16/08/2008
L'affaire Carouge (dernier épisode)
Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.
Jean n'avait pas vraiment besoin de cette précision. De toute façon, il avait pressenti ce qu'on allait lui annoncer.
— Je vais vous demander de nous suivre à l'hôtel de police, monsieur Carouge, dit le commissaire, car nous devons vous entendre à propos de cette affaire.
Jean hocha la tête.
— Je vous suis, dit-il en s'efforçant de ne pas regarder la concierge.
Le trajet jusqu'à l'hôtel de police se passa très vite et dans une insoutenable odeur de transpiration ; chacun se vidant de son eau, car la voiture dans laquelle Jean avait pris place avec le commissaire et deux agents en tenue, avait sa climatisation en panne.
Le commissaire installa Jean dans son bureau sur une chaise, et lui resta debout. L'interrogatoire commença aussitôt.
— Vous pouvez me dire où vous avez passé la nuit, monsieur Carouge ? demanda le commissaire.
Jean ne savait que dire, que répondre.
— Je l'ai passée dehors, lâcha-t-il avec fatalisme.
— Dehors ? fit le commissaire.
Jean hocha la tête.
— Oui, j'aurais été incapable de dormir chez moi, malgré la clim'.
— Et surtout le tapage qu'il y a eu toute la nuit, ironisa le commissaire. Et vous êtes rentré au matin ?
— Oui, c'est cela.
— Vous avez donc rôdé toute la nuit dehors ?
— Oui.
— Vous ne vous êtes pas arrêté ?
— Si, j'ai dû m'asseoir sur un banc, et m'assoupir.
— Et où ça ?
— Du côté de la rue Nationale.
Jean ne savait pas trop s'il faisait bien de continuer dans cette voie. Ne devait-il pas tout avouer ? Mais quelque chose, quelque chose d'indéfinissable tout au fond de lui, lui soufflait de n'en rien faire ; qu'il valait mieux.
Le commissaire avait un visage carré et ridé. Il plissa le front ce qui accentua les rides, et dit :
— Vous savez, monsieur Carouge, que dans cette affaire, vous apparaissez comme le principal suspect ?
Jean opina de la tête.
— Je m'en doute, dit-il. Pourtant, croyez-moi, même si je devais une somme d'argent très importante à mon associé, ou plutôt à ses parents, je n'en suis pas arrivé à commettre un crime, surtout comme celui-là.
Cette réponse parut plaire au commissaire, en dépit du scepticisme dont il ne se défaisait pas vraiment.
— Peut-être, reprit celui-ci, mais les parents de monsieur Holmat vous accuse formellement.
— Sans doute, soupira Jean, mais j'en reste à ce que je viens de vous dire.
— Bon, fit le commissaire, je vais donc devoir vous mettre en garde à vue. Il est possible que ce crime ait été commis par un rôdeur ou autres. Avec cette canicule, on assiste à une flambée de meurtres en tout genre, pour trois fois rien... un portefeuille, une voiture. Il y a un tas de gens qui semblent perdre les pédales. Il serait grand tant qu'il flotte un bon coup, que ça rafraîchisse ne serait-ce qu'un peu l'atmosphère.
— Vous voulez dire que vous allez me garder ici ! s'exclama Jean.
— Obligé, fit le commissaire, d'un air presque contrit. Il faut que j'enquête. Et j'aurai certainement à reprendre l'interrogatoire un peu plus tard.
Il appela un agent qui arriva torse nu avec toutefois sa casquette sur la tête.
— Eh bien ! s'exclama le commissaire, qu'est-ce qui t'arrive ?
— On crève ici, se plaignit l'agent. La clim', elle marche au ralenti.
— Et alors, je résiste bien, moi, dit le commissaire dont la chemise était maculée d'auréoles de transpiration.
— Peut-être, mais moi, j'en peux plus, se plaignit de plus belle l'agent.
— Bon, soupira le commissaire, c'est pas tout ça, il faut mettre le suspect en cellule.
