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08/11/2008

La gare temporaire (6ème épisode)

Voir les épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

***

Il se réveilla assez tard le lendemain, à la fois très ballonné et très content. En effet, il était qualifié pour la finale de son championnat culinaire qui devait avoir lieu le soir même dans un estaminet de Westouter en Belgique, après avoir réussi à ingurgiter la veille, pas moins de dix assiettes pleines de potje vleesh, aidé en cela, il est vrai, par moult bocks d'une bière provenant d'une abbaye renommée. Cet exploit, expliquait à la fois l'embarras gastrique et la relative sérénité de Théo.

Vers les 15 h, il prit un TER pour Dunkerque. Il faisait encore plus glacial que la veille ce 29 février, mais chaudement vêtu, Théo participa à Dunkerque à quelques réjouissances carnavalesques, qui l'amenèrent au début de la soirée, le temps pour lui de reprendre le train qui, comme la veille et quatre ans plus tôt, était à 18 h 58.

Il choisit une voiture où il était seul, ce qui avait toutes les chances de se prolonger, compte tenu qu'elle n'était pas chauffée et que l'on se serait cru dans un véritable congélateur.

Après un coup de sifflet de l'employé de quai et la sonnerie lugubre de la locomotive, les portes de la voiture se refermèrent automatiquement, puis le train se mit en branle à 18 h 58 précises, et commença à rouler dans la nuit épaisse et glaciale.

Malgré le froid, Théo sentit une suée le gagner, lorsqu'à l'arrêt de Coudekerque-Branche, il vit un jeune homme monter, et s'asseoir à trois banquettes devant lui. Le train redémarra très vite, roulant vers Bergues, où là encore, au grand désappointement de Théo, montèrent deux jeunes filles qui riaient aux éclats.

Lorsqu'elles furent assises, l'une d'elle s'exclama :

— Mais ça caille ici ! On devrait essayer une autre voiture.

Mais le train redémarra à ce moment-là.

Pour Théo, c'en était fini de ses chances de voir apparaître le fantôme du médecin. Il avait beau croire fermement aux revenants, la présence dans la voiture de trois éléments sans aucun doute imperméables aux manifestations irrationnelles, ne pouvait que compromettre l'apparition du médecin. Celui-ci serait bien évidemment présent, mais invisible, et le train passerait devant la gare du village disparu, sans que Théo puisse ne serait-ce que l'apercevoir, mais surtout se rendre compte que dans une autre dimension, il était à l'arrêt et qu'un homme en descendait.

Arrivé à Esquelbecq, Théo reprit un peu confiance en voyant le jeune homme se lever. Mais les deux jeunes filles continuaient de discuter et de ricaner entre elles. Non, décidément, Théo n'y croyait plus.

Et pourtant, le jeune homme venait d'ouvrir les deux portes de la voiture, lorsque l'une des deux jeunes filles se leva d'un coup.

— Vite ! s'exclama-t-elle en tirant sa copine par la manche de son manteau, on est arrivé, c'est Esquelbecq !

Théo souffla un grand coup ; il était enfin seul.

Le train redémarra, et très vite, il entendit des pas derrière lui. Un homme passa en le frôlant presque, et alla se poster devant les portes de la voiture. Il était grand comme le maire, vêtu d'un manteau et coiffé d'un melon. Il se tourna un instant vers Théo, et celui-ci put détailler sa moustache finement taillée, et les deux favoris qui lui mangeaient les joues. C'était effectivement le médecin du village disparu ; c'était bien ainsi qu'il était décrit dans la légende. Théo se demandait si pour le maire et lui, cette année allait être la bonne ; si les villageois allaient enfin les pardonner, leur permettant de trouver enfin le repos, quand le train commença à ralentir.

Pour Théo l'instant crucial était arrivé. Il savait qu'il lui fallait puiser dans ses convictions, ses inébranlables convictions à propos de l'existence des fantômes, pour pouvoir encore continuer maintenant dans une dimension supplémentaire, franchir le palier qui lui permettrait de suivre le médecin, sans connaître la funeste fin des cinq accidentés du Dunkerque-Arras. Car à son avis, si ceux-là croyaient bien aux fantômes, leurs convictions n'étaient toutefois pas suffisamment solides pour qu'ils ne ratent pas finalement le palier qui pouvait les faire pénétrer un peu plus en toute sécurité, dans le monde parallèle où évoluent les revenants. En tant que spécialiste en spectrologie, Théo estimait posséder toutes ses chances pour mener à bien son entreprise.

Il vit le médecin descendre du train, et lui emboîta le pas. Il lui semblait important également de se trouver au plus près derrière le fantôme au moment de la descente du train, ce qu'avaient certainement négligé de faire les autres. Lorsqu'il descendit le marchepied, il se dit qu'il abandonnait sans doute à cet instant, la finale du championnat de Flandre des mangeurs de potje vleesh à son vieil ami mais non moins concurrent Axel Van der Meulen ; mais au moins, ainsi, il faisait fi de toute frivolité, ce qui était préférable pour lui au cas où le fantôme serait vraiment malveillant envers toute personne un tant soit peu amusette.

Théo se retrouva bientôt sur le quai. L'air était glacial, et il voyait la buée de l'haleine du médecin qui le précédait, se mêler à la brume naissante. Le médecin entra très vite dans la gare, puis il en referma la porte derrière lui. Théo la rouvrit aussitôt, et pénétra dans la gare. Elle n'était pas très grande, éclairée par deux espèces de lanternes fixées à un mur, et dans un coin il y avait ce qui paraissait être un guichet, par ailleurs manifestement abandonné. Les lanternes diffusaient une lumière hésitante, qui conférait aux lieux un aspect sinistre.

