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07/02/2009

Le spationaute (5ème épisode)

Épisodes précédents, colonne de gauche, rubrique "Feuilletons"

 

1987 ! Nous étions en 1987 ! Ce qu'Émile s'était efforcé depuis son réveil de ne pas croire, s'imposait à lui maintenant. Il avait fait un saut dans le temps, de 44 ans dans le futur. Et peut-être plus, car d'après son état, le petit panneau avait dû être fixé sur le blockhaus depuis plusieurs années.

Ainsi, cette satanée fusée ne l'avait pas réduit en bouillie comme il s'y attendait, mais l'avait fait voyager dans le temps. Mais où pouvait-elle bien se trouver ?

Émile reprit sa marche sur la plage, et vit bientôt des estivants qui, contrairement à ceux qu'il avait laissés derrière lui, n'étaient pas nus ; enfin pas tout à fait. Les hommes portaient des slips de bain de très petite taille qui cachaient à peine leurs parties intimes, et les femmes juste des petites culottes et des soutiens-gorge qui dévoilaient quand même considérablement leur corps. Par rapport aux années 40, les tenues de plage étaient bien singulières. Il était vrai que pour Émile, cela valait toujours mieux que de s'exhiber sans aucune retenue comme c'était apparemment autorisé sur la portion de plage qu'il venait de quitter. Jamais dans les années 40 on aurait pu imaginer que cela aurait été un jour possible à Belvédunes.

En voyant tous ces gens qui s'ébattaient sur la plage avec une manifeste joie de vivre, il en conclut que les Allemands avaient certainement été chassés de France, du moins de Belvédunes. En tout cas, on ne voyait aucun soldat à l'horizon.

Émile continua d'avancer, et constata bientôt que d'importants travaux avaient été entrepris depuis le mois de juillet 1943. En effet, à l'époque, l'avenue qui longeait la plage était au même niveau que celle-ci. Ce n'était plus le cas désormais. On l'avait rehaussée, afin de construire une digue de béton qui pouvait retenir le sable lors des grandes tempêtes hivernales, et éviter que les rues jouxtant la plage soient envahies. Émile aperçut bien vite des immeubles en front de mer qui avaient, à son grand regret, remplacé les chalets de bois qui faisaient tant le charme de Belvédunes. Il emprunta un escalier pour quitter la plage, et arriva sur un large et long trottoir où un tas de gens déambulaient tranquillement dans des tenues décontractées. Oui, la guerre était sans aucun doute terminée.

Émile commença à marcher sur ce trottoir qui conduisait jusqu'à l'hôpital de la Plage qui, à sa grande satisfaction, n'avait pas été détruit ou remplacé, et se dressait au loin dans son habit de briques rouges. Il y avait pas mal de voitures qui circulaient sur la route entre le large trottoir et celui d'en face qui bordait les bâtiments ayant remplacé les chalets de bois, et dont les rez-de-chaussée étaient occupés par des boutiques de toutes sortes. Émile ne reconnaissait aucune de ces voitures ; et pour cause, elles appartenaient à une autre époque que la sienne. Beaucoup de gens étaient assis sur un petit muret que l'on avait construit au sommet de la digue, et qui courait tout le long du large trottoir. Mais il y avait aussi des bancs en bois au dossier incliné qui étaient orientés vers la plage, et Émile décida de s'y asseoir pour souffler un coup, mais aussi se remettre de ses émotions.

Il y était installé depuis environ cinq minutes, quand un individu sans âge précis, mal rasé, vêtu d'un pantalon et d'une chemise très élimés, et chaussé de savates en bout de course, vint s'asseoir à côté de lui.

— Eh ben, t'as un sacré beau costard, mon pote ! dit-il d'un ton enjoué.

Surpris, Émile lui adressa un sourire coincé, et l'autre reprit :

— C'est que quand on a les moyens de s'payer un chouette costard comme ça, on a forcément 1 ou 2 euros à m'filer, pas vrai ?

— 1 ou 2, quoi ? demanda Émile.

— 1 ou 2 euros, répéta l'autre.

Émile prit alors un air franchement perdu.

— Mais... mais qu'est-ce que c'est que ça, un euro ? bredouilla-t-il.

L'autre prit un air agressif.

— Tu te fous de moi ou quoi ? fit-il d'un ton hargneux. Un euro, c'est du fric bien sûr. L'euro, c'est ce qui a remplacé les francs depuis le 1er janvier 2002 ; tu sais ça, quand même ?

Dans la tête d'Émile, ça semblait gamberger.

— Depuis le 1er janvier 2002, répéta-t-il. Mais alors, on est le combien aujourd'hui ?

— Oh, mon gars, tu veux jouer avec mes nerfs, dit l'autre. Aujourd'hui, on est le 8 juillet 2003.

8 juillet 2003 ! Émile n'en revenait pas : 60 ans s'étaient écoulés depuis tout à l'heure, et non pas 44 comme il l'avait d'abord cru ; 60 ans depuis qu'il était monté dans la fusée et qu'il avait décollé de la Terre !

Il regarda celui qui lui demandait 1 ou 2 euros, puis, contre toute attente, il dit :

— Et les Allemands, ils ont quitté Belvédunes quand ? Au fait, ils sont bien partis au moins ? Je ne vois plus aucun soldat, ils sont donc bien partis...

L'autre prit un air affolé, se leva du banc, puis sans se gêner, s'adressant à un jeune couple en chemisette et short avec une poussette d'enfant qui arrivait vers lui, leur dit en montrant bien Émile du doigt :

— Faites gaffe en passant près de ce banc, le type qui y est assis est complètement cinglé !

Puis il partit d'un bon pas.

Au lieu de s'effrayer, le couple adressa au contraire à Émile un large sourire, le considérant certainement comme quelqu'un qui avait eu recours à une bien bonne ruse pour se débarrasser d'un casse-pieds.

Émile répondit à leur sourire, puis se mit à penser à sa situation qui était pour le moins inquiétante.

Il resta pour l'instant à contempler de son banc la mer qui montait, se rapprochant du sable sec de la plage comme soixante ans plus tôt, quand il avait pris le chemin de la fusée. Puis, il finit par se lever, et marcha jusqu'à l'hôpital. Celui-ci n'avait plus l'air en très bon état ; en tout cas, ses briques rouges n'avaient plus l'éclat qu'elles possédaient jadis. Émile décida alors d'aller faire un tour dans le centre-ville, de redécouvrir la cité où il était né. Il était quand même intrigué par tous les gens qu'il croisait. Ils n'avaient plus rien à voir avec les estivants des années 20, 30 ou même 40. Leur allure, leurs vêtements, tout était différent. Et puis, il y avait toutes les voitures étranges qui circulaient un peu partout en faisant beaucoup de bruit.

