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28/10/2008

La plage

C’était il y a une trentaine d’années, une nuit du mois d’août. Il faisait très doux ; un temps à rester dehors jusqu’au petit matin. Sur la plage située au bout de plusieurs rangées de cerisiers et bordant l’Ardèche, quelques petits groupes de noctambules étaient rassemblés. Assis sur le sable, chacun y allait de sa plaisanterie, de son anecdote. L’ambiance était conviviale, détendue.

Ce devait être le premier quartier de lune. En tout cas, le ciel était étoilé.

Et justement, d’un coup, cette luminosité aoûtienne se ternit. Il fit beaucoup plus sombre, et les voix devinrent moins sonores. On se mit à parler avec une certaine retenue.

Il flottait maintenant dans l’air comme un sentiment de crainte ; irraisonnable, irraisonné ; c’était palpable. Oui, quelque chose d’étrange se produisait, même si quiconque présent sur la plage eût été incapable de définir de quoi il s’agissait exactement.

Bientôt un groupe se leva et quitta la plage sans rien dire, puis un second et ainsi de suite.

Le lendemain, c’était plein soleil sur le sable rempli d’estivants, tandis que des baigneurs s’ébattaient dans l’Ardèche.

Parmi eux, j’en reconnus quelques-uns qui se trouvaient là au cours de la nuit, quand l’étrange phénomène s’était produit.

On ne retrouva pas de cadavre dans les parages, pourtant il était certain que la mort avait rôdé pendant quelques instants, jusqu’à pousser les vivants plus loin, vers leur lit. Oui, il s’était passé quelque chose.

Et le plus troublant, c’est que je ne saurai sans doute jamais quoi.

Patrick S. VAST - Octobre 2008

25/10/2008

La gare temporaire (4ème épisode)

Épisodes précédents dans la rubrique "feuilletons", (colonne de gauche)

 

***

L'accident de Marc Decool ne trouva pas d'explication. En dépit des évidences, la SNCF se borna toujours à déclarer qu'il était impossible que l'intéressé ait pu ouvrir les portes de la voiture. Pour cela, il aurait fallu que le train fût à l'arrêt ; ce qui n'était bien sûr pas le cas, puisque vu l'endroit où l'on avait trouvé le corps sans vie de Marc Decool, le TER roulait à ce moment-là à plus de 100 km/h.

L'affaire fut donc très vite classée sans suite, et quatre ans plus tard, tout le monde avait oublié ce fait divers qui avait occupé pendant deux ou trois jours la une des journaux locaux, si ce n'est un certain Théo Van der Broucke.

Celui-ci était un géant roux, abondamment barbu et bedonnant, dont les yeux perpétuellement rieurs semblaient se cacher derrière les verres de ses lunettes rondes. Il était avant tout professeur d'allemand et de néerlandais dans un lycée d'Hazebrouck, et occupait principalement son temps libre à tout ce qui avait trait aux fantômes, spectres, revenants de tout acabit, ou encore lutins, trolls, elfes, fées, et autres créatures étranges et mystérieuses. Il ne dédaignait pas non plus les affaires policières, et bien sûr les faits divers de toute nature.

C'était tout cela qui l'avait amené à s'intéresser encore à l'affaire Decool quatre ans après les faits ; et surtout quatre ans après.

En effet, c'était en 1992, année bissextile comme il se doit, qu'il avait pris note un matin, en parcourant La Voix du Nord, du décès accidentel de Max Dehondt, un employé de la sécurité sociale de Dunkerque. Comme dans l'affaire Decool, on n'avait pu expliquer comment la victime s'y était prise pour ouvrir les portes de la voiture où il voyageait, et donc en tomber alors que le train roulait à vive allure entre Esquelbecq et Arnèque. Théo Van der Broucke avait sans tarder entrepris des recherches qui l'avaient amené à découvrir trois autres faits similaires: un, en 1968, un autre en 1932, et le premier de tous, en 1928.