Le médecin ouvrit une autre porte, et sortit de la gare après l'avoir reclaquée derrière lui.

Ce fut alors que l'on entendit de drôles de craquements. Théo sentit son coeur s'accélérer quand il vit les murs se lézarder. Il leva la tête, et s'aperçut qu'il en était de même du plafond.

Rendez-vous samedi prochain pour le dernier épisode !!!

01/11/2008

La gare temporaire (5ème épisode)

 

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

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Théo Van der Broucke aimait beaucoup cette légende, avec son côté à la fois naïf et irrationnel que possède toujours ce genre d'histoires. Et puis, il n'avait cure des lacunes et des relatives invraisemblances de la légende que ne manqueraient pas de souligner de fervents rationalistes. Il était l'auteur d'un traité de spectrologie qu'il avait fait publier à compte d'auteur. Il croyait aux fantômes, et donc prenait pour argent comptant tout ce que racontait la légende. À ce propos, il avait fait une rapide enquête à la bibliothèque municipale, afin d'essayer de vérifier si par exemple Marc Decool n'avait pas emprunté un ouvrage évoquant la fameuse légende. Ce n'était pas le cas ; par contre, il découvrit que l'intéressé avait emprunté au cours des trois années précédant sa chute du Dunkerque-Arras, plusieurs ouvrages relatifs à l'ésotérisme, aux phénomènes irrationnels, et à sa grande fierté, son traité de spectrologie que le responsable de la bibliothèque municipale avait accepté de prendre en dépôt avec grand plaisir dès sa parution.

Ainsi donc, ce personnage, qui selon l'enquête qu'il avait pu mener, faisait figure d'individu conventionnel, et de surcroît rationnel, croyait très probablement aux fantômes. Selon Théo, cela avait pu suffire pour que celui du maire du village disparu en 1896, celui du médecin, ou même les deux, lui fussent apparus. De là à faire le lien entre la légende et sa mort accidentelle, il n'y avait, pour Théo, qu'un pas, qu'un simple pas à franchir.

Il n'avait pas effectué de recherches allant dans ce sens, concernant les autres victimes du Dunkerque-Arras ; le cas de l'employé de banque effectuant tous les jours le trajet entre Dunkerque et Hazebrouck lui suffisant pour l'instant.

Et ce fut donc par un 28 février glacial d'une nouvelle année bissextile, que Théo prit à Hazebrouck le TER de 18 h 17 pour Dunkerque, avec un billet aller/retour.

Une fois arrivé à Dunkerque vers 18 h 47, Théo descendit, juste pour composter le retour, puis reprit place dans une voiture assurément vide. Le train démarra à 18 h 58 précises, et pour Théo, l'attente commença. Ce fut tout d'abord Coudekerque-Branche, puis Bergues, et enfin Esquelbecq. Le train venait tout juste de redémarrer, quand Théo entendit des pas derrière lui. Un individu, grand, vêtu d'un manteau et coiffé d'un haut-de-forme, passa bientôt près de lui, et vint se poster devant les portes de la voiture. Théo reconnut aussitôt le maire du village disparu, dans cet individu qui correspondait parfaitement à la description qui en était faite dans l'ouvrage consacré à la légende qu'il avait consulté. En tant qu'auteur d'un traité de spectrologie croyant fermement aux fantômes, Théo ne fut pas du tout surpris que celui-ci lui apparaisse, et trouva même la situation normale, si l'on consent à bien vouloir employer ce terme dans un pareil cas.

Bientôt le train ralentit, puis s'arrêta devant une gare éclairée. Théo essuya avec la main la buée qui couvrait alors partiellement la vitre près de laquelle il était placé, pour mieux voir à l'extérieur. Aux alentours de la gare, c'était le désert le plus complet, et elle semblait comme avoir été plantée près des voies de chemin de fer, à la limite de l'immense champ qui s'étendait maintenant à la place du village disparu. Mais il était vrai que la légende indiquait bien, que pour accueillir le maire, puis le médecin venus se repentir, une gare était érigée à chaque fois à l'emplacement de celle de 1896.

Théo vit le maire entrer bientôt dans la gare. Il ne doutait pas qu'il allait en ressortir de l'autre côté, et se rendre plus loin, peut-être au milieu du champ qui était à cet endroit comme absorbé par l'obscurité et une légère brume, où devaient l'attendre tous les villageois ayant repris également forme humaine.

Théo fut tiré de ses pensées par la sonnerie du train qui redémarra aussitôt. Il songea alors qu'il lui aurait fallu vérifier si par hasard les victimes des années bissextiles, n'étaient pas des individus frivoles, prenant par exemple un peu trop goût à certains bienfaits de cette basse terre. Que cela concernât des individus qui croyaient aux revenant, pouvant mélanger le spirituel et les choses les plus matérielles qui fussent, n'aurait pas surpris outre mesure Théo, puisque lui-même, expert en spectrologie et autres manifestations de l'au-delà, devait se rendre dans moins d'une heure, dans un estaminet de la bonne ville de Godewarsvelde, pour participer à la demi-finale du championnat de Flandre des mangeurs de potje vleesch. Par contre, que les victimes fussent des individus portés sur ce que l'on appelle communément la bagatelle, eût peut-être fourni une explication à leur infortune commune. Compte tenu que le maire et le médecin devaient racheter leur inconduite passée, il n'eût pas été étonnant qu'ils aient voulu punir des individus qui n'étaient pas irréprochables. Dans ce cas, Théo devait se tenir sur ses gardes pour la suite de son aventure.

