas que l’on trouvait aux alentours. Il y arriva très vite. La maison ne possédait pas de porte sur le devant. Pour des raisons de sécurité il en était ainsi pour beaucoup de demeures. Seulement, généralement, elles étaient munies de caméras ou de capteurs permettant de repérer quiconque avait tendance à s’approcher trop près. Mais Zven se dit que ce ne devait pas être le cas de l’habitation en question, sinon les instructions l’auraient mentionné. Par une petite allée, il accéda à l’arrière de la villa, et trouva la porte ainsi que son digicode. Il composa Nuage, et put entrer. Il se retrouva dans un couloir où se répandait une lumière tamisée, mais également les bribes d’un programme télévisé. Zven se demanda ce qu’il devrait faire si par malchance la gardienne intervenait. Il s’était renseigné sur la réglementation des ETT. S’il était parfaitement couvert pour le meurtre qui constituait sa mission, il n’en était pas de même des problèmes collatéraux. Il sentit l’angoisse monter en lui, d’autant qu’il réalisa que dans les instructions, n’avait pas été mentionné où était située la chambre de l’enfant.

Il y avait plusieurs portes dans le couloir. Il en ouvrit une première qui était celle des toilettes, puis une seconde donnant sur un placard à balais. Et à la troisième, il ressentit un grand soulagement qui fut aussitôt suivi d’un effroyable malaise. Il avait ouvert la porte d’une pièce parfaitement éclairée, au milieu de laquelle, assis par terre, un enfant en pyjama jouait avec une console. Il regarda Zven avec un grand sourire, paraissant nullement inquiet, le considérant peut-être comme un copain à qui il pourrait prêter sa console.

Zven devait être fort et ne pas flancher. Il fallait qu’il pense à Lyana, rien qu’à elle. Et surtout, il était nécessaire d’agir vite, très vite. Il entra dans la pièce et sortit son Zator. Il en ôta le cran de sûreté et le pointa sur l’enfant.

Celui-ci perdit aussitôt son sourire et regarda Zven avec dans les yeux une insoutenable détresse.

Zven avait le cœur qui battait très fort dans sa poitrine, et sa combinaison poissait de sueur. Il se concentra de tout son être sur Lyana, ne cessa de se répéter intérieurement qu’il devait la sauver, qu’il fallait qu’il tire, qu’il abatte l’enfant sans états d’âme. Il finit par en ressentir une terrible douleur dans la nuque, et une nausée monta en lui. Il ne tint pas très longtemps, et baissa son arme. Non, il ne pouvait pas tuer le bambin, il ne pourrait jamais abattre de sang froid un enfant. Lyana et lui en avaient désiré un, il lui était impossible de s’en prendre à celui-ci.

L’enfant qui avait bien compris ce qui se passait, avait retrouvé un semblant de sourire.

Alors Zven qui avait tout d’abord eu l’intention de s’enfuir de la maison, d’y laisser l’enfant en espérant que celui-ci croirait qu’il avait tout simplement fait un cauchemar, où à la rigueur, que ce qu’il avait vu, c’était pour rire, que ce n’était pas « pour du vrai », pensa que d’autres risquaient de venir ; d’autres tueurs temporaires qui eux n’hésiteraient pas à tirer.

Il s’approcha de l’enfant, et lui dit à voix basse :

— Il faut que tu viennes avec moi. Sinon, tu seras toujours en danger.

L’enfant le regarda et resta impassible.

— Tu m’entends ? s’enquit Zven.

L’enfant ne réagit toujours pas.

Pour Zven il devint alors clair qu’il était sourd et muet. Il se demanda qui avait bien voulu éliminer un enfant handicapé, sans défense. Mais l’important était de l’éloigner de cette maison.

Il insista pour qu’il vienne, mima même ce qu’il attendait de lui, et à son grand soulagement, l’enfant finit par accepter de lui donner la main, et de partir avec lui. Il avait compris.