Les gens ne prêtaient pas spécialement attention à Émile, ne trouvant a priori rien de particulier à son allure générale. Mais il comprit très vite pourquoi quand il vit un couple qui s'affairait autour d'une énorme moto aux chromes rutilants. Comme pour les voitures, Émile ne connaissait pas la marque de cet engin impressionnant. Par contre, les deux motards portaient une tenue et un casque très proches de son équipement. À tel point que lorsqu'il passa près d'eux, ils lui firent un signe de la main, le considérant comme l'un des leurs. Voilà pourquoi personne ne s'étonnait de son apparence ; il ressemblait ni plus ni moins à un motard des années 2000.

Il gagna bientôt la rue Carnot, l'artère principale et commerçante de Belvédunes. À cet endroit, les voitures ne circulaient plus, et une foule de gens avançaient non seulement sur les trottoirs, mais aussi en plein milieu de la route. Émile trouva une explication à ce phénomène grâce à un panneau qui indiquait : "rue piétonne". Bien que cela n'existât pas en 1943, Émile n'eut pas de mal à comprendre de quoi il s'agissait exactement, en constatant que les piétons étaient vraiment maîtres des lieux.

Les boutiques qui agrémentaient la rue étaient assez différentes de celles du passé. Dans les années 20, 30 ou 40, il s'agissait surtout de magasins de luxe. Alors que maintenant on trouvait un peu de tout, même des magasins d'alimentation, et notamment des charcuteries qui répandaient des odeurs prenantes dans toute la rue. C'était principalement le cas de l'une d'entre elles qui avait mis en exposition sur le trottoir un étrange appareil, dans lequel des poulets littéralement empalés par des tiges de métal, semblaient se laisser dorer en tournant tout doucement. Ce genre d'appareil n'existait bien sûr pas du temps d'Émile qui trouva néanmoins cette invention fort judicieuse.

Il avança encore un peu plus dans la rue, et dans un recoin il découvrit un autre étrange appareil : une sorte de cabine munie d'un rideau sur laquelle était écrit PHOTOMATON. Toutes sortes de photos étaient exposées derrière une vitre à l'extérieur du photomaton. Étant donné celles-ci et le nom de l'étrange appareil, Émile en déduisit qu'il devait s'agir tout simplement d'une machine à se faire photographier.

Il y avait une glace près du rideau qui était tiré. Émile ne put s'empêcher de se regarder dedans, et blêmit. Le visage que lui renvoyait la glace, était en tout point semblable à celui qu'il avait vu le matin même dans celle de sa chambre d'hôpital, juste avant d'en sortir. C'était le même visage que celui de 1943. Or nous étions le 8 juillet 2003 ; Emile qui était né le 15 mars 1899, avait donc 104 ans. Pourtant, ce faciès de boxeur qu'il voyait dans la glace, était bien celui d'un homme de 44 ans ; c'était son visage du 8 juillet 1943. Émile avait fait un saut de 60 ans dans le futur sans gagner plus de rides qu'il n'en avait en 1943, sans que ses cheveux ne présentent la moindre trace de gris, ou même que son crâne ne se soit dégarni. Mais il en vint très vite à se dire que cela n'était finalement pas étonnant. Il était un voyageur du temps qui avait fait une incursion en 2003. Il était censé pouvoir repartir en 1943, sa véritable époque, celle de ses 44 ans. Mais de quelle manière pouvait-il entreprendre le voyage à l'envers ? Et de toute façon, ne valait-il pas mieux se retrouver à errer dans le futur, plutôt que de regagner une époque de guerre épouvantable ?

À la pensée de tout cela, Émile en eut le tournis, et crut qu'il allait avoir un malaise, d'autant qu'il marchait maintenant parmi une foule bruyante d'estivants. Mais il parvint à se reprendre, et arriva au bout de la rue Carnot. Il prit alors à droite ce qui était jadis la rue de la gare de chemin de fer, et arriva bientôt devant un bâtiment qui avait gardé malgré toutes les années passées exactement l'aspect de celle-ci, mais était devenu un casino. C'était du moins ce que l'enseigne qui s'étalait sur la façade de briques très XIXème siècle, annonçait.

Émile se demanda ce qu'était devenu le casino qu'il avait connu et qui se trouvait quelques rues plus loin. Mais il n'alla pas vérifier, et décida plutôt de repartir vers la plage. Il emprunta une rue qui le ramena au large trottoir, et à un panneau qui indiquait : Esplanade Guillaume Dutrel. En dessous il était mentionné deux dates : 1880 - 1959 ; puis encore en dessous était précisé : Maire de Belvédères - 1934 - 1953.

Émile se souvenait très bien de lui. Il en déduisit grâce à ce panneau que ce large trottoir portait le nom d'esplanade : encore un terme inconnu de lui.

Il reprit place sur un banc, et se mit à regarder les estivants passer. Il ne savait ce qu'il allait devenir. Il n'osait pas se rendre à son ancienne demeure. Existait-elle encore ? Et dans ce cas, qui pouvait bien y habiter ? Peut-être était-elle restée à l'abandon et était tombée en ruine comme l'ancienne usine ?

Émile se sentit soudain gagné par la faim. Il n'avait pas mangé depuis tôt ce matin... enfin le matin du 8 juillet 1943. Il resta à attendre ne sachant pas trop quoi. Il attendait en quelque sorte que le temps passe, ce temps qui s'était emballé pour le faire arriver en quelques minutes, peut-être quelques secondes en... 2003.

Il attendit ; et la journée passa, jusqu'à ce que l'obscurité arrive, jusqu'à ce que la soirée commence.

La journée avait été belle, chaude, comme l'avait été celle du 8 juillet 1943. Émile s'était distrait en regardant passer les gens, craignant à chaque fois qu'il voyait des motards, qu'ils viennent lui parler. Il y eut toutefois deux choses qui retinrent particulièrement son attention. La première fut que beaucoup de gens portaient cet espèce de pantalon de travail américain en toile bleue que l'on appelait blue-jean. Dans les années 40, ce type de vêtement était très peu usité à Belvédunes, alors que maintenant, tout le monde, femmes, hommes et enfants, semblaient l'avoir adopter pour simplement se promener. Ce qui l'étonna en second, et là, il eut vraiment de mal à en revenir, fut le fait suivant : il s'aperçut que beaucoup de personnes marchaient en gesticulant et en parlant seules, sans que quiconque aux alentours ne s'affole. Autrefois, un tel comportement aurait plus qu'inquiété ; alors qu'en 2003, cela paraissait absolument normal. Il était vrai que ces personnes au comportement étrange pour Émile, étaient toutes munies d'un petit appareil qu'elles tenaient tout contre une oreille. Émile en était venu à se dire que c'était peut-être là la clé de l'énigme que posaient pour lui ces individus très bizarres.