Mais pour l'heure, et jusqu'au lendemain, il n'était plus question de revenants et de phénomènes surnaturels pour lui, car il venait juste d'arriver à la gare d'Hazebrouck. Son très sérieux et très disputé championnat de mangeurs de potje vleesch l'attendait, et il devait s'y consacrer tout entier.

 

 Avant-dernier épisode samedi prochain

25/10/2008

La gare temporaire (4ème épisode)

Épisodes précédents dans la rubrique "feuilletons", (colonne de gauche)

 

***

L'accident de Marc Decool ne trouva pas d'explication. En dépit des évidences, la SNCF se borna toujours à déclarer qu'il était impossible que l'intéressé ait pu ouvrir les portes de la voiture. Pour cela, il aurait fallu que le train fût à l'arrêt ; ce qui n'était bien sûr pas le cas, puisque vu l'endroit où l'on avait trouvé le corps sans vie de Marc Decool, le TER roulait à ce moment-là à plus de 100 km/h.

L'affaire fut donc très vite classée sans suite, et quatre ans plus tard, tout le monde avait oublié ce fait divers qui avait occupé pendant deux ou trois jours la une des journaux locaux, si ce n'est un certain Théo Van der Broucke.

Celui-ci était un géant roux, abondamment barbu et bedonnant, dont les yeux perpétuellement rieurs semblaient se cacher derrière les verres de ses lunettes rondes. Il était avant tout professeur d'allemand et de néerlandais dans un lycée d'Hazebrouck, et occupait principalement son temps libre à tout ce qui avait trait aux fantômes, spectres, revenants de tout acabit, ou encore lutins, trolls, elfes, fées, et autres créatures étranges et mystérieuses. Il ne dédaignait pas non plus les affaires policières, et bien sûr les faits divers de toute nature.

C'était tout cela qui l'avait amené à s'intéresser encore à l'affaire Decool quatre ans après les faits ; et surtout quatre ans après.

En effet, c'était en 1992, année bissextile comme il se doit, qu'il avait pris note un matin, en parcourant La Voix du Nord, du décès accidentel de Max Dehondt, un employé de la sécurité sociale de Dunkerque. Comme dans l'affaire Decool, on n'avait pu expliquer comment la victime s'y était prise pour ouvrir les portes de la voiture où il voyageait, et donc en tomber alors que le train roulait à vive allure entre Esquelbecq et Arnèque. Théo Van der Broucke avait sans tarder entrepris des recherches qui l'avaient amené à découvrir trois autres faits similaires: un, en 1968, un autre en 1932, et le premier de tous, en 1928.

A chaque fois, l'accident s'était produit un 29 février, alors que le carnaval de Dunkerque battait son plein, qu'il faisait un temps très hivernal, et toujours entre Esquelbecq et Arnèque. Et autre détail qui n'était pas sans importance, il s'agissait à chaque fois du même train dont l'horaire avait oscillé aux cours des années, entre 19 h 54 et 58. Autre fait remarquable, pour ce qui concernait l'affaire Decool, l'affaire Dehondt, et celle de 1968 relative à un certain Vanhove, Théo Van der Broucke avait retrouvé des éléments de la déposition des contrôleurs des trains faite à la police, selon lesquels les individus en question auraient occupé seuls une voiture depuis le départ de Dunkerque, jusqu'à leur chute du train. Théo, même s'il n'avait rien à ce sujet à propos des accidentés de 1932 et de 1928, aurait parié qu'il en avait été de même pour eux.

Parmi tous les pôles d'intérêt de Théo, il y en avait encore un autre, concernant tous les contes, histoires et légendes de Flandre.

Or, il y avait justement une légende à propos d'un village qui aurait existé jadis entre Esquelbecq et Arnèque, et où se seraient déroulés des faits troublants les 28 et 29 février 1896, année bissextile comme il se doit.

 

***

 

Tout avait commencé le 28 au matin, alors qu'il faisait un temps glacial. Plusieurs villageois, et tout particulièrement des enfants, se mirent à tousser de façon inquiétante et être la proie d'une forte fièvre. Or, ce jour-là, le maire et le médecin du village devaient se rendre à Dunkerque pour le carnaval, et même y rester jusqu'au lendemain. C'étaient deux quinquagénaires, d'ordinaire plutôt réservés, voire austères ; mais sans qu'on puisse l'expliquer, ils avaient décidé soudain de faire dans la frivolité, de s'éclater, comme on dirait aujourd'hui. Aussi la nouvelle de l'épidémie qui s'était apparemment soudainement abattue sur le village, rabaissa dans un premier temps leur enthousiasme et leur volonté de faire absolument la fête. Mais, très vite, le médecin estima qu'il n'y avait pas lieu de s'alarmer et de manquer le carnaval pour si peu. Il alla même jusqu'à proclamer que les villageois n'avaient qu'à user des remèdes ancestraux dont ils possédaient si bien le secret, et que tout rentrerait dans l'ordre.

Le maire se joignit très vite à l'avis du médecin, ce qui fait qu'ils prirent tous deux le train de midi pour Dunkerque, à la gare du village qu'ils abandonnèrent à la mystérieuse épidémie l'ayant frappé.

Une fois rendus dans la cité de Jean Bart, ils se déguisèrent, se grimèrent, burent abondamment, et firent la fête, dansant et braillant des chansons paillardes dans les rues de la ville, malgré le froid glacial et les flocons de neige qui tombaient.