Zven l’amena dans le couloir où l’on n’entendait plus la télévision. Et pour cause, il eut soudain l’impression que quelqu’un arrivait. Il emmena l’enfant jusqu’à la porte qu’il ouvrit, et ils gagnèrent rapidement la rue. L’enfant en plus d’être en pyjama, était nu-pieds. Alors Zven marcha très vite en l’entraînant et en espérant ne rencontrer personne. Il respira beaucoup mieux lorsqu’ils furent installés dans l’Autorun. Il se dépêcha de démarrer et emprunta comme à l’aller la rocade. Mais cette fois il s’écouta « Meddle » du Pink Floyd, un groupe considéré comme progressif, vu l’avant-gardisme dont il avait fait preuve à son époque déjà bien lointaine. De temps en temps, Zven jetait un coup d’œil à l’enfant assis à côté de lui, et constatait avec satisfaction que celui-ci avait un air confiant.

Quand il arriva à sa tour, il fit comprendre à l’enfant qu’il devait l’attendre, puis sortit de son Autorun.

Il se dépêcha de montrer jusqu’à son logement, et une fois entré, vit avec joie que Lyana était levée et ne semblait pas trop mal en point. C’était un chance. Alors Zven alla droit au but et lui dit qu’il fallait qu’elle vienne avec lui, qu’ils devaient fuir. Comme elle montrait son étonnement et lui expliquait qu’elle n’était pas assez en forme, il lui parla brièvement de l’enfant. Lyana comprit que la situation était grave, et bien qu’elle commençât à ressentir de nouveau des douleurs, elle suivit son compagnon.

Quand elle vit l’enfant, elle faillit fondre en larmes. Zven installa cette fois le bambin à l’arrière du véhicule afin que Lyana fût à ses côtés. Et très vite ils partirent et empruntèrent l’autoroute spéciale, celle qui allait permettre de pousser l’Autorun jusqu’à 300Kms/h.

Lyana voulut parler à l’enfant, mais Zven lui indiqua qu’il était manifestement sourd et muet. Elle désira savoir ce qui se passait exactement, alors Zven lui expliqua tout.

Quand elle eut entendu son récit, Lyana fut catastrophée.

— C’est une histoire infernale, fit Zven, tandis que l’Aurorun avait atteint le maximum de la vitesse autorisée, et roulait au milieu de sillons bleutés constituant l’éclairage de l’autoroute spéciale. On me proposait 5000 €. C’est à dire 4000 € pour régler ton opération, et les 1000 autres auraient pu nous aider à voir venir.

— Mais Zven, fit Lyana, tu aurais été capable de tuer pour cela ?

— Pour te sauver, oui, répondit Zven, mais de toute évidence, je ne pouvais pas tuer un enfant.

— Et qu’allons-nous devenir maintenant ?

Zven soupira :

— Je n’en sais rien. Enfin, si, je sais quand même une chose : des tueurs vont se mettre à ma recherche ; des tueurs temporaires, probablement. Cette notion de « tueur temporaire » est efficacement perverse ; elle arrive à annihiler les principes fondamentaux du bien et du mal. Après tout, rien ne dure vraiment, tout est éphémère. Il suffira d’oublier après, de passer à autre chose, à ce qui s’incruste réellement dans la continuité. À cause de cela, si l’on m’avait désigné comme victime un adulte, je serais sans doute sur le point d’empocher 5000 €.

— Et tu n’aurais pas de remords ? demanda Lyana.

Zven réfléchit avant de répondre :

— Sans doute, mais dans l’ensemble, combien arrive à retrouver un semblant de morale après avoir empoché leur fric ? Très peu à mon avis, vu la prospérité des ETT.

Lyana resta silencieuse pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que Zven s’exclame :

— Bon sang ! on dirait qu’on est arrivé à la Zone Terminus !

— Quoi ! fit Lyana.

— Oui, là devant, regarde ! fit Zven qui avait arrêté son véhicule.