Cela fit sursauter Jean qui obéit à l'agent en ôtant ses lacets et son sac-banane, et en lui remettant le tout.
— Il n'y a plus qu'une cellule de libre, déclara l'agent, en entourant le bras de Jean de ses doigts moites.
Il le conduisit ainsi à la cellule en question, puis expliqua en refermant la grille à clé :
— Toutes les autres cellules sont prises à cause des gens qu'on a l'ordre d'arrêter quand on les trouve en train de traîner dans les rues. C'est devenu formellement interdit de traîner dans les rues depuis une heure.
— Ah bon, fit Jean, qui aurait de loin préféré se retrouver arrêté pour ce genre de délit somme toute mineur.
Il s'assit sur le banc qui était scellé au mur de la cellule, puis se prit la tête dans les mains. De nouveau, il sentait les effets sournois de la dépression. Tout ce qu'il vivait depuis la veille, c'était trop pour lui. Son cerveau, son être tout entier ne suivaient plus.
Ce fut l'intervention de l'agent torse nu qui le sauva d'une chute sans doute irréversible.
— Tenez, je vous ai apporté un peu de ravitaillement, annonça-t-il.
Il tenait dans une main un énorme sandwich et une canette de bière décapsulée. Avec l'autre main, il actionna sa clé pour ouvrir la grille de la cellule.
— Tenez, faut pas vous laisser abattre, dit-il en tendant le casse-croûte à Jean.
Celui-ci se hâta de le prendre, ainsi que la canette de bière, et l'agent referma la grille en déclarant :
— On annonce un orage, et des trombes d'eau. Mais je n'arrive pas à y croire ; on va tous crever de chaleur !
Cette sinistre prophétie n'empêcha pas Jean, qui mourrait réellement de faim, de mordre avec conviction dans son sandwich. Il le liquida ainsi que sa bière qui n'était pas à priori une Lemotte, en moins de deux. Il venait de finir d'ôter quelques miettes de sa jambe nue, quand l'agent revint avec cette fois, un vieillard vociférant, doté d'une barbe et de cheveux longs et blancs, vêtu d'un simple short effrangé et coiffé d'un chapeau de paille.
— Mais je ne risquais rien avec mon chapeau ! pesta le vieillard, je ne risquais pas d'attraper une insolation !
— Les ordres sont les ordres, rétorqua l'agent. C'est interdit de se promener dans les rues.
— Quel beau pays de liberté ! s'indigna le vieillard.
L'agent ne polémiqua pas davantage, et fit entrer le vieillard dans la cellule.
— Désolé, dit-il, mais ailleurs c'est encore pire ; ils sont au moins cinq par cellule, et on va bientôt devoir transférer du monde à la prison de Loos.
— Quel beau pays de liberté, renchérit le vieillard, tout le monde en cellule !
L'agent referma une nouvelle fois la grille, et s'en alla en haussant les épaules.
Le vieillard resta debout, et regarda Jean avec curiosité.
— Vous aussi, on vous a arrêté parce que vous vous promeniez tranquillement dans les rues ? demanda-t-il.
Jean soupira :
— J'aurais bien voulu être arrêté pour ça.
L'autre parut encore plus curieux.
— Vous n'êtes donc pas ici pour promenade illégale ?
Cette formule réussit à faire rire Jean.
— Non, je ne suis pas du tout ici pour cette raison, dit-il.
— Et vous ne voulez pas dire pourquoi ? insista l'autre.
Jean soupira de nouveau :
— Comment vous expliquer ce qui m'est arrivé ?
— C'est inavouable ? s'enquit l'autre.
Jean secoua la tête.
— Inavouable, non, mais incroyable, certainement.
L'autre prit un air des plus intéressés.
— Eh bien, allez-y, je raffole de l'incroyable.
Alors, Jean n'hésita plus, et se lança.
***
Quand il eut entendu le récit de Jean, le vieillard murmura :
— L'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, mais c'est dingue ça.
— Vous l'avez connu ? demanda Jean, avec grand intérêt.