Il y eut beaucoup de monde qui défila sur l'esplanade alors que la nuit était tombée depuis longtemps. Puis, soudain, ce fut le désert ; Émile se retrouva seul sur son banc, complètement affamé, après avoir passé sa première journée de "vagabond du temps".

Heureusement pour lui, la fatigue fut bientôt plus forte que la faim. Alors, il se coucha sur le banc, comme tout vagabond, et s'endormit profondément sous un ciel admirablement étoilé, avec en fond sonore le bruissement de la mer.

 

***

 

Il fut cette fois réveillé sans ménagement par quelqu'un qui lui secouait l'épaule.

— Allez, debout ! fit une voix aux intonations rudes.

(la suite samedi prochain)

31/01/2009

Le spationaute (4ème épisode)

Épisodes précédents dans la rubrique "feuilletons" (colonne de gauche)

Émile se sentit soudain secoué de façon incroyable, tandis qu'il était complètement assourdi par un horrible vacarme, et que des gerbes de feu dansaient devant la vitre.

Mais il ne put suivre longtemps ce spectacle à la fois irréel et effrayant, car bientôt, alors qu'il sentait la fusée se soulever doucement, son corps se raidit brusquement. Puis, il eut l'impression qu'il rétrécissait, et fut aussitôt la proie de terribles convulsions. Il ferma les yeux à s'en faire exploser les paupières, serra les dents à se les broyer, et à l'ultime seconde où sa cervelle allait être expulsée de sa boite crânienne, il perdit connaissance, cessant ainsi de souffrir effroyablement.

 

***

Quand il revint à lui, quelques minutes, ou même peut-être simplement quelques secondes plus tard, il se trouvait allongé à l'air libre, et ne ressentait plus le moindre malaise ; comme si ce qui s'était passé précédemment n'avait jamais existé. En ouvrant les yeux, il découvrit aussitôt le ciel toujours bleu, aussi bleu qu'il pouvait l'être quelques instants plus tôt. Le soleil cognait toujours fort, et l'air était parfumé d'iode et de sel.

Il se tourna sur le côté, et découvrit deux paires de pieds nus et bronzés posés sur le sable fin et doré qui caressait maintenant sa joue. En soulevant légèrement les yeux, ce furent cette fois deux paires de jambes qui lui apparurent, également nues et bronzées. Toutefois, l'une des paires était poilue, et l'autre au contraire, parfaitement lisse. Alors, il souleva cette fois légèrement sa tête, et crut avaler sa salive de travers quand il vit un sexe d'homme, puis, tout à côté, ce qui était assurément celui d'une femme. Étant un célibataire endurci, il était moins familiarisé avec le sexe opposé, et cette vision le troubla. Il se redressa d'un coup, et s'appuya sur un coude. Assurément, il se trouvait en présence d'un couple entièrement nu.

Ainsi, selon lui, à cet instant, il était bien mort, et avait gagné le paradis. Ce qu'on lui avait toujours raconté à ce propos était donc bien vrai. Le paradis, c'était cela : tout le monde vivant nu au milieu de la nature. Mais non, il n'y était pas ; cela était censé être le paradis terrestre, celui d'où l'Homme aurait été chassé il y a bien longtemps. Le paradis après la mort, ce devait être autre chose. Mais quoi ? Émile ne savait plus rien, ne comprenait plus rien. Où était-il exactement ? Il était pourtant bien mort tout à l'heure, enfin il y a tout juste un instant, au décollage de la fusée. Sa tête avait explosé, et il n'avait pu survivre à cela. Aucun être humain n'était capable de survivre à cela.

Émile se mit debout sans la moindre difficulté, et vit alors que sur la plage il y avait plein de monde entièrement nu : des hommes, des femmes, des enfants même. Tout le monde nu ; le fixant, certains en murmurant.

Émile inclina la tête, pour cette fois se regarder, et à son grand étonnement, il s'aperçut qu'il n'était plus vêtu de la combinaison de cuir noir que le grand maigre lui avait fait enfiler tout à l'heure. À la place, il portait une autre combinaison d'une matière apparemment très fine, et d'une couleur grisâtre et scintillante. Il en était de même des bottes qu'il avait aux pieds, ainsi que de ses gants. L'intérêt premier de cette nouvelle tenue, était qu'elle ne le faisait pas transpirer, en dépit du chaud soleil qui permettait à tout les gens qui l'entouraient de ne pas porter la moindre pièce de vêtement.

Émile enleva l'un de ses gants, et avec ses doigts nus effleura l'une des manches de sa combinaison. Puis, il saisit fermement entre le pouce et l'index un morceau de l'étrange matière qui la composait. Celle-ci avait la singularité de paraître très solide, et de donner l'impression que l'on touchait un pétale de coquelicot, ou encore une aile de papillon.

Émile passa alors sa main en plusieurs endroits de sa combinaison ainsi que sur ses bottes, sous l'œil intrigué des individus nus.

Il se retourna, et à sa grande stupéfaction, découvrit l'usine qui tout à l'heure était en parfait état, complètement en ruine. Toutes les vitres étaient cassées, les murs présentaient d'énormes lézardes, et le toit était effondré. Mais c'était encore pire pour ce qui était des blockhaus qui entouraient l'usine. Ces derniers n'étaient plus que des vestiges. Des blocs entiers de béton s'étaient détachés de chacune de ces véritables forteresses. Elles étaient en ruine, comme l'usine. Mais comme pour cette dernière, on n'avait pas l'impression que cela provenait de combats. Il ne semblait pas que l'usine comme les blockaus eussent été bombardés ou même mitraillés ; on pouvait plutôt penser qu'ils avaient subi les assauts des éléments, l'usure... du temps. Or, pour Émile, cela ne pouvait être pourtant le cas, puisqu'il savait bien que tout était en parfait état il y avait au plus une petite demi-heure, quand il était sorti de l'usine avec les soldats et l'homme au monocle.

À propos de celui-ci, il se demandait où il pouvait bien être. Il eut tout d'abord envie de se rendre à l'endroit d'où la fusée était partie tout à l'heure... Mais à cette pensée, il fut pris d'angoisse. Il était bien monté dedans, et il se souvenait parfaitement du décollage... Alors, comment pouvait-il se retrouver sur la plage, hors de la fusée, et dans une nouvelle tenue spatiale ?

En baissant la tête, il aperçut un casque posé sur le sable. Il s'accroupit pour le prendre, et put parfaitement distinguer l'empreinte que son corps avait laissé sur le sable. En prenant le casque, bien que celui-ci lui parût d'une solidité à toute épreuve, il eut encore l'impression de toucher un pétale de coquelicot ou une aile de papillon. En tout cas, ce n'était plus le casque de tout à l'heure. Celui-ci était plus petit, avait une forme plus arrondi. La seule similitude avec l'autre, était qu'il était muni également d'une visière présentant un orifice pour l'alimentation en oxygène.