À la fin de l'après-midi, le maire eut quand même des scrupules, et décida de rentrer au village. Il conseilla bien sûr au médecin de l'accompagner, mais celui-ci qui s'amusait comme cela ne lui était encore jamais arrivé depuis 52 ans qu'il était né, ne l'entendit pas de cette oreille. Il dit au maire qu'il n'avait qu'à rentrer seul, que sa présence au village n'était pas indispensable. Et comme le maire lui rappelait qu'il en était quand même le médecin, il lui répondit qu'à cette heure, tous les villageois avaient dû ingurgiter un tas de décoctions et autres tisanes dont eux seuls connaissaient les bienfaits, et qu'après une bonne nuit de sommeil, ils se lèveraient le lendemain de nouveau en pleine forme, pour aller accomplir une dure journée de labeur aux champs.

Le maire se rendit donc seul à la gare de Dunkerque, où il prit pour regagner le village, le train qui assurait déjà à l'époque la liaison entre la cité de Jean Bart et Arras, et partait alors à 18 h 54.

Il arriva au village une vingtaine de minutes plus tard, dans sa tenue de carnavaleux qu'il n'avait pas pris la peine de quitter, et qui trancha par ailleurs singulièrement avec l'ambiance de désolation qui l'attendait. En effet, depuis son départ, l'épidémie avait été impitoyable, et à cette heure-là, sur les mille habitants que comptait au petit matin le village, on dénombrait 500 morts, dont pratiquement tous les enfants. Des femmes éplorées le supplièrent d'aller vite chercher le médecin, ce qui le plongea dans le plus grand embarras. En effet, il avait encore à l'esprit la folle journée qu'il venait de passer au carnaval de Dunkerque, et il ne doutait pas qu'à cette heure, le médecin devait sans aucun doute être pris dans des bandes endiablées de carnavaleux, dans des rigodons étourdissants, ou encore dans des bals d'où il serait impossible de le sortir. Et surtout, le maire se sentit soudain fiévreux et se mit à tousser de façon inquiétante. Alors, les femmes éplorées comprirent tout de suite que ce n'était plus la peine d'insister, et le maire estima qu'il était préférable de rentrer chez lui se coucher.

Le médecin passa toute la nuit à faire la fête, et continua le jour suivant. Mais, à la fin de l'après-midi, il se sentit non seulement épuisé par tant de réjouissances, mais commença également à être gagné par les scrupules comme le maire la veille. Alors, il alla prendre le train de 18 h 54.

À son arrivée au village en tenue de carnavaleux, c'était le calme plat. Et pour cause, il ne restait plus que 15 survivants, dont le maire qui n'était pas sorti de son lit depuis la veille. Ce fut une jeune femme robuste, mais quand même secouée par la toux et tremblante de fièvre qui lui fit le compte-rendu de la situation.

Le médecin se rendit en hâte à la maison du maire ; il le trouva au lit, dégoulinant de sueur dans sa tenue de carnavaleux qu'il ne quittait décidément pas. Il tenta de dire quelque chose au médecin, mais une soudaine et horrible quinte de toux l'en empêcha, et l'entraîna dans la mort.

Alors, le médecin commença à tousser, à sentir la fièvre le gagner, et s'en alla. Il rentra chez lui, complètement secoué par de terribles quintes de toux.

Il mourut dans la soirée, ainsi que les derniers habitants du village.

La légende rapporte que la toute dernière à avoir succombé à l'horrible épidémie, fut la jeune femme qu'avait vue le médecin. Et toujours selon la légende, avant de mourir emportée par une ultime quinte de toux, elle serait tout d'abord tombée à genoux, aurait levé le poing vers le ciel, puis aurait maudit le maire et le médecin d'avoir abandonné le village, et émis le voeu que jamais leurs âmes ne trouvent le repos.

La légende affirme que ce fut en effet le cas. Le maire et le médecin furent condamnés par l'implacable tribunal de l'au-delà à ne point trouver le repos, mais au contraire à errer longuement, au moins jusqu'à ce que les villageois qu'ils avaient abandonnés, acceptent de les pardonner.

Et la légende de préciser que pour cela, ils devaient tous les quatre ans en février, retrouver forme humaine, et accomplir pour l'un, le 28, et pour l'autre, le 29, le trajet en train depuis Dunkerque, afin de venir chercher leur pardon. Bien sûr, ils devaient veiller à se présenter aux villageois qui reprenaient eux aussi forme humaine pour l'occasion, en tenue correcte, et non pas en carnavaleux, comme ils avaient eu l'indécence de le faire en 1896.

Et pour ce qui était du village ? Toujours et encore selon la légende, après le décès de la jeune femme, un incendie d'une inimaginable violence s'était déclaré de façon incompréhensible, et avait ravagé totalement le village, ne laissant absolument aucune trace de son existence, ni de celle de ses habitants : ce qui explique qu'aujourd'hui, on ne connaît même plus le nom du village, un immense champ s'étendant là où aurait été son emplacement.

La suite samedi prochain

18/10/2008

La gare temporaire (3ème épisode)

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", (colonne de gauche)

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A 21 heures passées, Albane Decool commença réellement à s'inquiéter. Elle était assise dans le salon coquettement décoré par ses soins, de la maison que Marc et elle devaient rembourser pendant encore 15 longues années, et ne savait que penser. Ayant eu comme une intuition, elle ne s'était pas changée comme elle l'avait d'abord envisagé pour accueillir Marc, et était restée en pull et jean.