— Non, non, fit le vieillard. Je n'ai que 73 ans, je n'étais pas encore né en 1936. Mais par contre, j'ai lu un bouquin à propos de cette affaire vers 1972 ou 1973. Et donc, maintenant, je sais que le véritable assassin de Charles Falke était Fifi la lame.
— Fifi la lame ! s'exclama Jean.
— Oui, Fifi la lame, reprit le vieillard. La description que vous m'avez faite de l'individu qui est sorti du bureau de Charles Falke avec un couteau à la lame ensanglantée à la main, correspond bien à celle de Fifi la lame. C'était un gredin qui a sévi dans les années trente, et qui tuait pour voler deux fois rien. Un vrai cinglé que ce Fifi la lame. Il a failli plusieurs fois être arrêté, mais il s'en est toujours tiré de justesse. Pendant la guerre, il s'est installé à Paris où il a travaillé activement pour la Gestapo d'après certains témoignages. Ensuite, on perd complètement sa trace. Enfin, aujourd'hui, il devrait avoir 119 ans, donc il est peu probable qu'il soit encore en vie.
— Oui, on ne peut plus compter sur son témoignage pour réhabiliter le Jean Carouge de 1936, soupira Jean.
— Non, vraiment pas, reconnut le vieillard.
Puis, Jean le regarda, et dit :
— Mais au fait, tout ce que je vous ai raconté ne semble pas vous étonner plus que ça !
Le vieillard souleva légèrement les épaules en disant :
— Non, pourquoi ça devrait m'étonner ?
— Mais voyons, ce voyage dans le temps ! s'exclama Jean.
Le vieillard fit doucement non de la tête.
— Il ne s'agit pas du tout d'un voyage dans le temps, dit-il. Je sais bien que c'est le rêve de tout le monde de pouvoir se balader à travers l'espace temporel. Explorer le 40ème siècle, ou bien, au contraire, remonter au temps des Gaulois ou même de la préhistoire. Mais malheureusement, cela est impossible. Non, vous n'avez pas pu aller vous balader en plein 12 décembre 1936, et ainsi interférer dans le destin du Jean Carouge de cette époque. Ce qui s'est déroulé alors, est figé dans le passé. Vous, vous êtes arrivé dans ce bas monde que bien après. Les vieilles histoires de paradoxes temporels sont très excitantes, mais à mon avis, relevant du domaine de l'utopie. Comment croire qu'on a pu intervenir dans des événements ayant eu lieu avant même sa naissance ? Non, en fait, ce n'est pas vous qui êtes remonté dans le passé, mais plutôt votre lointain parent qui est venu dans notre présent, et pour commencer en 1980, l'année de votre naissance.
Jean regarda le vieillard, complètement éberlué.
— Attendez, je ne vous comprends plus. Vous me dites que les voyages dans le temps sont impossibles, et ensuite vous m'annoncez que le Jean Carouge de 1936, s'est déplacé jusqu'en 1980.
Le vieillard se mit à rire.
— Je crois que je me suis mal fait comprendre, dit-il. Bon, prenons les choses autrement. Le Jean Carouge de 1936 est mort guillotiné, alors qu'il était parfaitement innocent. On est bien d'accord ?
Jean acquiesça.
— Bon, poursuivit le vieillard, alors autant dire que son âme n'a jamais pu trouver le repos. Il en est souvent ainsi de l'âme d'un supplicié. Elle a erré pendant des années et des années. Puis, un jour, elle s'est réincarnée. Elle a retrouvé une enveloppe humaine, pour que l'être qu'elle avait habité précédemment, reprenne en charge son destin, et tente d'améliorer ou même de réussir ce qui avait complètement échoué dans son autre vie.
— Comment, manqua de s'étrangler Jean, vous voulez dire que je suis la réincarnation du Jean Carouge, mort guillotiné le 5 juin 1937 ?
— Tout à fait, déclara le vieillard. Et on peut dire que dans ce cas, l'âme tourmentée de ce supplicié, a retrouvé une enveloppe sur mesure, puisque d'après ce que vous m'avez indiqué, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à votre lointain parent. Si bien qu'il ne faut pas considérer qu'il existe deux Jean Carouge, mais un seul ; le second, né en 1980, s'étant totalement et parfaitement substitué au précédent.