Émile partit finalement vers le sud de la plage, pour rejoindre le centre-ville, tandis que les individus nus qui ne lui avaient pas adressé le moindre mot, devisaient maintenant ensemble de façon animée.

Émile vit bientôt des blockhaus qui étaient situés sur la plage. Ce n'était pas le cas tout à l'heure ; tous ayant été construits dans les dunes. On eût pu croire que de nombreuses années s'étaient écoulées, et qu'avec l'érosion, les dunes avaient reculé, abandonnant en quelque sorte les blockhaus. Mais là encore, Émile savait que c'était impossible, bien qu'il dût reconnaître que les dunes lui paraissaient moins hautes que tout à l'heure ; comme si, elles aussi, avaient subi les effets du temps.

Il dépassa bientôt l'un des blockhaus situés sur la plage. Celui-ci paraissait un peu moins détérioré que tous les autres. Ce fut ce qui le fit se retourner dessus. Il vit alors qu'une petite pancarte avait été scellée sur le béton. C'était forcément l'état de relative conservation du blockhaus qui l'avait fait choisir pour y placer cette pancarte qui intriguait Émile.

Il s'en approcha pour pouvoir lire ce qui était écrit dessus ; et ce fut alors que tout ce qui l'avait étonné depuis qu'il s'était réveillé, lui apparut presque dérisoire, quand il lut d'une voix étranglée :

 

 

 Commune de Belvédunes

Plage Naturiste

Arrêté municipal du 14 avril 1987

 

 (la suite samedi prochain)

24/01/2009

Le spationaute (3ème épisode)

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons" colonne de gauche

— Je n'ai pas vraiment le choix, soupira Émile.

L'homme au monocle qui gardait son pistolet pointé sur Émile, lui tapota amicalement le bras pour dire :

— Bravo, monsieur Rivet, je me doutais bien que vous étiez l'homme de la situation. Sachez que nous avons éliminé cinquante personnes avant vous, pour insuffisance physique, et... psychologique. Je vous informe de cela pour que vous soyez définitivement assuré que vous avez sauvé votre vie, mais qu'en plus, vous ne risquez absolument rien en embarquant dans notre fusée. Votre organisme peut parfaitement supporter cette expérience.

Émile ravala sa salive, tandis que l'homme au monocle le priait de bien vouloir reprendre l'escalier.

Il obéit, et descendit les marche de fer. Une fois en bas, l'homme au monocle ouvrit une porte, et invita Émile à le suivre. Il avait rangé son pistolet, jugeant apparemment cet accessoire complètement inutile désormais.

Il n'avait pas tord, car Émile était définitivement, irrémédiablement résigné.

Il sursauta toutefois quand il se retrouva dans une immense pièce éclairée par une myriade de petites ampoules fixées au plafond, où s'affairaient un tas d'individus vêtus de blanc. La plupart étaient assis derrière des écrans incrustés dans un immense tableau constellé de boutons et de voyants qui clignotaient. D'autre allaient et venaient dans la pièce où l'on pouvait entendre un léger bourdonnement assourdi, avec des fiches à la main.

À l'entrée d'Émile et de l'homme au monocle, ces derniers s'étaient figés d'un coup, et les individus derrière les écrans s'étaient retournés vers eux. Chacun se mit alors à regarder attentivement Émile, et l'homme au monocle prit la parole en français.

— Messieurs, annonça-t-il, je vous présente monsieur Émile Rivet qui va partir à bord de notre fusée.

Le son de sa voix était amoindri comme le bourdonnement continu, car les murs de la pièce étaient apparemment tapissés d'une matière isolante.

L'homme au monocle continua :

— Oui, monsieur Rivet va effectuer le premier vol orbital de toute l'histoire de l'Humanité. Plus tard, on se souviendra que c'est le 8 juillet 1943, qu'un homme a voyagé pour la première fois dans l'espace.

Tout le monde regardait Émile en hochant la tête, en silence, avec un sourire à la fois bienveillant et admiratif. L'intéressé en arriva même à oublier qu'il allait certainement exploser avec leur satanée fusée, et se surprit à répondre à leur sourire.

— Bon, trancha l'homme au monocle qui n'était pas le dernier à hocher la tête et à sourire, monsieur Rivet va maintenant se préparer.

Il s'adressa alors en allemand à un individu chauve, grand et maigre, avec une blouse blanche qui lui arrivait aux pieds.

Puis il s'adressa de nouveau à Émile comme pour bien lui signifier qu'il ne voulait surtout rien lui cacher.

— Vous allez revêtir votre tenue spatiale maintenant, monsieur Rivet. Cette tenue est absolument nécessaire pour effectuer votre vol autour de la terre. Pour cela, vous allez suivre ce monsieur.

Émile obéit une fois encore, et suivit le grand maigre qui l'amena dans une autre pièce.

Le grand maigre ouvrit une armoire métallique, et en sortit une combinaison de cuir noir. Il la tendit à Émile, sans rien dire ; mais celui-ci comprit aisément qu'il lui fallait l'enfiler. Pour cela, il ôta les chaussures de toile qu'il portait aux pieds, et passa la combinaison de cuir. Elle était parfaitement à sa taille, mais dès qu'il en fut vêtu, il recommença à transpirer, car le cuir ce n'était pas vraiment l'idéal compte tenu de la chaleur qu'il faisait dans la pièce.

Le grand maigre prit alors dans l'armoire une paire de bottes également en cuir. Il les donna à Émile qui les chaussa ; puis ensuite ce fut au tour d'une paire de gants bien évidemment en cuir, et enfin, le grand maigre tendit à Émile un énorme casque un peu comparable à celui des soldats allemands, et de couleur noire comme le reste de la tenue. Ce casque était muni d'une visière apparemment en verre, qui était pour l'instant relevée. Émile bouillait de chaleur, aussi s'abstint-il de coiffer le casque pour l'instant. Il le garda sous le bras, en pensant qu'il devait parfaitement ressembler à un motard ainsi, mais un motard du futur, qui allait en plus emprunter une bien drôle de moto.

Le grand maigre lui fit signe de le suivre, et Émile revint ainsi dans la première pièce.

— Parfait ! s'exclama aussitôt l'homme au monocle en le voyant. Vous voici donc paré de votre tenue de spationaute, monsieur Rivet.

Émile s'aperçut qu'il y avait maintenant dans la pièce des soldats portant leur fusil à l'épaule. Peut-être l'homme au monocle craignait-il qu'il se rebelle soudain ? Mais il n'en avait guère l'intention.

— Bon, fit l'homme au monocle, nous allons vous conduire jusqu'à la fusée.