Les phares puissants de l’Autorun fouillaient la nuit en débusquant des sortes de bunkers. Il y en avait un bon nombre.

— La Zone Terminus ! répéta Zven. Celle que l’armée a édifiée pour repousser l’attaque des Amyliques.

Cinq ans plus tôt, le monde terrestre avait été menacé par des mutants vivant sous la mer. Ils risquaient de débarquer sur la côte Nord-Ouest, alors le gouvernement avait fait construire en hâte des casemates le long des plages pour pouvoir y loger ses troupes. Mais finalement, un compromis pacifique avait été trouvé ; l’attaque n’avait pas eu lieu.

— Mais comment sommes-nous arrivés jusqu’ici ? demanda Lyana.

— Je n’en sais rien, fit Zven, j’ai dû avoir un moment d’inattention et j’ai emprunté une bretelle périphérique. Bon, il faut repartir en arrière et regagner l’autoroute.

Il s’employa à faire rapidement demi-tour, mais l’Autorun venait à peine de parcourir une centaine de mètres, qu’elle s’arrêta d’un coup, et sur l’écran de contrôle apparut la mention : OUT OF SERVICE !

— Merde ! s’exclama Zven, la pile propulsive est à plat ! Je n’ai pas pensé à vérifier le compteur énergétique ces derniers temps.

Lyana commença alors à gémir et se tint le ventre.

— Ça ne va pas ? s’enquit Zven.

— Non, fit Lyana d’une voix haletante, j’ai très mal.

Zven était désespéré. Il avait envie de hurler, d’extérioriser de façon violente son découragement et la peur qui le rongeait. Mais il jugea très vite qu’il importait de maîtriser la situation, et surtout de prendre les bonnes décisions.

— Nous allons nous installer dans un bunker, annonça-t-il. D’après ce que je sais, ils ne sont pas trop mal équipés. Ce sera en tout cas toujours mieux que cette voiture.

Lyana hocha la tête, et elle sortit du véhicule. Zven en fit autant, et ils s’aperçurent alors que l’enfant dormait paisiblement. Zven le prit dans ses bras et le sortit délicatement de l’Autorun. Il tremblait légèrement, pensant que cet enfant avait la vie sauve grâce à lui, qui avait sans aucun doute sacrifié Lyana. Mais il ne voulait pas réellement se l’avouer ; il espérait trouver une solution, et surtout y croire. Aussi quand sa compagne lui demanda ce qu’il comptait faire ensuite, il lui répondit que des bateaux devaient croiser au large, et que demain quand il ferait jour, il s’efforcerait d’attirer l’attention des équipages. En principe, ces bateaux appartenaient à des territoires extérieurs aux Lois de la Nation. Ainsi, tous trois seraient définitivement sauvés, ils pourraient demander l’asile politique, se soustraire aux tueurs temporaires. Mais Zven aurait dû admettre qu’il y avait également des embarcations nationales qui croisaient au large, et dans ce cas, c’en serait fini de lui, de sa compagne et de l’enfant.

Il marcha avec le bambin dormant paisiblement dans ses bras, et Lyana qui se plaignait à ses côtés, jusqu’à un bunker, tandis que le chuintement de la mer se répandait alentour. La pleine lune avait accompagné leur marche, leur permettant d’y voir suffisamment dans la nuit moite.

Le bunker était parfaitement équipé, et notamment il y avait l’électricité.

Zven allongea l’enfant sur une couchette, et ce fut alors que Lyana sortit deux seringues d’une poche de sa combinaison.

— Tiens, dit-elle, faits-moi une injection que je puisse dormir. Et je te conseille de t’en préparer une aussi, tu as besoin de repos.

— Oui, c’est vrai, reconnut Zven.

Il administra le Xyen 100 à sa compagne, puis se fit une piqûre dans le bras.

Et moins de deux minute plus tard, ils étaient endormis, étendus sur une couchette à deux places.