N'y tenant plus, elle se leva, attrapa son portable traînant sur un meuble, et appela sa mère, qui vivait seule dans une maison située à l'autre extrémité d'Hazebrouck. Avec un débit rapide, saccadé, elle lui expliqua qu'elle avait préparé un délicieux potche vleesch à Marc qui devait être de retour aux alentours de 19 h 40, mais n'était toujours pas là. Elle confirma qu'elle avait bien sûr téléphoné à l'agence du Crédit Commercial des Flandres à Dunkerque, et qu'après quatre sonneries, son appel avait basculé automatiquement sur un répondeur qui lui avait indiqué les jours et les heures d'ouverture de la banque. Marc n'était manifestement plus sur place.

La mère d'Albane lui annonça qu'elle arrivait, et l'épouse infortunée reprit son attente sur le canapé du salon.

Elle patienta en compagnie de sa mère jusqu'à 22 h, moment où les deux femmes décidèrent de se rendre à la police. Elles firent un détour par la gare SNCF ; mais cette démarche s'avéra inutile puisque celle-ci était fermée.

Ce fut un agent de police fatigué qui prit la déposition d'Albane quant à l'éventuelle disparition de son mari, tandis qu'un autre qui se tenait debout, à proximité, ne se départait pas d'un sourire entendu. Mais ni Albane, ni sa mère ne s'en aperçurent. Les deux femmes retournèrent au lotissement, et à l'approche de sa maison, Albane écarquilla les yeux comme si cela allait contribuer à faire apparaître la voiture de Marc, garée devant. Mais il n'en fut rien, et les deux femmes restèrent à se morfondre dans le salon, dans l'espoir d'un coup de téléphone, ou mieux de l'arrivée de Marc, jusqu'à 1 h du matin. La mère d'Albane sortit alors un tube de somnifères qu'elle gardait toujours en réserve dans son sac à main, et força sa fille à avaler un comprimé. Malgré cela, Albane ne s'endormit pas avant 3 h passées, toute habillée dans le canapé, sa mère ayant pour sa part pris place dans un fauteuil.

Ce fut un coup de sonnette strident qui tira Albane de son sommeil artificiel, alors qu'il était déjà 9h du matin. Elle se leva du canapé avec peine, se sentant toute courbaturée, et ayant la bouche horriblement pâteuse.

Elle venait juste d'atteindre la porte d'entrée lorsqu'un deuxième coup de sonnette retentit. Elle ouvrit la porte, et malgré son état semi-comateux, ressentit un choc violent quand elle vit deux policiers en tenue postés devant elle.

Le plus jeune des deux, un grand gaillard au visage maigre, demanda d'un ton qu'il s'efforçait manifestement d'affermir :

— Vous êtes bien madame Decool ?

Albane acquiesça avec mollesse.

—Vous êtes venue signaler la disparition de votre mari hier soir ? poursuivit le policier.

— Oui, fit Albane.

Le policier hésita un peu, puis déclara :

— J'ai une mauvaise nouvelle pour vous, madame Decool. Votre mari est décédé. Il est tombé du TER qui assure la ligne Dunkerque-Arras. Il est tombé, alors que le train roulait à vive allure entre Esquelbecq et Arnèque.

 

La suite samedi prochain

 

 

11/10/2008

La gare temporaire (2ème épisode)

Voir le premier épisode dans la rubrique "feuilletons", colonne de gauche

 

Le train s'arrêta tout à fait normalement à Cassel, puis ensuite à Hazebrouck. Marc songeait encore à cet événement pour le moins surprenant qu'il venait de vivre, lorsqu'il en descendit. Il récupéra sa voiture au parking attenant à la gare, puis prit la direction de la sortie de la ville et du lotissement où il habitait. Il s'arrêta au bout de dix petites minutes devant le pavillon qu'il s'était fait construire avec le prêt préférentiel consenti par le Crédit Commercial des Flandres, non seulement à lui-même, mais également à son épouse qui était affectée à l'agence d'Hazebouck.

Il trouva celle-ci, une petite brune aux cheveux coupés très courts, en train de préparer dans la cuisine, la carbonade flamande qu'elle lui avait promise pour le repas du soir, vêtue d'un jean et d'un pull standards.

En voyant la poche rose que Marc exhiba avec fierté devant elle, elle demanda, l'oeil légèrement allumé :

— Alors, ça y est, tu es entré dans la boutique ?

Marc acquiesça avec un grand sourire.

— Oui, et c'est même encore mieux que ce que je t'avais annoncé.

Son épouse prit un air satisfait.

— Ah, on a vraiment bien fait d'envoyer les enfants en classe de neige, déclara-t-elle. Bon, je monte me changer. Surveille la carbonade, qu'elle ne brûle pas. Ça serait vraiment trop dommage.

— Entendu, fit Marc, qui dans son empressement n'avait ôté ni son manteau, ni ses chaussures, et tenait même encore dans sa main droite sa mallette. Il libéra la gauche en tendant à sa femme la poche rose, et celle-ci sortit aussitôt de la cuisine.

Marc jeta un vague coup d'oeil à la marmite qui chauffait à feu doux sur la gazinière, puis jugeant que tout allait pour le mieux, décida de se mettre à l'aise.

Ce fut donc en bras de chemise et chaussé de ses pantoufles qu'il vit revenir sa femme dans la cuisine.

— C'est peut-être un peu trop provocant, hasarda-t-elle, en écartant les bras comme pour permettre à son mari de l'admirer.