Il se dirigea vers une porte suivi d'Émile et de deux soldats, l'ouvrit, et tout le monde se retrouva dehors, devant l'usine où le soleil régnait en maître

Il y avait une voiture munie de chenilles qui attendait Émile. Deux soldats prirent place à l'avant, et Émile et l'homme au monocle à l'arrière. La voiture à chenilles démarra aussitôt, et commença à rouler sur la plage. La marée était montante ; la mer se rapprochait tout doucement, mais il y avait encore du temps avant qu'elle n'arrive à la limite du sable sec. La voiture prit bientôt à droite une route qui avait été tracée à travers les dunes, et qui bien sûr, menait à la fusée.

Celle-ci, qui se dressait au milieu des dunes, paraissait immense à Émile, au fur et à mesure que la voiture s'en approchait. Bientôt le véhicule s'arrêta, à quelques mètres seulement de l'engin spatial.

La fusée qui était probablement en acier, faisait au moins une trentaine de mètres de haut, et facilement trois de diamètre ; sauf à son extrémité supérieure qui se terminait en pointe, et où avait été fixée ce qui semblait être une antenne. La fusée était posée sur une plateforme de béton de forme rectangulaire d'au moins 30 m2 de surface, qui avait été construite dans une cuvette que l'on avait creusée en déblayant des pans de dunes. Elle tenait sa stabilité de ses quatre pieds imposants qui partaient de sa base, et étaient constitués de pièces de métal très larges et de bonne épaisseur en forme de triangle. Juste à côté de la fusée, à peu près de même hauteur, semblable à une grue dont on aurait oublié de monter la dernière partie, se dressait une tour métallique. La fusée ne reposait pas en fait contre elle. Elle en était éloignée d'un petit mètre : la longueur de de la passerelle que l'on pouvait apercevoir à une vingtaine de mètres de hauteur, qui reliait la tour à ce qui devait être l'habitacle de la fusée dont la porte était ouverte. À l'intérieur de la tour, était fixée une échelle qui montait jusqu'à la passerelle. C'était bien là, à coup sûr, le chemin qu'Émile allait emprunter.

Il entendit un léger sifflement qu'il localisa comme venant du dessous de la fusée, d'où une légère fumée blanchâtre s'échappait.

— Bon, monsieur Rivet, vous allez pouvoir descendre, dit l'homme au monocle.

Dans les dunes, il y avait plusieurs blockhaus fermés par une vitre, derrière lesquels des hommes coiffés d'un casque d'écoute attendaient. Un peu plus haut, sur la crête d'une dune de bonne hauteur, il y avait des soldats, la mitraillette au poing, et également, trois énormes mitrailleuses pointées vers le ciel.

Émile se demandait si tous ces hommes allaient rester sur place à attendre que son cercueil volant n'explose.

Mais il n'eut pas le temps de méditer très longtemps là-dessus, car l'homme au monocle le pressa de descendre. Il s'exécuta, s'approcha de la tour métallique, et sans même qu'on lui en ait donné l'ordre, commença à grimper l'échelle, suivi par l'homme au monocle.

Il monta toutefois doucement, prenant le temps de savourer ses ultimes instants de vie. Il mit ainsi presque un quart d'heure pour grimper l'échelle qui était assez instable. Mais Émile n'était pas sujet au vertige, et n'en ressentit pas le moindre malaise. Une fois arrivé sur la passerelle, il vit qu'un câble reliait la tour au nez de la fusée. L'homme au monocle qui se tenait juste derrière lui, lui demanda alors de s'installer à l'intérieur. Avant de s'exécuter, Émile aperçut au loin un défilé de navires qui croisaient au large, formant une véritable barrière protectrice.

Il dut se contorsionner pour parvenir à prendre place dans l'habitacle de la fusée qui était beaucoup plus petit qu'il n'y paraissait de l'extérieur, du fait que les parois étaient recouvertes de cuir épais. Il était plus qu'à l'étroit, mais parvint quand même à s'installer sur un siège également en cuir, dont le dossier était un peu incliné vers l'arrière. Devant lui, il y avait une vitre légèrement fumée, qui lui permettait de voir les dunes à perte de vue.

L'homme au monocle qui s'était accroupi sur la passerelle pour pouvoir être au même niveau qu'Émile, lui demanda de mettre le casque qu'il tenait toujours à la main, sur sa tête. Avant de lui dire de baisser la visière, il lui expliqua que celle-ci était constitué, tout comme la vitre de la fusée, d'une nouvelle matière qui était appelée à un brillant avenir, et non pas de simple verre. Puis l'homme au monocle se saisit d'un tuyau qu'il fixa dans l'orifice dont était percée la visière. Il expliqua à Émile que cela allait servir à l'approvisionner en oxygène une fois qu'il serait dans la stratosphère. Émile l'entendit très difficilement à cause du casque qui amoindrissait le son de sa voix, mais aussi du sifflement venant de l'extérieur, qui paraissait gagner en intensité. De toute façon, il trouvait dérisoire que l'on veuille l'approvisionner en oxygène une fois qu'il serait dans l'espace, compte tenu qu'il ne croyait pas du tout qu'il y arriverait, que la fusée exploserait en mille morceaux au moment du décollage.

L'homme au monocle boucla une ceinture autour de la taille d'Émile, lui adressa petit signe de la main ; puis il se redressa, et le spationaute vit la porte de la fusée se refermer. Il faisait maintenant un peu sombre à l'intérieur à cause notamment de la vitre fumée, mais on devinait le soleil toujours lumineux et chaud.

"Vraiment une belle journée pour mourir", se dit Émile qui se demanda alors qui avait bien pu le dénoncer à propos de l'aviateur qu'il avait recueilli.

Il en avait une petite idée ; ses rapports avec son voisin d'en face, un homme aigri qui en avait toujours voulu à la terre entière n'étaient pas des meilleurs ; mais enfin, il n'était vraiment sûr de rien.

Il s'écoula un petit quart d'heure ; sans doute le temps nécessaire pour que l'homme au monocle puisse redescendre tranquillement et aller se mettre à l'abri, puis le sifflement gagna encore en intensité, tandis que devant la vitre de la fusée, s'éleva une épaisse fumée. Dans sa combinaison de cuir, Émile commençait à se liquéfier. Bientôt, malgré son casque, il eut les oreilles remplies d'un bruit de réacteur, et la fumée devint noire, plongeant presque l'habitacle de la fusée dans l'obscurité. L'engin se mit soudain à vibrer, et Émile entendit une espèce de voix radiophonique qui s'exprimait en allemand.

Puis un compte à rebour commença :

"Zhen, neun, acht, seben, sechs, fünf, vier, drei, zwei, eins..."

Le temps sembla d'un coup s'arrêter, puis la voix radiophonique cria :

"Feuer !"