 

****

 

Durant son sommeil, Zven crut entendre Lyana gémir. Mais il ne trouva pas l’énergie nécessaire pour réagir. Puis, peut-être faisait-il tout simplement un mauvais rêve.

Quand il se réveilla, c’était en tout cas le calme complet. Il cligna des yeux après les avoir ouverts, car le jour était levé, et le soleil entrait généreusement dans le bunker.

Lyana semblait dormir paisiblement. Mais très vite, un détail d’importance attira l’attention de Zven. Il ne percevait aucunement sa respiration. Elle était tournée sur le côté, alors Zven se pencha, et tressaillit aussitôt. Elle avait un trou de la taille d’une pièce d’1 € en plein milieu du front. Il n’y avait pas de doute, cela ne pouvait provenir que d’un tir de Zator, un tir qui avait tué Lyana.

Zven bondit hors du lit, et fut alors tétanisé d’horreur.

Au milieu de la pièce, se tenait l’enfant qui pointait sur lui le Zator.

— Mais… mais, qu’est-ce que tu as fait ? bredouilla Zven.

— J’ai abrégé ses souffrances, répondit l’enfant d’une voix fluette mais d’un ton déterminé. Le contraste était horrible et glaçait le sang.

Puis l’enfant leva légèrement l’arme.

— Et maintenant, tu vas y passer à ton tour, dit-il sans sourciller.

— Mais qui es-tu ? demanda Zven.

Cette question fit sourire l’enfant.

— Qui je suis ? Au départ j’étais un appât.

— Un appât ?

— Oui, mon contrat stipulait que je devais servir à vérifier si tu allais bien remplir ta mission. Beaucoup d’ETT ont décidé d’agir ainsi pour tester le sérieux de leurs tueurs temporaires. Le marché est devenu très tendu, et il n’est plus possible de mécontenter les clients. Il faut des tueurs temporaires déterminés, fiables, irréprochables. Et il importe donc de faire le tri.

— Mai si je t’avais tué ? demanda Zven, complètement chamboulé.

— C’était une possibilité, répondit l’enfant ; une possibilité bien sûr qui figurait au contrat que j’ai signé.

Zven ne savait plus quoi penser ; il vivait un cauchemar éveillé, tandis que l’enfant s’apprêtait à appuyer sur la détente du Zator.

— Alors, dit-il pour tenter de gagner du temps, après avoir été un appât, tu es devenu un tueur temporaire ?

— Exactement, répondit l’enfant. Il existe une clause à mon contrat le permettant. Il me suffira juste de signer un avenant rétroactif par la suite pour régulariser cette phase de la mission.

Cet enfant parlait avec un réalisme froid, soulignant tout le pragmatisme qui caractérisait la déshumanisation d’une société reposant uniquement sur des valeurs économiques, servie par une morale purement administrative.

Son visage portait le masque de l’indifférence absolue, et sa petite main qui tenait avec de plus en plus de détermination le Zator, était celle d’un tueur sans états d’âme.

Zven se préparait à mourir, guettant sur le visage de l’enfant le signe indiquant qu’il allait faire cracher à son arme le rayon mortel, quand soudain une expression de terrible effroi y apparut. Instinctivement, Zven se retourna, et ses yeux s’écarquillèrent quand il vit le ventre de Lyana éclater avec un étrange bruit de succion, et apparaître une immonde créature couverte de sang. C’était le scarabée qu’elle avait porté. La mort de celle qui lui avait permis de se développer, l’avait certainement amener à s’extirper de ce qui n’était plus pour lui qu’une enveloppe inutile.

La créature plus large qu’une assiette, sauta de la couchette et se reçut sur ses pattes, puis avança vers l’enfants en laissant d’horribles traînées rougeâtres derrière elle.

L’enfant tira une première fois sur la créature, mais celle-ci continua de se diriger vers lui. Alors il tira une seconde fois, puis une troisième, et enfin à la quatrième, le rayon sembla avoir neutralisé le scarabée, puisqu’il s’immobilisa à un petit mètre seulement de l’enfant. Celui-ci respirait avec difficulté et avait les yeux hagards.