Pour prononcer ses derniers mots, le vieillard s'était assis à côté de Jean sur le siège scellé au mur de la cellule, tandis qu'un gros coup de tonnerre venait de retentir.
— Ah, on dirait que ça y est, l'orage va éclater, dit le vieillard, comme pour faire diversion, et en tout cas, laisser à Jean le temps de reprendre ses esprits.
— Alors là, je n'avais pas du tout envisagé les choses sous cet angle, dit celui-ci, l'air complètement perdu.
— Et pourtant, il le faut, dit le vieillard, tandis qu'un second coup de tonnerre retentit, suivi bientôt par un violent bruit d'averse.
L'agent torse nu surgit aussitôt, au comble de la joie.
— La météo ne s'était pas trompée, la météo ne s'était pas trompée ! s'exclama-t-il. Il parait que d'ici ce soir, les températures vont perdre au moins dix degrés ! C'est la fin de la canicule.
— Eh bien, vous allez donc pouvoir me libérer ! dit le vieillard. Ça va être à nouveau autorisé de se promener dans les rues, non ?
— Heu... fit l'agent, pris manifestement de court, c'est à dire que je dois attendre les ordres...
— Ne les attendez pas trop longtemps, alors ! s'exclama le vieillard. Je termine avec mon infortuné compagnon de cellule, et ensuite je veux qu'on m'ouvre la grille.
— Heu, oui, oui, fit l'agent, très embarrassé.
Le vieillard s'adressa de nouveau à Jean, et reprit :
— Eh oui, jeune homme, il faut bien comprendre que tout ce que vous vivez depuis votre naissance, n'est pas le fruit du hasard. Tout est dicté par ce que Jean Carouge a vécu dans sa vie précédente, et bien sûr avant toute chose, cet affreux crime dont il a été injustement accusé à l'âge que vous avez actuellement, et pour lequel il a fini sur l'échafaud presque un an plus tard.
— Mais comment pouvez-vous être sûr de tout cela ? s'enquit Jean.
— Ah, mon garçon, fit le vieillard, j'appartiens à une génération qui a beaucoup voyagé au Népal et bien sûr en Inde. Je me suis évidemment beaucoup intéressé dans les années 70 de notre bon vieux XXème siècle passé, à l'hindouisme et à ses principes, dont la réincarnation. Aussi, je suis sûr de ce que j'avance.
— Mais alors, reprit Jean, ce que j'ai vécu hier soir, cette soirée du 12 décembre 1936...
— Eh bien, repartit le vieillard, il existe plusieurs théories à propos de la réincarnation, sur la possibilité ou non pour un réincarné de se souvenir de sa, ou, de ses vies antérieures. Certains affirment que cela est possible. C'est personnellement mon avis. Bien sûr, le souvenir peut-être partiel, et aussi il arrive que certains éléments soient même enfouis, voire effacés. Donc, hier soir, vous vous êtes non seulement souvenu, mais vous avez vécu...
— J'ai vécu ! coupa Jean.
— Oui, vous avez vécu, insista le vieillard, car je vous rappelle qu'il n'y a plus désormais qu'un seul et unique Jean Carouge. Vous avez donc vécu — ou plutôt même, revécu— les événements du 12 décembre 1936, qui étaient d'ailleurs à l'époque apparemment sortis de votre mémoire, puisque vous avez toujours déclaré que vous étiez tranquillement resté chez vous ce soir-là.
— Mais pourquoi aurais-je revécu ces événements, et justement hier soir ? demanda Jean, incrédule.
Le vieillard répondit aussitôt :
— Eh bien, très certainement, parce que le destin allait encore frapper de façon néfaste comme en 1936. D'où d'ailleurs, votre présence dans cette cellule.
— Mais alors, fit Jean, est-ce qu'en 1936, je me suis rendu dans ce bistrot où j'ai bu hier soir une Lemotte, puis ensuite au siège de ma société ?