(la suite samedi prochain)

17/01/2009

Le spationaute (2ème épisode)

Premier épisode dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

 

La bâche du camion était relevée, si bien qu'Émile put se rendre compte qu'il allait mourir par une superbe journée d'été, mais aussi que le camion roulait le long de l'avenue qui longeait la plage. Bientôt, toujours d'après le paysage qui défilait derrière le véhicule, il comprit que celui-ci prenait la direction d'un lieu appelé "Terminus", situé à l'extrémité nord de la station. C'était là-bas que se trouvait, construit dans les dunes, face à la mer, un bâtiment en béton, qui avait été conçu à l'origine pour accueillir d'anciens "poilus" de 14/18 ayant subi les méfaits du gaz moutarde. Mais lorsque l'ouvrage fut achevé en 1922, compte tenu de son aspect gris, rébarbatif, en opposition totale avec l'hôpital de la Plage qui lui avait été construit avec des briquettes rouges, on choisit plutôt d'en faire une usine de pièces mécaniques. Comme le bâtiment était largement à l'écart, à un endroit où les estivants ne se rendaient jamais, cela n'avait en rien nui à la renommée de Belvédunes Les Allemands l'avait bien sûr réquisitionné, et l’on disait dans la ville qu'il s'y .préparait de drôles de choses. Mais ce n'était que des rumeurs difficilement vérifiables, car comme pour l'hôpital de la Plage, tout le personnel avait été congédié et remplacé par des Allemands, et il était interdit d'approcher à moins de trois kilomètres de l'endroit par la plage. Un poste de contrôle avait par ailleurs été installé au début de la route qui permettait d'y accéder depuis la ville.

Le camion finit par s’arrêter derrière l'usine qui émergeait de hautes dunes de sable fin, piquées de-ci de-là de touffes d'oyats, et les soldats ordonnèrent par gestes à Émile de descendre. Entourant l'usine, il y avait plusieurs casemates de béton dont les fondations se perdaient dans les profondeurs du sable, que l'on appelait des blockhaus d'après les dires de certains. Toujours d'après ces dires, Hitler avait fait construire ces blockhaus sur tout le littoral de la Manche et de la mer du Nord, afin de parer une attaque des Britanniques. Émile ne put s'empêcher de penser à toutes les rumeurs qui allaient bon train à propos de cet endroit, et ressentit une certaine angoisse. Mais il se ressaisit très vite. Après tout, que risquait-il de pire que d'être fusillé ?

Deux soldats l'encadraient toujours, et le conduisirent jusqu'à une porte en fer qui s'ouvrit d'un coup pour laisser apparaître le civil qui l'avait interrogé une semaine plus tôt. Celui-ci était encore en chemise et pantalon, mais portait maintenant un monocle qui relevait sa paupière droite.

— Bonjour, monsieur Rivet ! s'exclama-t-il. Et soyez le bienvenu. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous montrer quelque chose de formidable.

Il parla aux deux soldats qui laissèrent Émile partir seul à la suite de l'homme au monocle qui le fit entrer à l'intérieur de l'usine. Ils se retrouvèrent dans une pièce étroite et faiblement éclairée ; suffisamment toutefois pour discerner un escalier en fer.

— Allez, monsieur Rivet, dit l'homme au monocle, montez donc cet escalier.

En même temps qu'il disait cela, il sortit d'un étui qu'il portait à la ceinture, un pistolet de bonne taille.

— Juste une petite précaution, précisa-t-il.

Émile savait de toute façon que ça n'aurait servi à rien d'essayer de se rebeller : le bâtiment devait être truffé de soldats en armes.

Il monta donc l'escalier, en sentant le souffle de l'homme au monocle dans son cou. Au fur et à mesure qu'il montait, il y voyait de plus en plus clair ; et pour cause, il arriva bientôt à l'air libre, sur le toit de ce qui avait été jusqu'en mai 1940, l'usine des Dunes.

— Admirez donc le panorama ! s'exclama l'homme au monocle.

Il était vrai que du toit de l'usine qui était en fait une dalle en béton faisant parfaitement office de terrasse, la vue était superbe.

On pouvait admirer la mer qui était retirée, bleu, calme, à peine ridée de vagues. On voyait également sur la gauche, quelques flobarts posés sur le sable ; ces bateaux à fonds plats constituaient en quelque sorte les vestiges de l'époque où Belvédunes vivait avant tout de la pêche. Un peu plus loin, apparaissait l'hôpital de la Plage qu'Émile avait eu l'occasion de bien connaître de l'intérieur, et non pas seulement par ses murs de brique rouge. Et bien sûr, on pouvait admirer la plage de sable fin, lumineuse sous le soleil et un ciel d'azur.

Mais il sembla qu'Émile ne regardait pas du bon côté, du moins au goût de l'homme au monocle.

— Mais regardez plutôt à droite, dit-il.

Émile s'exécuta, et découvrit, se trouvant à environ un kilomètre de distance, émergeant des dunes, ce qui semblait être une immense bombe, posée à la verticale, et donnant l'impression d'être appuyée contre une espèce de tour métallique à peu près aussi haute que le mystérieux engin.

Émile fixa l'homme au monocle d'un air interrogateur.

— Vous savez ce que c'est, monsieur Rivet ? demanda celui-ci.

Émile fit non de la tête.

— Vous n'en avez pas la moindre idée ? insista l'autre.

— Je ne sais pas, une bombe, peut-être ? hasarda Émile.

L'autre éclata de rire, puis, se resaississant, dit :

— Oui, après tout, ça pourrait en être une. Mais en fait, il s'agit d'une fusée. Vous avez déjà entendu parler des fusées, monsieur Rivet ?

— Heu... oui, fit Émile qui avait dû lire quelque chose un jour sur le sujet.

— Oui, une fusée ! s'enthousiasma alors l'homme au monocle. Une fusée qui va partir dans l'espace ; et qui va même tourner autour de la terre, puis revenir ; et cela dans moins d'une heure.

Émile ne cacha pas sa surprise, et l'autre continua :

— Sachez, monsieur Rivet, que le IIIème Reich a atteint un développement technologique très important. Si bien que d'ici environs cinq ans, le drapeau à swastika sera planté sur la lune ; planté par des officiers du Führer ! Seulement, chaque chose en son temps, et pour l'instant, il faut se contenter d'envoyer un homme dans l'espace et de le faire revenir.

Émile commença à transpirer abondamment, et pas seulement à cause du soleil qui cognait dur sur le toit de l'usine.

Cela amusa l'homme au monocle qui déclara avec un petit sourire :

— Je vois que vous avez compris, monsieur Rivet, que vous allez avoir l'honneur d'être le premier homme à voyager dans l'espace ; le premier spationaute de l'Histoire, qui va partir dans une fusée allemande. Mais rassurez-vous, vous êtes tout à fait capable de supporter une centaine de minutes dans l'espace, monsieur Rivet ; nous avons fait tous les examens nécessaires pour nous en assurer. Vous n'avez rien à craindre, vous reviendrez sain et sauf. Et vous serez fêté en héros. C'est pour cela que j'étais chagriné l'autre jour d'apprendre que vous n'aviez pas d'épouse, et pratiquement plus de famille... pratiquement plus personne pour se réjouir de votre exploit.