Mais il se reprit très vite, pointa de nouveau le Zator sur Zven et appuya sur la détente.

Contre toute attente, aucun rayon ne sortit du canon de l’arme qui n’avait livré qu’un clic inoffensif.

Zven qui était inondé de sueur laissa tranquillement son cerveau se remettre en marche et raisonner à son rythme. L’enfant avait tiré une première fois sur Lyana, puis quatre fois sur le scarabée : soit les cinq tirs dont disposait l’arme selon ce qu’avait déclaré l’agent de l’ETT.

L’enfant jeta le Zator par terre comme s’il s’agissait d’un banal jouet dont il ne voulait plus, et éclata en sanglots.

Alors Zven s’approcha de lui, s’agenouilla, et dans cette effroyable absurdité régentant le monde en perte de repaires dans lequel il avait l’impression de macérer, le serra très fort contre lui, comme pour le consoler.

 

****

 

Un peu plus tard, l’enfant l’aida à inhumer Lyana dans le sable de la plage environnante. Puis Zven décida également d’y laisser reposer la créature d’aspect immonde, qui était pourtant le fruit de leur fusion ; cette fusion dévoyée par l’inconséquence d’humains que Zven avait beaucoup de mal à ne pas considérer plus hideux encore qu’un scarabée mutant tout poisseux de sang.

Zven prit ensuite l’enfant par la main et alla avec lui regarder la mer dont les vagues nacrées scintillaient sous les rayons d’un soleil bienveillant. Zven n’arrivait même pas à éprouver la moindre haine pour celui dont on avait assassiné l’innocence. Il était avant tout un enfant, et à ce titre représentait ce pour quoi lui et Lyona s’étaient perdus dans un infini cauchemar. Puis, le destin de l’enfant et le sien étaient trop liés désormais. Car en regardant la mer, en scrutant l’horizon, aucun navire, aucune embarcation de quelque sorte que ce soit n’apparaissait.

Par contre, en se retournant, on pouvait voir comme un nuage arasant le bitume de la bretelle périphérique.

Et ce pouvait être un nuage de sable, ou de poussière, annonciateur d’un véhicule lancé à grande vitesse, arrivant d’un monde désarçonné : celui des tueurs temporaires.

Patrick S. VAST - Mai 2008

 

09/08/2008

L'affaire Carouge (6ème épisode)

Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilletons, colonne de gauche.

Jean avait beau regarder encore et encore la photo : cet homme d'une trentaine d'années, vêtu d'une chemise légère indémodable, à la chevelure brune et épaisse, au visage allongé, au nez légèrement aquilin, et à la bouche aux lèvres ourlées... c'était bel et bien lui.