— Oui, oui, poursuivit le vieillard, et à l'époque, vous avez vu très probablement également l'assassin de votre associé, ce fameux Fifi la lame. Seulement, vous avez dû être très choqué par ce qui s'est passé ; ce qui vous a rendu amnésique. Et c'est grâce à votre réincarnation que vous avez revécu ces terribles événements, et que vous vous souvenez parfaitement maintenant de ce qui s'est passé le 12 décembre 1936 au soir.
— Mais qu'est-ce que ça va m'apporter pour ma situation présente ? demanda Jean, complètement chamboulé.
Le vieillard soupira :
— Écoutez, le principe de la réincarnation, permet à un individu d'améliorer ce qu'il a vécu précédemment. Bon, d'après ce que vous m'avez raconté, ce n'est pas très évident. Comme il y 79 ans, vous êtes au bord d'une faillite, plutôt déprimé, et enfin, accusé de l'assassinat de votre associé à qui vous deviez une somme importante. On peut dire que la guigne ne vous lâche pas d'une vie à l'autre. Seul point tout de même positif, la peine de mort ayant été abolie en 1981 en France, vous ne finirez pas une nouvelle fois sur l'échafaud. Par contre, il est à craindre que vous soyez quand même condamné à la prison à perpétuité...
Prenant soudain conscience de ce qu'il était en train de dire, le vieillard regarda alors Jean qui était complètement blême, et s'excusa :
— Heu... ne m'en voulez pas d'être aussi direct...
— Oh, je ne suis plus à ça près, assura Jean.
— Bon, poursuivit le vieillard, alors, pour vous, d'avoir revécu la soirée du 12 décembre 1936, et de pouvoir désigner maintenant le véritable assassin de Charles Falke, va vous permettre peut-être de vous réhabiliter. Du moins, pour le meurtre de 1936.
— Comment pouvoir espérer cela ? soupira Jean, alors que je suis accusé d'un nouveau meurtre, celui de Pierre Holmat. Et puis, vous me voyez en train d'expliquer à des policiers ou à des juges, que je suis la réincarnation du Jean Carouge accusé injustement du meurtre de Charles Falke, commis en réalité par Fifi la lame disparu depuis des décennies ! Non, franchement, vous y croyez ? Et peut-être qu'en y étant, je pourrais expliquer que le destin étant particulièrement cruel avec moi, je me retrouve à nouveau accusé d'un crime que, comme le précédent, je n'ai pas pu commettre. Je vous laisse deviner l'effet que tout cela risquerait de produire.
— C'est vrai, reconnut le vieillard en soupirant. Seulement, il y a un élément à ne pas écarter.
— Lequel ? demanda Jean.
Le vieillard attendit quelques secondes avant de lâcher :
— Eh bien, que vous soyez innocenté pour le meurtre de Pierre Holmat.
— Ça serait vraiment trop beau, souffla Jean.
— Mais pas impossible, dit le vieillard. N'oublions pas que le principe de la réincarnation est de pourvoir espérer tendre vers le meilleur.
— M'ouais, fit Jean. En tout cas, ce que je me demande quand même, c'est où je pouvais vraiment être hier soir, alors que je me baladais en pleine année 1936. Vous en avez une idée ?
— Oui, dit le vieillard, d'un ton toutefois mesuré. Vous étiez peut-être en train d'errer physiquement dans les rues de Lille, et vous avez échoué dans ce cagibi d'immeuble dont vous m'avez parlé. Ou bien, vous vous êtes rendu dans votre bistrot habituel qui avait pris l'apparence de celui de 1936, et ensuite vous vous êtes sans doute rendu à votre société...
— Qui était devenu également celle de 1936, poursuivit Jean.
— Heu... oui, fit le vieillard.
— Et j'ai discuté avec Pierre Holmat qui avait pris les trait de Charles Falke.
— Heu... oui, fit de nouveau le vieillard.