A chaque fois, l'accident s'était produit un 29 février, alors que le carnaval de Dunkerque battait son plein, qu'il faisait un temps très hivernal, et toujours entre Esquelbecq et Arnèque. Et autre détail qui n'était pas sans importance, il s'agissait à chaque fois du même train dont l'horaire avait oscillé aux cours des années, entre 19 h 54 et 58. Autre fait remarquable, pour ce qui concernait l'affaire Decool, l'affaire Dehondt, et celle de 1968 relative à un certain Vanhove, Théo Van der Broucke avait retrouvé des éléments de la déposition des contrôleurs des trains faite à la police, selon lesquels les individus en question auraient occupé seuls une voiture depuis le départ de Dunkerque, jusqu'à leur chute du train. Théo, même s'il n'avait rien à ce sujet à propos des accidentés de 1932 et de 1928, aurait parié qu'il en avait été de même pour eux.

Parmi tous les pôles d'intérêt de Théo, il y en avait encore un autre, concernant tous les contes, histoires et légendes de Flandre.

Or, il y avait justement une légende à propos d'un village qui aurait existé jadis entre Esquelbecq et Arnèque, et où se seraient déroulés des faits troublants les 28 et 29 février 1896, année bissextile comme il se doit.

 

***

 

Tout avait commencé le 28 au matin, alors qu'il faisait un temps glacial. Plusieurs villageois, et tout particulièrement des enfants, se mirent à tousser de façon inquiétante et être la proie d'une forte fièvre. Or, ce jour-là, le maire et le médecin du village devaient se rendre à Dunkerque pour le carnaval, et même y rester jusqu'au lendemain. C'étaient deux quinquagénaires, d'ordinaire plutôt réservés, voire austères ; mais sans qu'on puisse l'expliquer, ils avaient décidé soudain de faire dans la frivolité, de s'éclater, comme on dirait aujourd'hui. Aussi la nouvelle de l'épidémie qui s'était apparemment soudainement abattue sur le village, rabaissa dans un premier temps leur enthousiasme et leur volonté de faire absolument la fête. Mais, très vite, le médecin estima qu'il n'y avait pas lieu de s'alarmer et de manquer le carnaval pour si peu. Il alla même jusqu'à proclamer que les villageois n'avaient qu'à user des remèdes ancestraux dont ils possédaient si bien le secret, et que tout rentrerait dans l'ordre.

Le maire se joignit très vite à l'avis du médecin, ce qui fait qu'ils prirent tous deux le train de midi pour Dunkerque, à la gare du village qu'ils abandonnèrent à la mystérieuse épidémie l'ayant frappé.

Une fois rendus dans la cité de Jean Bart, ils se déguisèrent, se grimèrent, burent abondamment, et firent la fête, dansant et braillant des chansons paillardes dans les rues de la ville, malgré le froid glacial et les flocons de neige qui tombaient.

À la fin de l'après-midi, le maire eut quand même des scrupules, et décida de rentrer au village. Il conseilla bien sûr au médecin de l'accompagner, mais celui-ci qui s'amusait comme cela ne lui était encore jamais arrivé depuis 52 ans qu'il était né, ne l'entendit pas de cette oreille. Il dit au maire qu'il n'avait qu'à rentrer seul, que sa présence au village n'était pas indispensable. Et comme le maire lui rappelait qu'il en était quand même le médecin, il lui répondit qu'à cette heure, tous les villageois avaient dû ingurgiter un tas de décoctions et autres tisanes dont eux seuls connaissaient les bienfaits, et qu'après une bonne nuit de sommeil, ils se lèveraient le lendemain de nouveau en pleine forme, pour aller accomplir une dure journée de labeur aux champs.

Le maire se rendit donc seul à la gare de Dunkerque, où il prit pour regagner le village, le train qui assurait déjà à l'époque la liaison entre la cité de Jean Bart et Arras, et partait alors à 18 h 54.