Jean actionna la souris de l'ordinateur afin de faire défiler le texte sous la photo, et lut ce qui était écrit à propos de l'affaire Carouge. Il apprit que ce dernier avait été arrêté suite à l'assassinat de son associé M. Charles Falke, commis de façon particulièrement sauvage le 12 décembre 1936 aux alentours de 22 h. Les soupçons s'étaient portés sur lui, après que l'épouse du défunt eut déclaré que celui-ci devait une somme très importante à son mari. Interrogé par la police, Jean Carouge s'était borné à affirmer qu'il n'avait pas bougé de chez lui le 12 décembre au soir. Célibataire et habitant un appartement situé au 13 rue du magasin à Lille, l'intéressé n'avait pu désigner aucun témoin susceptible de confirmer ses affirmations. Une enquête de voisinage avait toutefois permis d'apprendre que Jean Carouge semblait avoir été absent de chez lui après 21 h le 12 décembre, et une personne avait même affirmé qu'elle l'avait vu regagner son domicile le 13 aux alentours de 11 h du matin. La suite devait s'avérer beaucoup plus fructueuse pour les enquêteurs. En interrogeant M. Buzine, patron de l'estaminet La bonne chope, situé dans la rue Saint-André à Lille, que Jean Carouge avait l'habitude de fréquenter, ces derniers apprirent qu'il s'était rendu dans cette établissement le 12 décembre aux environs de 21 h, avec simplement une chemise sur le dos, en dépit du froid hivernal qui sévissait au dehors. Léopold Verschelde, un client qui se trouvait également à La bonne chope ce soir-là, déclara à la police que Jean Carouge lui était apparu très étrange, comme très préoccupé par quelque chose qui l'accaparait totalement. Il ajouta également qu'il avait remarqué qu'il portait aux pieds de drôles de chaussures, sans pouvoir préciser pour autant en quoi elles présentaient une étrangeté. Le patron de l'estaminet fit la même déclaration à ce sujet, sans apporter davantage d'explications. Mais ce qui confondit réellement le suspect, ce furent les dépositions de Clémentin Leroy, commerçant chapelier, rue de Béthune à Lille, et de son épouse Agathe. Tous deux déclarèrent avoir vu Jean Carouge sortir le 12 décembre vers 22 h, du 3, place Rihour, adresse du siège de la société d'import-export qu'il avait créée avec Charles Falke. Les époux Leroy avaient trouvé Jean Carouge très énervé, et surtout extrêmement fuyant. Clémentin Leroy alla même jusqu'à dire qu'il s'agissait bel et bien d'un assassin fuyant le lieu de son crime. Il tint par ailleurs à rendre hommage à la victime, un homme courageux et admirable, qui s'était plaint plusieurs fois à lui de son associé qu'il soupçonnait de malversations, et de puiser notamment depuis quelques temps dans la caisse de la société. En dépit de ces témoignages accablants, Jean Carouge avait persisté dans ses déclarations, niant être sorti de chez lui le 12 décembre 1936 au soir, sans fournir plus de précisions. Jugé par la cour d'assise du Nord, compte tenu de la teneur particulièrement crapuleuse du crime, et de la sauvagerie avec lequel il avait été exécuté, Jean Carouge fut condamné à la peine de mort le 15 avril 1937 après un procès qui dura une semaine. Il fut guillotiné à la prison de Loos-les-Lille, le 3 juin 1937 à 4 h 30 du matin.

Jean cliqua rapidement sur sortie, afin de ne rien laisser sur l'écran de l'ordinateur de l'affaire Carouge, qu'il aurait bien voulu pouvoir oublier immédiatement. Mais cela n'était plus possible maintenant. Et ce fut à moitié groggy qu'il se dirigea vers la sortie de la médiathèque, entendant à peine l'employée qui lui demandait s'il avait terminé.
Dehors, c'était la fournaise, mais Jean en fut à peine gêné, tant il était perturbé par bien autre chose. Pour lui, il n'y avait plus de doute, il avait réellement voyagé dans le temps la veille, était bien remonté au 12 décembre 1936. Il ne savait par quel moyen cela avait pu se produire, mais ce dont il était certain, c'était qu'à cause de lui, un innocent avait péri sur l'échafaud, un innocent qui s'appelait comme lui et lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Car c'était suite au témoignage du patron et du client du bistrot, et surtout du chapelier et de sa femme, toutes ces personnes que Jean avaient rencontrées le 12 décembre 1936 au soir, que son double des années trente, qui lui était resté à coup sûr bien tranquillement à son domicile, avait pu être accusé formellement et condamné sans appel. S'il était fortement troublé par sa ressemblance parfaite avec le protagoniste de cette abominable affaire, Jean ne l'était pas moins de constater entre autres, qu'il avait trouvé un local pour la société qu'il avait fondée avec Pierre Holmat, à la même adresse que celle du Jean Carouge des années trente et de Charles Falke, et qu'en plus, il était domicilié au 13 rue du Magasin comme son double.
Il était près de midi, et bien que ce ne fût pas l'heure idéale, Jean décida de se rendre dans une maison de retraite où résidait depuis quelques années l’une de ses tantes âgées de 102 ans, qui avait peut-être connu le Jean Carouge guillotiné en 1937.