Émile souriait jaune, et de la sueur dégoulinait sur son visage.

— Avouez, monsieur Rivet, continua l'autre, que ce que je vous propose est quand même plus glorieux que de finir bêtement fusillé. Car bien entendu, si vous refusiez de faire ce voyage, c'est à cela que vous auriez droit : le peloton d'exécution pour intelligence avec l'ennemi ! Alors, vous acceptez ma proposition ?

(la suite samedi prochain)

10/01/2009

Le spationaute (1er épisode)

Simple petit village de pêcheurs des bords de Manche au tout début du XXème siècle, Belvédunes était devenue une station balnéaire et climatique de grande renommée entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. On avait vu se construire de nombreuses villas, mais aussi des maisons de maîtres, des hôtels, et même un casino. Ce qui faisait toutefois le charme de la station, c'étaient les chalets de bois érigés en front de mer. Si la clientèle était principalement composée de notables du triangle de l'industrie textile de Lille-Roubaix-Tourcoing, qui y avaient établi leur résidence secondaire, on comptait également bon nombre de Parisiens, ainsi que des Belges et même des Britanniques. De mille âmes à la morte saison, Belvédunes passait à environ quatre mille, de mai à septembre. Il fallait également compter la présence d'un hôpital construit, lui, dès 1905 au nord de la plage, qui accueillait des curistes venant se remettre en forme durant quelques mois, après une maladie, grâce aux vertus thérapeutiques de l'air iodé qui était l'atout principal de la station.

Mais toute cette quiétude et cette prospérité furent brusquement chamboulées le 29 mai 1940, par l'entrée des troupes allemandes dans la ville. Très vite, les soldats investirent les hôtels pour y établir leurs quartiers, et même l'hôpital fut réquisitionné, chassant ainsi manu militari les curistes qui ne demandèrent pas leur reste.

Belvédunes commença alors à vivre ses années d'occupation, ponctuées très rapidement par des bombardements de la Royal Air Force, dirigés contre les troupes allemandes d’occupation qui répondaient par des tirs de DCA.

***

En ce 8 juillet 1943 au matin, il faisait un soleil magnifique, et l’on s’attendait à atteindre les 30°C d'ici midi. Avant la guerre, par une si belle journée, la plage aurait été envahie par un tas de "baigneurs" ; mais maintenant que l'occupant imposait sa présence écrasante, plus aucun habitant de la ville n'avait le cœur à s'y rendre, et bien sûr, il n'y avait plus guère d'estivants depuis trois bonnes années.

En tout cas, pour Émile Rivet, un homme de 44 ans, cette belle journée d'été devait être la dernière de sa vie. C'était du moins ce qu'il pensait, tandis qu'il sortait de l'hôpital de la Plage, encadré par des soldats portant leur fusil à l'épaule. En effet, sept jours plus tôt, il avait recueilli chez lui un aviateur anglais qu'il avait caché dans sa cave. Son Spitfire avait été abattu par les Allemands, et l'homme qui avait réussi à sauter en parachute, avait atterri dans un pré situé près de chez Émile. Celui-ci qui était sorti devant sa maison peu de temps après que l'avion anglais eut été touché, avait vu le pilote qui s'était débarrassé en un temps record de son parachute, arriver vers lui en courant. Il n'avait pas hésité une seconde, et sans se soucier de ce qui pouvait bien se passer aux alentours, avait fait entrer l'Anglais chez lui. Lorsqu'à peine une heure plus tard, des soldats allemands étaient venus tambouriner à sa porte, il avait compris qu'il avait été très imprudent, et surtout qu'il y avait un ou plusieurs mouchards qui habitaient le quartier. Les soldats allemands s'étaient mis à fouiller sa maison, et avaient très vite extrait l'Anglais de la cave. Ils l'avaient emmené, ainsi bien sur qu'Émile.

Ils s'étaient retrouvés tous deux à l'hôtel des Bains, l'un des établissements réquisitionnés par les troupes d'occupation. Si l'Anglais avait été emmené tout de suite certainement pour être fusillé, Emile, lui, avait dû attendre dans le hall de l'hôtel qui était encombré de soldats le fusil à l'épaule. À la réception, il y avait une jeune femme d'une vingtaine d'années, auxiliaire de la Wehrmacht en uniforme, et tout près d'elle, accoudé au comptoir, un officier qui s’était mis à observer Émile avec attention. Celui-ci avait regardé l'officier du haut de son mètre 83. En plus de sa haute taille, Émile était doté d'une musculature gagnée grâce à la boxe qu'il avait pratiquée jusqu'à l'âge de 30 ans, et son métier de déménageur qu'il exerçait depuis ses 16 ans. Il n'était vêtu que d'un pantalon en toile et d'une chemisette qui mettait bien en valeur ses biceps. Émile avait continué de regarder l'officier, voulant bien montrer ainsi qu'il n'avait pas peur. Son visage au nez cassé, sa mâchoire carrée et ses cheveux coupés très courts, laissaient toujours penser d'ordinaire qu'il n'était pas homme à plaisanter, même s'il savait toujours rester maître de lui. L'officier n’avait pourtant pas paru impressionné, mais étrangement intéressé. Il avait dit quelques mots à la jeune femme en uniforme, puis était parti vers le fond du hall de l'hôtel. Émile n’avait plus fait attention à lui, et était demeuré à attendre, se sentant bizarrement calme alors qu'il savait que c'était le peloton d'exécution qui l'attendait.

L'officier était revenu très vite avec un homme en civil, et tous deux s’étaient dirigés vers Émile. Le civil qui était de taille moyenne, avait le crâne complètement rasé, la paupière droite tombante, et était vêtu comme Émile, simplement d'un pantalon et d'une chemisette.

Il s'exprimait parfaitement en français, et avait demandé à Émile de le suivre. Ce dernier avait été introduit dans un bureau derrière lequel une autre auxiliaire de la Wehrmacht, mais celle-ci d'une bonne quarantaine d'années, tapait sur une machine à écrire. Elle avait cessé aussitôt ce qu'elle était en train de faire en voyant l'homme en civil, s’était levée brusquement comme mue par un ressort, et se raidissant, avait exécuté le salut hitlérien.

D'un geste nonchalant, le civil lui avait demandé de se rasseoir, puis s'était entretenu avec elle en allemand. La femme avait hoché la tête, puis ôté du rouleau de sa machine à écrire la feuille de papier qui y était placée, et très vite l’avait remplacée par une nouvelle.