Il arriva au village une vingtaine de minutes plus tard, dans sa tenue de carnavaleux qu'il n'avait pas pris la peine de quitter, et qui trancha par ailleurs singulièrement avec l'ambiance de désolation qui l'attendait. En effet, depuis son départ, l'épidémie avait été impitoyable, et à cette heure-là, sur les mille habitants que comptait au petit matin le village, on dénombrait 500 morts, dont pratiquement tous les enfants. Des femmes éplorées le supplièrent d'aller vite chercher le médecin, ce qui le plongea dans le plus grand embarras. En effet, il avait encore à l'esprit la folle journée qu'il venait de passer au carnaval de Dunkerque, et il ne doutait pas qu'à cette heure, le médecin devait sans aucun doute être pris dans des bandes endiablées de carnavaleux, dans des rigodons étourdissants, ou encore dans des bals d'où il serait impossible de le sortir. Et surtout, le maire se sentit soudain fiévreux et se mit à tousser de façon inquiétante. Alors, les femmes éplorées comprirent tout de suite que ce n'était plus la peine d'insister, et le maire estima qu'il était préférable de rentrer chez lui se coucher.

Le médecin passa toute la nuit à faire la fête, et continua le jour suivant. Mais, à la fin de l'après-midi, il se sentit non seulement épuisé par tant de réjouissances, mais commença également à être gagné par les scrupules comme le maire la veille. Alors, il alla prendre le train de 18 h 54.

À son arrivée au village en tenue de carnavaleux, c'était le calme plat. Et pour cause, il ne restait plus que 15 survivants, dont le maire qui n'était pas sorti de son lit depuis la veille. Ce fut une jeune femme robuste, mais quand même secouée par la toux et tremblante de fièvre qui lui fit le compte-rendu de la situation.

Le médecin se rendit en hâte à la maison du maire ; il le trouva au lit, dégoulinant de sueur dans sa tenue de carnavaleux qu'il ne quittait décidément pas. Il tenta de dire quelque chose au médecin, mais une soudaine et horrible quinte de toux l'en empêcha, et l'entraîna dans la mort.

Alors, le médecin commença à tousser, à sentir la fièvre le gagner, et s'en alla. Il rentra chez lui, complètement secoué par de terribles quintes de toux.

Il mourut dans la soirée, ainsi que les derniers habitants du village.

La légende rapporte que la toute dernière à avoir succombé à l'horrible épidémie, fut la jeune femme qu'avait vue le médecin. Et toujours selon la légende, avant de mourir emportée par une ultime quinte de toux, elle serait tout d'abord tombée à genoux, aurait levé le poing vers le ciel, puis aurait maudit le maire et le médecin d'avoir abandonné le village, et émis le voeu que jamais leurs âmes ne trouvent le repos.

La légende affirme que ce fut en effet le cas. Le maire et le médecin furent condamnés par l'implacable tribunal de l'au-delà à ne point trouver le repos, mais au contraire à errer longuement, au moins jusqu'à ce que les villageois qu'ils avaient abandonnés, acceptent de les pardonner.

Et la légende de préciser que pour cela, ils devaient tous les quatre ans en février, retrouver forme humaine, et accomplir pour l'un, le 28, et pour l'autre, le 29, le trajet en train depuis Dunkerque, afin de venir chercher leur pardon. Bien sûr, ils devaient veiller à se présenter aux villageois qui reprenaient eux aussi forme humaine pour l'occasion, en tenue correcte, et non pas en carnavaleux, comme ils avaient eu l'indécence de le faire en 1896.

Et pour ce qui était du village ? Toujours et encore selon la légende, après le décès de la jeune femme, un incendie d'une inimaginable violence s'était déclaré de façon incompréhensible, et avait ravagé totalement le village, ne laissant absolument aucune trace de son existence, ni de celle de ses habitants : ce qui explique qu'aujourd'hui, on ne connaît même plus le nom du village, un immense champ s'étendant là où aurait été son emplacement.