Les rues de Lille se vidaient de plus en plus. Et pour cause, le ciel était gris de pollution, l'air irrespirable. En repassant à la Grand-Place, Jean put toutefois constater que la température se maintenait toujours à 39,5°. Il dégoulinait de sueur, et les quelques piétons qui devaient à coup sûr rentrer chez eux, marchaient en respirant avec peine. Par miracle, Jean ne se sentait pas trop oppressé. Il se félicitait de ne plus avoir pris aucun médicament depuis la veille, car leurs inévitables effets secondaires n'auraient pu que le desservir en pareil cas. Il se sentait même plutôt mieux après ce sevrage un peu hâtif du fait des événements. Pour l'heure, le seul manque qu'il ressentait, c’était celui d'un bon steack-frites et d'une bonne bière, compte tenu qu'il n'avait pas avalé grand chose depuis ces dernières 24 h.
Il gagna le boulevard Vauban où était située la maison de retraite de sa tante : une immense bâtisse au fond d'un parc parfaitement ombragé par des arbres séculaires.
Depuis la première grande canicule du siècle, en août 2003, des mesures draconiennes avaient été prises dans les maisons de retraite pour éviter le drame de cette année-là. Les systèmes de climatisation étaient sécurisés au maximum, aussi Jean ne fut-il pas étonné de trouver à l'intérieur une fraîcheur qui allait protéger assurément les pensionnaires de la fournaise annoncée.
Une infirmière apprit à Jean que sa tante venait de terminer son repas, et qu'il allait donc pouvoir la rencontrer au salon. Elle lui demanda toutefois de ne pas l'accaparer trop longtemps, car ça allait être l'heure de sa sieste.
Jean promit de rester le moins de temps possible, et on l'installa dans un salon coquet dans un confortable fauteuil. Sa centenaire de tante vint le rejoindre quelques minutes plus tard, dans une robe légère, appropriée à l'incroyable canicule qui s'était abattue et semblait vouloir durer. Elle parut contente de voir Jean, et s'assit sur un canapé qui faisait face au fauteuil après l'avoir chaleureusement embrassé, et s'être moqué de sa tenue plus adaptée à une journée à la plage qu'à une visite dans une maison de retraite.
— Alors, qu'est-ce qui t'amène ? demanda-t-elle.
Jean prit tout d'abord un air embarrassé, puis finalement, se lança :
— Eh bien, je suis venu pour une chose... disons un peu délicate.
— Délicate ? s'étonna la centenaire.
— Oui, délicate, répéta Jean. Je voudrais savoir si tu n'as pas entendu parler dans les années trente d'un homme qui portait le même prénom et le même nom que moi, et qui, je pense, me ressemblait de façon incroyable.
— Ah, mon Dieu ! s'exclama la vieille dame, bien sûr que j'ai entendu parler de Jean Carouge. Je l'ai même bien connu, puisqu'il était le frère de ton arrière grand-père.
— C'était donc un membre de notre famille ?
— Bien sûr, poursuivit la centenaire, même si la famille a préféré l'oublier à cause de cette maudite affaire qui l'a mené à l'échafaud. Je ne pense pas te choquer en évoquant cela, car à mon avis, tu es parfaitement au courant. Et c'est bien pour cela que tu es venu me voir, n'est-ce pas ?
Jean acquiesça, et sa vieille tante soupira :
— Oui, on a voulu l'oublier dans la famille, à tel point que ton père t'a prénommé Jean, sans même savoir que ce prénom avait déjà été porté par un autre Carouge qui avait connu un bien funeste destin.
— Mais comment se fait-il que je lui ressemble autant ? demanda Jean.
Sa tante eut un petit sourire pour expliquer :
— Eh bien, Jean Carouge et ton arrière grand-père étaient de parfaits jumeaux. Impossible de reconnaître l'un de l'autre. Alors, trois générations plus tard, il faut croire que le même phénomène s'est reproduit. Il faut toutefois signaler, que si ton grand-père et ton père ne lui ressemblait pas aussi parfaitement que toi, ils présentaient quand même plus qu'un air de famille.