Marc en resta coi. Il n'avait pas remarqué dans la boutique combien le rouge de la guêpière et même celui des bras était vif.

— Bah, fit-il, nous ne sommes que d'eux. Alors, à quoi bon faire dans le détail ?

— Tu as raison, dit sa femme avec enthousiasme. Ne faisons surtout pas dans le détail !

Puis elle se dirigea vers la gazinière en se dandinant, car elle avait, pour compléter cette tenue guêpière/bas résilles, chaussé une paire d'escarpins à hauts talons, qu'elle avait achetée en prévision du jour où Marc passerait enfin à l'acte, en poussant la porte d'Aux joies du frou-frou.

Ce fut donc dans cette ambiance frivole que le couple dégusta ce soir-là une carbonade flamande avec frites-salade, le tout arrosé d'une bière provenant de l'une des nombreuses abbayes de la région, où des bons frères sont passés maîtres dans l'art de la préparation des extraits de houblon, puis monta dans sa chambre alors qu'il n'était qu'à peine 22 h.

 

***

Le lendemain matin, au petit déjeuner, l'épouse de Marc avait gardé sa tenue froufroutante. Elle regarda son mari avec inquiétude, tandis que celui-ci écrasait son sucre dans son bol de café au lait, et dit :

— Ecoute, Marc, il me semble que hier soir, à un moment, tu as... comment dirais-je...

Marc voyait très bien de quoi voulait parler sa femme. Il était vrai qu'à un moment, comme elle le disait, il s'était senti un tant soit peu déconcentré, car la pensée de ce qui lui était arrivé dans le train, lui était revenu soudainement à l'esprit. Et cela n'avait pu que le conduire à se poser une question qui lui brûlait de nouveau les lèvres.

Il se lança donc.

— Au fait, dit-il, entre Esquelbecq et Arnèque, il n'y a pas de gare ?

Sa femme qui était maintenant occupée à se confiturer une biscotte, s'interrompit dans son action, pour le regarder avec un air ébahi.

— Mais, pourquoi tu me demandes cela ? fit-elle.

Marc soupira :

— Eh bien, pour que tu me le confirmes, voyons.

— Mais, je n'en sais rien, fit sa femme. Je n'ai jamais pris le train entre Esquelbecq et Arnèque. C'est plutôt à toi de le savoir, puisque tu empruntes cette ligne depuis cinq ans maintenant. Avec cette fichue idée que tu as eu d'accepter le poste à Dunkerque.

— Il y avait une promotion à la clé, se défendit Marc.

— Oui, sans doute, reconnut sa femme, mais a priori, ça commence à jouer sur ta santé, tu m'as l'air surmené.

Puis, se ressaisissant, elle regarda son mari d'un air bienveillant pour annoncer :

— Ce soir, on remet ça, et cette fois, je prépare un bon potje vleesch. D'accord ?

Très confus, Marc acquiesça :

— C'est d'accord. Va pour un bon potje vleesch.

 

***

Il prit le train de 7 h 12 à Hazebrouck en direction de Dunkerque. Nous étions le 29 février, car l'année en question était bissextile, et les jours commençaient à rallonger, car une certaine clarté s'insinuait déjà dans le paysage champêtre dès la sortie d'Hazebrouck. Après s'être arrêté à Arnèque, le train continua d'une traite jusqu'à Esquelbecq, amenant ainsi Marc à se demander s'il n'avait pas eu la berlue la veille au soir. Sa femme le trouvait surmené ; peut-être l'était-il vraiment ? Mais quand même, il n'arrivait pas à se convaincre qu'il avait rêvé quand il avait vu le train s'arrêter devant une étrange gare, et un non moins étrange personnage s'y rendre.

Une fois arrivé à l'agence bancaire, il se hâta d'aller voir dans son bureau un collègue qui avait emménagé depuis peu à Dunkerque, et avait fait le trajet depuis Hazebrouck durant un certain temps.

Il s'agissait d'un individu petit, chétif, qui se coupait les cheveux en brosse. Marc l'aborda sans préambule.

— Dis donc, fit-il, il n'y a pas de gare entre Esquelbecq et Arnèque ?

L'autre qui était assis à son bureau, le regarda d'un air ahuri.

— Comment ? fit-il.

— Il n'y a pas de gare entre Esquelbecq et Arnèque ? répéta Marc.

L'autre se mit à rire.

— Tu trouves qu'il n'y a pas assez d'arrêts comme ça ? Avec ce maudit train qui fait omnibus !

— Heu... si, si, tu as raison, fit Marc, fort désappointé.

Il quitta son collègue sans même remarquer que ce dernier le regardait partir avec un air inquiet, puis rejoignit son propre bureau.

 

Dans l'après-midi, n'y tenant plus, il appela sa femme pour lui dire qu'il rentrerait encore tard, car il avait un travail urgent à terminer. Celle-ci lui demanda simplement de ne pas rentrer plus tard que la veille, et lui rappela avec un ton entendu, qu'un bon potche vleesch l'attendait.

Marc aurait bien aimé pouvoir être aussi frivole que la veille quand il avait pris le train avec son précieux achat. Il s'en voulait de ne pas penser qu'à la soirée qui l'attendait devant un bon potche vleesch, avec sa femme en bas résilles et guêpières. Mais c'était plus fort que lui, il devait vérifier avant toute chose s'il y avait oui ou non une gare entre Esquelbecq et Arnèque.