La suite samedi prochain

21/10/2008

L'infirmière en blouse noire

Daphné virevoltait, s’amusait, s’égayait, sous l’œil hilare et bienveillant de Pierrot lunaire. Et tandis qu’elle s’ébattait, Ombre furtive, sauvageonne inéluctable fuyait sous le canapé pour s’y cacher comme à l’approche de mille péripéties.

Mais un jour Daphné fut prise de lassitude, de langueur. Une insidieuse fièvre la força à s’allonger sur le canapé et à y rester dans une attitude inquiétante.

Pierrot lunaire ne trouvait plus le jeu drôle et prit ses distances avec un brin de suspicion. Il monta sur le buffet, et ignorant presque Daphné, ou alors ne consentant à la voir que d’un œil interrogateur, il se lécha, fit sa toilette avec toute l’attention féline appropriée.

Mais ce fut alors qu’Ombre furtive sortit de dessous le canapé où elle avait décidément établi ses quartiers, et s’en vint rejoindre Daphné assoupie. Celle-ci fut doucement réveillée par un ronronnement magnétique, et sa main brûlante s’en vint toucher le poil noir et soyeux d’Ombre furtive, qui bientôt entreprit un massage du bout de ses coussinets, comme pour communiquer moult vigueurs à sa maîtresse affaiblie.

Cette dernière recouvra petit à petit ses forces, bercée par le ronronnement apaisant de l’infirmière en blouse noire, qui ne se retira que lorsque Daphné fut de nouveau debout, prête à oublier son passage à vide.

À partir de ce jour, Ombre furtive resta proche et câline, jetant de temps en temps un coup d’œil à Pierrot lunaire qui toilettait sa fourrure blanche, dans la vigueur du jour sur lequel elle veillait.

 

Patrick S. VAST - Octobre 2008

18/10/2008

La gare temporaire (3ème épisode)

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", (colonne de gauche)

***

A 21 heures passées, Albane Decool commença réellement à s'inquiéter. Elle était assise dans le salon coquettement décoré par ses soins, de la maison que Marc et elle devaient rembourser pendant encore 15 longues années, et ne savait que penser. Ayant eu comme une intuition, elle ne s'était pas changée comme elle l'avait d'abord envisagé pour accueillir Marc, et était restée en pull et jean.

N'y tenant plus, elle se leva, attrapa son portable traînant sur un meuble, et appela sa mère, qui vivait seule dans une maison située à l'autre extrémité d'Hazebrouck. Avec un débit rapide, saccadé, elle lui expliqua qu'elle avait préparé un délicieux potche vleesch à Marc qui devait être de retour aux alentours de 19 h 40, mais n'était toujours pas là. Elle confirma qu'elle avait bien sûr téléphoné à l'agence du Crédit Commercial des Flandres à Dunkerque, et qu'après quatre sonneries, son appel avait basculé automatiquement sur un répondeur qui lui avait indiqué les jours et les heures d'ouverture de la banque. Marc n'était manifestement plus sur place.

La mère d'Albane lui annonça qu'elle arrivait, et l'épouse infortunée reprit son attente sur le canapé du salon.

Elle patienta en compagnie de sa mère jusqu'à 22 h, moment où les deux femmes décidèrent de se rendre à la police. Elles firent un détour par la gare SNCF ; mais cette démarche s'avéra inutile puisque celle-ci était fermée.