Un point, et non des moindres, était élucidé pour Jean. Il poursuivit donc :
— J'ai lu un résumé de l'affaire en question, et ce qui m'étonne, c'est que Jean Carouge a déclaré et persisté à déclarer qu'il n'était pas sorti de chez lui malgré les témoignages, le 12 décembre 1936 au soir.
La centenaire prit un air sombre pour répondre :
— Eh bien, ce pauvre Jean souffrait de pertes de mémoire. Oui, disons que son cerveau faiblissait. Alors, il avait probablement oublié ce qu'il avait réellement fait ce soir-là. Il est allé au plus simple en déclarant qu'il n'était pas sorti de chez lui. Mais la preuve qu'il n'allait pas bien, c'est qu'il est parti avec une simple chemise sur le dos et ses babouches aux pieds, alors que l'on était en plein hiver.
— Ses babouches ! s'écria presque Jean.
— Oui, ses babouches, répéta sa tante. Les fameuses chaussures un peu curieuse mentionnées dans les témoignages dont tu as dû prendre connaissance, étaient très probablement une paire de babouches qu'il avait ramenées d'un voyage en Turquie. Évidemment, sortir dans Lille un soir d'hiver avec des babouches aux pieds en 1936, ne pouvait qu'étonner. De nos jours, cela passerait inaperçu. Mais à l'époque, les autorités ne promulguaient pas des lois permettant de se promener nu dans les rues comme c'est paraît-il le cas depuis ce matin. Alors...
Jean eut un petit sourire, et se sentait déculpabilisé.
Ainsi les fameuses chaussures citées par le patron de La bonne chope et son client étaient très certainement des babouches, et non pas ses baskets comme il l'avait d'abord cru. De ce fait, son éventuel voyage dans le passé devenait moins probant.
Une infirmière vint alors chercher sa tante pour la sieste. Jean la remercia pour toute sa patience, et avant de prendre congé, demanda toutefois :
— Et la Lemotte, ça te dit quelque chose ?
— La Lemotte ? fit la vieille femme d'un ton rigolard. C'était une sacrée bière très réputée à Lille dans les années trente. Mais la brasserie qui la fabriquait, a cessé son activité juste au début de la Seconde Guerre mondiale.
Jean salua sa tante sur ces dernières paroles, et quitta la maison de retraite.
Il retrouva le dehors et l'air de plus en plus irrespirable. Il devait rentrer au plus vite chez lui, car la chape de pollution se faisait de plus en plus pesante, et il marchait en transpirant abondamment dans les rues de Lille complètement désertées.
Il n'était qu'au début de la rue du Magasin, quand il vit plusieurs voitures de police garées devant son immeuble. Il comprit aussitôt que la suite des événements n'allaient pas être une partie de plaisir.
Dans le hall de l'immeuble, il y avait des policiers en uniforme qui entouraient un homme petit et râblais en civil, ainsi que la concierge qui parlait avec animation malgré la chaleur accablante.
Lorsqu'elle aperçut Jean qui venait d'entrer dans le hall, elle le désigna du doigt.
Aussitôt, l'homme en civil vint vers lui.
— Monsieur Carouge ? demanda-t-il d'une voix oppressée, sans doute à cause de la chaleur.
Jean acquiesça de la tête.
— Commissaire Morillond, annonça l'homme en civil. Nous vous attendions. J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Votre associé, monsieur Pierre Holmat, a été assassiné cette nuit de plusieurs coups de couteau dans le dos ! C'est un huissier qui s'est présenté ce matin au cybercafé que vous aviez ouvert tous deux, qui l'a découvert vidé de son sang... et bien sûr, mort.

(la suite samedi prochain)


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