Le civil avait alors commencé à interroger Émile qui avait répondu sans faire de difficultés, sachant qu'il n'avait plus rien à gagner ni à perdre. Il avait décliné son identité, et lorsqu'il eut annoncé qu'il était célibataire, le civil avait affiché une mimique d'apitoiement. Cela avait énervé Émile, d'autant qu'il n'était pas resté célibataire par choix, mais parce qu'il n'avait jamais trouvé de femme ; trop timide qu'il avait toujours été de toute façon, pour même oser en aborder une.

L'interrogatoire avait continué, et Émile avait déclaré qu'il avait vécu jusqu'à l'année dernière avec sa mère, dans la maison où les soldats étaient venus le chercher. Son père était mort aux premiers jours de la guerre 14/18 dans une tranchée, et sa mère 28 ans plus tard de vieillesse, ou peut-être d'un inconsolable chagrin. Il ne lui restait par ailleurs très peu de famille. Il était fils unique, et devait avoir tout juste quelques cousins du côté de Paris.

À l'écoute de cela, le civil avait encore pris un air apitoyé, ce qui avait énervé de nouveau Émile. Puis, le civil était sorti du bureau, laissant Émile seul avec la secrétaire qui ne lui avait prêté aucune attention, trop occupée qu'elle était par la relecture de l’interrogatoire qu'elle avait dactylographié.

Le civil était revenu très vite avec plusieurs soldats, et avait annoncé à Émile qu'il allait être conduit à l'hôpital de la Plage. Cela l'avait fortement étonné, car il s'attendait déjà à ce qu'on l'emmène au peloton d'exécution.

Il était donc resté sept jours à l'hôpital, pendant lesquels il avait subi toutes sortes d'examens exécutés uniquement par des médecins et des infirmières allemands, le personnel attitré ayant été prié d'évacuer les lieux pratiquement en même temps que les curistes.

***

Les soldats firent monter Émile à l'arrière d'un camion de couleur vert-de-gris, sur les portières duquel étaient peintes de grandes croix de fer noires. On avait installé deux bancs qui se faisaient face. Émile s'assit sur l'un d'eux, et fut aussitôt encadré par deux soldats, tandis que deux autres prirent place sur le banc d'en face. Ils gardaient le visage impassible, fermé. Émile se dit que ça n'aurait servi à rien d'essayer de leur parler ; ils n'auraient probablement rien répondu. Puis, il ne connaissait pas l'allemand, et eux sans doute pas davantage le français.

En tout cas, quand le camion démarra, Émile en était encore à se demander pourquoi on avait tant pris soin de sa santé en l'examinant minutieusement sous toutes les coutures, alors qu'on allait le fusiller.

(la suite samedi prochain)

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15/11/2008

La gare temporaire (dernier épisode)

 

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

Il lui revint aussitôt à l'esprit un élément et non des moindres de la légende qui le fit frémir. C'était à propos de la gare. Il était mentionné qu'il s'agissait d'une gare temporaire, devant s'écrouler après le passage du médecin.

La gare allait donc s'écrouler comme le voulait la légende. Les fissures étaient devenues des failles, et des pans de murs commençaient à se détacher en produisant un horrible bruit.

Une des théories qu'avait principalement développées Théo dans son traité de spectrologie, concernait bien sûr la force de conviction ; cette force qui, lorsqu'elle est suffisamment développée, peut fournir à tout élément immatériel, la consistance du réel. Ainsi, Théo qui avait justement développé au maximum sa force de conviction pour pouvoir descendre du train et suivre le médecin dans son univers parallèle, avait-il permis que les pans de briques ainsi que les morceaux de plafond qui allaient s'abattre d'une seconde à l'autre, pèsent en tout des tonnes. Paralysé d'effroi, incapable de bouger, Théo dut se résigner à attendre d'être écrasé par la gare temporaire qui allait entièrement s'écrouler sur lui.

 

***

 

Il faisait un froid sibérien ce 1er mars à 9 h du matin, dans le champ bordant les voies de chemin de fer. C'était le propriétaire du champ, un certain Maxence Dehouck qui avait découvert le cadavre de Théo Van der Broucke. Ce n'était pas par ailleurs son premier. C'était lui qui avait découvert celui de Marc Decool quatre ans plus tôt, ainsi que celui de l'accidenté de 1992. Pour celui de 1968, il était en compagnie de son père qui avait trouvé seul celui de 1932. Quant à celui de 1928, c'était le grand-père de Maxence qui y avait eu droit.

Maxence, un grand gaillard quinquagénaire, chaudement vêtu et chaussé de bottes en caoutchouc, avait tout de suite appelé du secours.

Les gendarmes étaient très vite arrivés, précédés de l'ambulance des pompiers. Mais il n'y avait plus rien à faire, l'homme était bien mort, et en plus il se trouvait dans un sale état.

C'était ce que répétait depuis qu'il avait posé ses bottes dans le champ, l'adjudant de gendarmerie, un trentenaire grand et sec dans sa tenue d'hiver, à l'agriculteur qui hochait vaguement la tête.

— Incroyable, dit-il une fois encore. Dans quel état il est le bonhomme ! Il faudra un certain temps pour pouvoir l'identifier. D'autant qu'il n'avait apparemment aucun papier sur lui.

L'agriculteur jeta un vague coup d'oeil au brancard recouvert d'une bâche qui était posé à proximité, tandis que des gendarmes tentaient de relever d'éventuels indices aux alentours.

— Oui, c'est incroyable, confirma l'agriculteur. D'habitude, les gars s'étaient juste tordus le cou en tombant du train. C'était pas trop vilain à voir. Tandis que là, on dirait bien qu'une bâtisse entière lui est tombée dessus. Il est complètement écrabouillé. De la vraie bouillie !

— Incroyable, répéta encore l'adjudant. Et pourtant, là, dans ce champ, il n'y a ni briques ni parpaings. Tout juste quelques pierres, alors...

— Bah, fit l'agriculteur, il ne faut pas oublier la légende... Je ne sais pas si vous êtes du coin, mon adjudant ?

L'autre sourit.

— Je pense bien, dit-il, je suis natif de Cassel, ce n'est pas si loin d'ici. Mais quand même, vous y croyez, vous, à cette légende à propos d'un village disparu en 1896 ? Et puis, quel rapport avec tous ces accidentés depuis 1928, et surtout celui-là réduit à l'état de bouillie ?

L'agriculteur hocha la tête en disant :

— Bah, que peut-on jamais vraiment savoir ?

Et son regard se porta au loin. Mais si dans un premier temps il sembla errer dans le vague, bientôt il parut fixer quelque chose avec attention.

Et alors, on eût pu croire que l'agriculteur ne voyait pas seulement que de la terre gelée par un hiver particulièrement rude, là bas, à une petite centaine de mètres, où la brume matinale s'étiolait.

 

FIN

 

Patrick S. VAST - Août 2005