Ce fut un agent de police fatigué qui prit la déposition d'Albane quant à l'éventuelle disparition de son mari, tandis qu'un autre qui se tenait debout, à proximité, ne se départait pas d'un sourire entendu. Mais ni Albane, ni sa mère ne s'en aperçurent. Les deux femmes retournèrent au lotissement, et à l'approche de sa maison, Albane écarquilla les yeux comme si cela allait contribuer à faire apparaître la voiture de Marc, garée devant. Mais il n'en fut rien, et les deux femmes restèrent à se morfondre dans le salon, dans l'espoir d'un coup de téléphone, ou mieux de l'arrivée de Marc, jusqu'à 1 h du matin. La mère d'Albane sortit alors un tube de somnifères qu'elle gardait toujours en réserve dans son sac à main, et força sa fille à avaler un comprimé. Malgré cela, Albane ne s'endormit pas avant 3 h passées, toute habillée dans le canapé, sa mère ayant pour sa part pris place dans un fauteuil.

Ce fut un coup de sonnette strident qui tira Albane de son sommeil artificiel, alors qu'il était déjà 9h du matin. Elle se leva du canapé avec peine, se sentant toute courbaturée, et ayant la bouche horriblement pâteuse.

Elle venait juste d'atteindre la porte d'entrée lorsqu'un deuxième coup de sonnette retentit. Elle ouvrit la porte, et malgré son état semi-comateux, ressentit un choc violent quand elle vit deux policiers en tenue postés devant elle.

Le plus jeune des deux, un grand gaillard au visage maigre, demanda d'un ton qu'il s'efforçait manifestement d'affermir :

— Vous êtes bien madame Decool ?

Albane acquiesça avec mollesse.

—Vous êtes venue signaler la disparition de votre mari hier soir ? poursuivit le policier.

— Oui, fit Albane.

Le policier hésita un peu, puis déclara :

— J'ai une mauvaise nouvelle pour vous, madame Decool. Votre mari est décédé. Il est tombé du TER qui assure la ligne Dunkerque-Arras. Il est tombé, alors que le train roulait à vive allure entre Esquelbecq et Arnèque.

 

La suite samedi prochain

 

 

14/10/2008

Une histoire de naufragés

Je vous renvoie à une note du 27/05/2007 et à une histoire de naufragés. Une sorte de gothique maritime que je vous invite à découvrir ou à redécouvrir encliquant ici.

11/10/2008

La gare temporaire (2ème épisode)

Voir le premier épisode dans la rubrique "feuilletons", colonne de gauche

 

Le train s'arrêta tout à fait normalement à Cassel, puis ensuite à Hazebrouck. Marc songeait encore à cet événement pour le moins surprenant qu'il venait de vivre, lorsqu'il en descendit. Il récupéra sa voiture au parking attenant à la gare, puis prit la direction de la sortie de la ville et du lotissement où il habitait. Il s'arrêta au bout de dix petites minutes devant le pavillon qu'il s'était fait construire avec le prêt préférentiel consenti par le Crédit Commercial des Flandres, non seulement à lui-même, mais également à son épouse qui était affectée à l'agence d'Hazebouck.

Il trouva celle-ci, une petite brune aux cheveux coupés très courts, en train de préparer dans la cuisine, la carbonade flamande qu'elle lui avait promise pour le repas du soir, vêtue d'un jean et d'un pull standards.

En voyant la poche rose que Marc exhiba avec fierté devant elle, elle demanda, l'oeil légèrement allumé :

— Alors, ça y est, tu es entré dans la boutique ?

Marc acquiesça avec un grand sourire.

— Oui, et c'est même encore mieux que ce que je t'avais annoncé.

Son épouse prit un air satisfait.

— Ah, on a vraiment bien fait d'envoyer les enfants en classe de neige, déclara-t-elle. Bon, je monte me changer. Surveille la carbonade, qu'elle ne brûle pas. Ça serait vraiment trop dommage.

— Entendu, fit Marc, qui dans son empressement n'avait ôté ni son manteau, ni ses chaussures, et tenait même encore dans sa main droite sa mallette. Il libéra la gauche en tendant à sa femme la poche rose, et celle-ci sortit aussitôt de la cuisine.