Il quitta la banque vers 18 h 35, et gagna la gare. Il faisait encore plus froid que la veille, et la gare était également encore plus sinistre. Le train était à quai ; par intuition, il choisit une voiture vide, en espérant qu'elle le resterait. Son voeu fut exaucé, car lorsque le train se mit en branle, aucun autre voyageur n'était monté à bord de la voiture qu'il occupait, et où il faisait franchement glacial.

Comme la vieille, un contrôleur passa rapidement. Celui-ci était grand, et avait le visage osseux et très pâle ; il ne prêta pas plus attention à Marc que son collègue de la veille. Le train s'arrêta à Coudekerque-Branche, puis à Bergues, et enfin à Esquelbecq, sans qu'aucun voyageur ne vienne prendre place dans la voiture.

Dès que le train redémarra, Marc commença à être sur ses gardes. Ce ne fut pas long ; comme le jour précédent, il entendit des pas derrière lui, et bientôt, passa un individu qui le frôla presque. Il était grand comme celui de la veille, vêtu également d'un manteau, mais coiffé d'un melon. Toujours comme la veille, le train commença à ralentir, et s'arrêta bientôt devant la mystérieuse gare, cette mystérieuse gare qui était bien située entre Esquelbecq et Arnèque.

Marc vit l'homme ouvrir les portes du train, descendre sur le quai, puis se diriger vers la gare éclairée, la buée de son haleine se mêlant à la légère brume qui commençait à monter au dehors.

Marc se mit à penser intensément à sa femme dans sa tenue froufroutante, mais ce fut plus fort que lui ; sous l'effet d'une véritable impulsion, il se leva, attrapa la poignée de sa mallette, et se précipita pour sortir de la voiture, craignant que le train ne redémarre soudainement.

Il s'avança pour descendre le marchepied, et ce fut alors qu'il poussa un horrible hurlement.

La suite samedi prochain

 

 

04/10/2008

La gare temporaire (1er épisode)

Il faisait un temps glacial à Dunkerque ce 28 février à 18 h 58, et la gare SNCF n'était pas particulièrement engageante ; dans un coin, quelques SDF s'efforçaient de se réchauffer et d'oublier l'hiver et leur misère, en sirotant un litron de gros rouge et en criant fort.

Marc Decool se dépêcha de traverser cet espace incertain, le TER en partance pour Arras étant à quai. Il entra en hâte dans une voiture, et s'aperçut très vite, à son grand désappointement, qu'il n'en était que le seul passager. Mais le train de 18 h 58 n'étant pas particulièrement prisé, surtout l'hiver, il ne risquait pas de trouver beaucoup plus de compagnie dans les autres voitures. Il se résigna donc à passer environ 30 minutes dans une ambiance plutôt sinistre, le temps d'arriver à Hazebrouck, sa destination. Car c'était dans cette bonne ville, sous-préfecture du département du Nord, mais surtout capitale de la Flandre intérieure, qu'habitait ce paisible employé de banque trentenaire, grand et mince, au visage chevalin agrémenté de lunettes à fines montures d'écaille, et à la coiffure caractérisée par une impeccable raie sur le côté soulignant un esprit méticuleux, à la limite du rigide.

Il plaça sa mallette ainsi qu'une poche-plastique de couleur rose sur la banquette qui lui faisait face, ôta son pardessus, qu'il plaça à côté de la poche rose après l'avoir soigneusement plié, et s'assit.

Il resta ainsi immobile, dans son costume-cravate, couvant du regard la poche rose qui était la cause de son départ tardif de Dunkerque, et donc de sa présence dans le train de 18 h 58. Par mesure de discrétion, au cas où un hypothétique voyageur serait venu le rejoindre dans la voiture, il avait tourné vers le dossier de la banquette, le côté de la poche indiquant :

Aux joies du frou-frou

Lingerie fine en tout genre

Maison fondée en 1922

Cette boutique de lingerie, très célèbre à Dunkerque, se trouvait à deux pas du Crédit Commercial des Flandres, établissement bancaire où il était affecté depuis cinq ans maintenant. Cela faisait plusieurs mois que l'idée lui trottait dans la tête de franchir un jour le pas, de pousser la porte de la boutique, et d'acheter enfin le porte-jarretelles noir et la paire de bas de même couleur qui semblaient être en exposition permanente dans la vitrine, attendant manifestement qu'il se décide à passer à l'acte. Il en avait parlé longuement au cours du week-end dernier avec sa femme Albane qui était partie prenante dans l'aventure ; et ce fut sans doute grâce aux encouragements qu'elle lui avait prodigués le matin même, qu'il avait décidé que ce serait ce 28 février, le jour J. Il avait donc attendu que tous ses collègues fussent partis de la banque, et lorsqu'il n'y eut plus dans les locaux que la femme de ménage, il s'en alla à son tour. Il était alors environ 18 h 20, la nuit commençait à tomber, et il ne disposait que de vingt minutes au plus pour mener à bien son affaire, s'il ne voulait pas rater le train de 18 h 58. Ce fut sans doute ce peu de temps dont il disposait, qui le poussa à entrer sans préambule dans la boutique de lingerie, après avoir toutefois lancé un furtif coup d'oeil aux alentours, pour s'assurer que quiconque appartenant au personnel du Crédit Commercial des Flandres, ne traînait pas dans le coin.