— Et ensuite, j'ai vu le véritable assassin de Pierre Holmat, mais je suis maintenant incapable de le décrire, puisqu'il avait pris l'apparence de Fifi la lame, l'assassin de Charles Falke. Et si là, c'était bien moi le coupable. Peut-être que pour une fois la réincarnation a fonctionné à l'envers. Je ne me suis pas amélioré en me réincarnant, mais au contraire, d'un parfait innocent en 1936, je suis devenu un horrible criminel en 2015 !
Cette perspective était des plus effroyables, et laissait même le vieillard très interdit. Heureusement, à ce moment-là arriva le commissaire Morillond accompagné de l'agent torse nu, ce qui mit fin à cette situation difficile.
— Un instant, on va vous libérer, monsieur, dit le commissaire au vieillard.
Celui-ci ne cacha pas sa satisfaction, tandis que l'agent ouvrait la cellule, et que le commissaire priait Jean de le suivre.
L'agent torse nu referma la cellule en promettant au vieillard qu'il allait très vite revenir pour le libérer, ce qui lui valut d'essuyer une bordée d'injures de la part de l'intéressé qui était manifestement à bout de patience.
Le commissaire amena Jean jusqu'à son bureau, et aussitôt, lui tendit la main en déclarant :
— Je vous prie de recevoir toutes nos excuses, monsieur Carouge, car nous avons arrêté l'assassin de votre associé.
Jean n'en croyait pas ses oreilles ; c'était trop beau.
— Oui, reprit le commissaire, comme je le soupçonnais, il s'agit encore d'un de ces individus qui a perdu complètement la boule avec la canicule. On l'a attrapé alors qu'il venait de poignarder sauvagement un pauvre homme qui était sorti dans les rues malgré l'interdiction, juste pour lui dérober ses chaussures. Il avait le portefeuille de votre associé sur lui, et il n'a fait aucune difficulté pour avouer qu'il l'avait bien tué de plusieurs coups de couteau hier soir pour le voler. Eh oui, avec cette incroyable chaleur, on en était arrivé là. Vous êtes donc libre, monsieur Carouge. Et encore une fois, toutes nos excuses. Mais il fallait bien que l'enquête se fasse.
— Oh, je comprends, répondit tout simplement Jean qui ne pensait plus qu'à la suite des événements.
Il accepta de reprendre son sac-banane que venait de lui apporter l'agent torse nu, mais pour ce qui était des lacets, il déclara :
— Je vous les laisse. Je crois que je vais me débarrasser de mes baskets. Ils ne me plaisent plus du tout.
— Ah bon, fit le commissaire, étonné. Bien, vous pouvez partir, monsieur Carouge. À moins que vous ne préfériez attendre que la pluie se calme un peu.
— Non, non, ça ira assura Jean. Ah, au fait, n'oubliez pas le monsieur au chapeau de paille.
— Ne vous inquiétez pas, on va le sortir de la cellule, assura le commissaire.
Une fois dehors, Jean reçut sur lui une pluie tiède qui lui fit le plus grand bien.
Avait-il voyagé dans le temps la veille, était-il la réincarnation de son lointain parent, ou encore, son cerveau fragilisé par la dépression lui avait-il joué un bien sale tour en le plongeant dans une fantasmagorie qu'il ne pouvait s'expliquer ? Ce qui lui importait désormais, c'était de réhabiliter l'individu qui resterait pour lui, envers et contre tout, le Jean Carouge de 1936.
Il envoya balader devant lui ses baskets et continua son chemin pieds nus. Il eut une pensée ému pour Pierre Holmat, mais au même titre il est vrai que pour Charles Falke. La disparition de ces deux associés, sauvagement poignardés en l'espace de 79 ans, le rendait plutôt morose.
Il arriva bientôt à la Grand-Place, où une foule de gens complètement nus dansaient de joie sous la pluie toujours délicieusement tiède, profitant certainement des derniers instant où il était autorisé de se dévêtir à ce point.