Marc jeta un vague coup d'oeil à la marmite qui chauffait à feu doux sur la gazinière, puis jugeant que tout allait pour le mieux, décida de se mettre à l'aise.

Ce fut donc en bras de chemise et chaussé de ses pantoufles qu'il vit revenir sa femme dans la cuisine.

— C'est peut-être un peu trop provocant, hasarda-t-elle, en écartant les bras comme pour permettre à son mari de l'admirer.

Marc en resta coi. Il n'avait pas remarqué dans la boutique combien le rouge de la guêpière et même celui des bras était vif.

— Bah, fit-il, nous ne sommes que d'eux. Alors, à quoi bon faire dans le détail ?

— Tu as raison, dit sa femme avec enthousiasme. Ne faisons surtout pas dans le détail !

Puis elle se dirigea vers la gazinière en se dandinant, car elle avait, pour compléter cette tenue guêpière/bas résilles, chaussé une paire d'escarpins à hauts talons, qu'elle avait achetée en prévision du jour où Marc passerait enfin à l'acte, en poussant la porte d'Aux joies du frou-frou.

Ce fut donc dans cette ambiance frivole que le couple dégusta ce soir-là une carbonade flamande avec frites-salade, le tout arrosé d'une bière provenant de l'une des nombreuses abbayes de la région, où des bons frères sont passés maîtres dans l'art de la préparation des extraits de houblon, puis monta dans sa chambre alors qu'il n'était qu'à peine 22 h.

 

***

Le lendemain matin, au petit déjeuner, l'épouse de Marc avait gardé sa tenue froufroutante. Elle regarda son mari avec inquiétude, tandis que celui-ci écrasait son sucre dans son bol de café au lait, et dit :

— Ecoute, Marc, il me semble que hier soir, à un moment, tu as... comment dirais-je...

Marc voyait très bien de quoi voulait parler sa femme. Il était vrai qu'à un moment, comme elle le disait, il s'était senti un tant soit peu déconcentré, car la pensée de ce qui lui était arrivé dans le train, lui était revenu soudainement à l'esprit. Et cela n'avait pu que le conduire à se poser une question qui lui brûlait de nouveau les lèvres.

Il se lança donc.

— Au fait, dit-il, entre Esquelbecq et Arnèque, il n'y a pas de gare ?

Sa femme qui était maintenant occupée à se confiturer une biscotte, s'interrompit dans son action, pour le regarder avec un air ébahi.

— Mais, pourquoi tu me demandes cela ? fit-elle.

Marc soupira :

— Eh bien, pour que tu me le confirmes, voyons.

— Mais, je n'en sais rien, fit sa femme. Je n'ai jamais pris le train entre Esquelbecq et Arnèque. C'est plutôt à toi de le savoir, puisque tu empruntes cette ligne depuis cinq ans maintenant. Avec cette fichue idée que tu as eu d'accepter le poste à Dunkerque.

— Il y avait une promotion à la clé, se défendit Marc.

— Oui, sans doute, reconnut sa femme, mais a priori, ça commence à jouer sur ta santé, tu m'as l'air surmené.

Puis, se ressaisissant, elle regarda son mari d'un air bienveillant pour annoncer :

— Ce soir, on remet ça, et cette fois, je prépare un bon potje vleesch. D'accord ?

Très confus, Marc acquiesça :

— C'est d'accord. Va pour un bon potje vleesch.

 

***

Il prit le train de 7 h 12 à Hazebrouck en direction de Dunkerque. Nous étions le 29 février, car l'année en question était bissextile, et les jours commençaient à rallonger, car une certaine clarté s'insinuait déjà dans le paysage champêtre dès la sortie d'Hazebrouck. Après s'être arrêté à Arnèque, le train continua d'une traite jusqu'à Esquelbecq, amenant ainsi Marc à se demander s'il n'avait pas eu la berlue la veille au soir. Sa femme le trouvait surmené ; peut-être l'était-il vraiment ? Mais quand même, il n'arrivait pas à se convaincre qu'il avait rêvé quand il avait vu le train s'arrêter devant une étrange gare, et un non moins étrange personnage s'y rendre.