Une fois à l'intérieur de la boutique, tout se passa beaucoup plus facilement qu'il ne l'avait imaginé. En effet, la personne opulente qui l'accueillit, se comporta avec lui tout bonnement comme s'il se trouvait dans un magasin de bricolage, et était venu acheter une scie à métaux ou un coffret de tournevis cruciformes. Cette manière d'agir le mit tout de suite à l'aise, et ce fut donc très content de lui qu'il ressortit de la boutique dix petites minutes plus tard, avec à la main une poche-plastique rose contenant en fait une guêpière rouge vif et une paire de bas résilles de même teinte. De son projet initial, plutôt axé sur le noir, il demeurait toutefois la couleur des dentelles agrémentant la guêpière, ainsi que des jarretelles qui allaient permettre d'y attacher les bas, dont l'aspect plutôt osé l'avait fortement émoustillé.

Une sonnerie stridente annonça le départ du train, et celui-ci se mit aussitôt en branle. Marc était bien le seul passager de la voiture ; aussi lorsque quelques minutes après le départ, le contrôleur, un petit gros au crâne rasé et à l'oreille droite percée d'un anneau, traversa la voiture, il tenta d'attirer son regard, comme pour bien lui faire remarquer son état d'isolement, qui pourrait être préjudiciable si au cours des arrêts prévus jusqu'à Hazebrouck, des personnes malfaisantes venaient à monter. Mais le contrôleur qui présentait par ailleurs un aspect plutôt patibulaire, ne lui accorda qu'un regard éteint, et continua son chemin.

Marc se racla la gorge, un peu angoissé. Dehors, c'était maintenant la nuit, il faisait glacial, et comme la voiture qu'une lumière blafarde éclairait tristement, était à peine chauffée, il commença à grelotter. Non, décidément, il n'était pas bien, et il lui tardait réellement d'arriver à destination. Il était vrai qu'il avait quand même pour se requinquer la vision de la poche rose, et la perspective du fantasme qu'il allait vivre avec son épouse parfaitement complice.

Le train s'arrêta tout d'abord à Coudekerque-Branche, puis à Bergues, ville aux célèbres remparts. Ce fut là que Marc décida de sortir de sa mallette une revue, afin de faire passer le temps jusqu'à Hazebrouck.

Il leva les yeux de sa revue quand le train s'arrêta à Esquelbecq. Il venait juste de redémarrer sans avoir par ailleurs pris de nouveaux voyageurs, tout comme lors des arrêts précédents, quand Marc entendit des pas derrière lui. Il crut tout d'abord qu'il s'agissait du contrôleur peu engageant, mais bientôt passa à côté de lui un individu très grand, vêtu d'un manteau, et surtout coiffé d'un haut-de-forme. Comme on était en pleine période du carnaval de Dunkerque, cela ne surprit pas a priori Marc, qui pensa qu'il s'agissait tout simplement d'un carnavaleux rentrant chez lui par le train. Mais l'homme qui venait de se poster devant les deux portes fermant la voiture se tourna vers lui, et là, Marc put détailler son visage agrémenté d'une barbe impeccablement taillée et de deux favoris lui arrivant au bas des joues. Il émanait de cet homme quelque chose d'étrange, comme appartenant à un passé déjà lointain. Non, décidément, il ne faisait guère songer à un carnavaleux, à quelqu'un qui se serait grimé pour une fête, mais plutôt à un homme se présentant sous son aspect habituel, en paraissant évidemment pas mal décalé. Marc se demanda par ailleurs pourquoi l'homme attendait déjà l'arrêt du train, alors que le prochain était la gare d'Arnèque, à 5 bonnes minutes du précédent. L'homme avait donc le temps de rester encore un peu assis. Marc s'étonna par ailleurs de ne pas l'avoir vu monter dans la voiture après le départ de Dunkerque, car il était bien sûr qu'il ne s'y trouvait pas à ce moment-là.

Il repassait tous ces éléments dans son esprit, lorsque le train se mit d'un coup à ralentir. Il craignit fort qu'il y eût un problème sur la voie, car on n'était assurément pas encore arrivé à la gare d'Arnèque. Mais à son grand étonnement, le train s'immobilisa bientôt devant un bâtiment de briques rouges dont l'intérieur était éclairé. Marc écarquilla les yeux, se demandant où il se trouvait. Si le train était bien arrêté devant ce qui semblait être une gare, il ne s'agissait en aucun cas de celle d'Arnèque. Il la connaissait fort bien, et pouvait l'affirmer sans problème. De plus, autour de la gare d'Arnèque il y avait un tas d'habitations ; or, autour de celle devant laquelle le train était arrêté, il n'y avait rien. Il n'y avait que la mystérieuse gare  ; ensuite, c'était manifestement le désert.

Mais Marc n'était pas au bout de ses surprises, car il vit l'homme au chapeau haut-de-forme ouvrir les deux portes de la voiture en les écartant, puis descendre sur un quai qu'éclairait timidement la lumière de la gare. L'homme se mit à marcher aussitôt vers celle-ci, la buée de son haleine se mêlant à la légère brume qui commençait à monter au dehors.

L'homme venait juste d'entrer dans la gare, quand la sonnerie du train se fit entendre, et que celui-ci redémarra après que les deux portes se furent refermées automatiquement. Marc n'en revenait pas, et il attendit avec impatience d'arriver enfin à la gare d'Arnèque. Cela ne fut pas long, et il put donc en déduire qu'il existait bel et bien une gare entre Esquelbecq et Arnèque ; une gare devant laquelle, jusqu'à ce soir, il ne s'était jamais arrêté depuis 5 ans qu'il empruntait la ligne Dunkerque-Arras ; une gare qui était manifestement inconnue des guides horaires de la SNCF.

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