Une fois arrivé à l'agence bancaire, il se hâta d'aller voir dans son bureau un collègue qui avait emménagé depuis peu à Dunkerque, et avait fait le trajet depuis Hazebrouck durant un certain temps.

Il s'agissait d'un individu petit, chétif, qui se coupait les cheveux en brosse. Marc l'aborda sans préambule.

— Dis donc, fit-il, il n'y a pas de gare entre Esquelbecq et Arnèque ?

L'autre qui était assis à son bureau, le regarda d'un air ahuri.

— Comment ? fit-il.

— Il n'y a pas de gare entre Esquelbecq et Arnèque ? répéta Marc.

L'autre se mit à rire.

— Tu trouves qu'il n'y a pas assez d'arrêts comme ça ? Avec ce maudit train qui fait omnibus !

— Heu... si, si, tu as raison, fit Marc, fort désappointé.

Il quitta son collègue sans même remarquer que ce dernier le regardait partir avec un air inquiet, puis rejoignit son propre bureau.

 

Dans l'après-midi, n'y tenant plus, il appela sa femme pour lui dire qu'il rentrerait encore tard, car il avait un travail urgent à terminer. Celle-ci lui demanda simplement de ne pas rentrer plus tard que la veille, et lui rappela avec un ton entendu, qu'un bon potche vleesch l'attendait.

Marc aurait bien aimé pouvoir être aussi frivole que la veille quand il avait pris le train avec son précieux achat. Il s'en voulait de ne pas penser qu'à la soirée qui l'attendait devant un bon potche vleesch, avec sa femme en bas résilles et guêpières. Mais c'était plus fort que lui, il devait vérifier avant toute chose s'il y avait oui ou non une gare entre Esquelbecq et Arnèque.

Il quitta la banque vers 18 h 35, et gagna la gare. Il faisait encore plus froid que la veille, et la gare était également encore plus sinistre. Le train était à quai ; par intuition, il choisit une voiture vide, en espérant qu'elle le resterait. Son voeu fut exaucé, car lorsque le train se mit en branle, aucun autre voyageur n'était monté à bord de la voiture qu'il occupait, et où il faisait franchement glacial.

Comme la vieille, un contrôleur passa rapidement. Celui-ci était grand, et avait le visage osseux et très pâle ; il ne prêta pas plus attention à Marc que son collègue de la veille. Le train s'arrêta à Coudekerque-Branche, puis à Bergues, et enfin à Esquelbecq, sans qu'aucun voyageur ne vienne prendre place dans la voiture.

Dès que le train redémarra, Marc commença à être sur ses gardes. Ce ne fut pas long ; comme le jour précédent, il entendit des pas derrière lui, et bientôt, passa un individu qui le frôla presque. Il était grand comme celui de la veille, vêtu également d'un manteau, mais coiffé d'un melon. Toujours comme la veille, le train commença à ralentir, et s'arrêta bientôt devant la mystérieuse gare, cette mystérieuse gare qui était bien située entre Esquelbecq et Arnèque.

Marc vit l'homme ouvrir les portes du train, descendre sur le quai, puis se diriger vers la gare éclairée, la buée de son haleine se mêlant à la légère brume qui commençait à monter au dehors.

Marc se mit à penser intensément à sa femme dans sa tenue froufroutante, mais ce fut plus fort que lui ; sous l'effet d'une véritable impulsion, il se leva, attrapa la poignée de sa mallette, et se précipita pour sortir de la voiture, craignant que le train ne redémarre soudainement.

Il s'avança pour descendre le marchepied, et ce fut alors qu'il poussa un horrible hurlement.

La suite samedi prochain