Quand il parvint dans la rue Saint-André, la pluie avait redoublé d'ardeur. À travers le véritable voile qu'elle formait en tombant lourdement, il vit un individu qui avançait vers lui. Alors qu'il n'était plus qu'à quelques mètres de lui, il s'aperçut qu'il était vêtu d'un pantalon et d'une chemise légère. Mais ce furent les pieds de l'individu qui retinrent plus particulièrement son attention. Plus celui-ci s'approchait, plus Jean était convaincu qu'il était chaussé des babouches. Ce fut donc le coeur battant, qu'il s'attendit à croiser son double.
— On va bientôt regretter la chaleur ! lança l'individu en passait juste à côté de lui.
Non, ce n'était pas son double. Cet homme qu'il venait de croiser était bien différent de lui, et en plus, c'étaient de banales tongs qu'il portait aux pieds.
Quand Jean entra au Météor, dégoulinant de pluie, le patron, un grand gaillard moustachu, arborant un tee-shirt aux couleurs du LOSC, le club de football local, s'exclama :
— Eh bien, voilà un rescapé !
Jean était le seul client du café ; les habitués étant sans doute restés encore chez eux, ou alors peut-être en train de danser sous la pluie comme on le faisait sur la Grand-Place.
Jean regarda le patron d'un air interrogateur, pensant tout d'abord qu'il disait cela parce que, trempé comme il l'était, il devait ressemblait à quelqu'un que l'on avait sauvé de justesse de la noyade.
— Oui, reprit le patron, vous n'aviez pas l'air dans votre assiette hier soir. Vous parliez tout seul, vous paraissiez complètement ailleurs. Je vous ai même demandé à un moment si vous vouliez que j'appelle un médecin, mais vous ne m'avez jamais répondu. Et puis, vous êtes parti. Vous aviez dû attraper un sacré coup de chaleur, non ?
— Oui, plutôt, dit Jean sans se démonter. Mais ça va maintenant, j'ai bien récupéré.
L'air rassuré, le patron posa la main sur l'une des manettes de sa pompe à bière ultra moderne, et demanda d'un ton toutefois hésitant :
— Je vous sers un demi ?
— Oui, répondit Jean, mais de Lemotte.
Le patron prit tout d'abord un air très surpris, puis avec un grand sourire, déclara :
— Pas de problème, je vous sers ça tout de suite.
Bientôt, Jean se retrouva avec un demi de bière ambrée au col crémeux devant lui.
— Voilà une excellente Lemotte, déclara le patron en lui adressant un magistral clin d'oeil.
Jean porta le verre de bière à ses lèvres, puis en but une gorgée. Il reposa le verre sur le comptoir, et laissa couler doucement la bière dans sa gorge, sous le regard complice du patron.
Non, estima-t-il, cette bière n'avait décidément pas le même goût que celle qu'il avait bue au même endroit, dans la soirée du 12 décembre 1936
.
FIN
Patrick S. VAST - Août 2005
Rendez-vous à l’automne pour votre prochain feuilleton « La gare temporaire »
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09/08/2008
L'affaire Carouge (6ème épisode)
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Jean avait beau regarder encore et encore la photo : cet homme d'une trentaine d'années, vêtu d'une chemise légère indémodable, à la chevelure brune et épaisse, au visage allongé, au nez légèrement aquilin, et à la bouche aux lèvres ourlées... c'était bel et bien lui.
Jean actionna la souris de l'ordinateur afin de faire défiler le texte sous la photo, et lut ce qui était écrit à propos de l'affaire Carouge. Il apprit que ce dernier avait été arrêté suite à l'assassinat de son associé M. Charles Falke, commis de façon particulièrement sauvage le 12 décembre 1936 aux alentours de 22 h. Les soupçons s'étaient portés sur lui, après que l'épouse du défunt eut déclaré que celui-ci devait une somme très importante à son mari. Interrogé par la police, Jean Carouge s'était borné à affirmer qu'il n'avait pas bougé de chez lui le 12 décembre au soir. Célibataire et habitant un appartement situé au 13 rue du magasin à Lille, l'intéressé n'avait pu désigner aucun témoin susceptible de confirmer ses affirmations. Une enquête de voisinage avait toutefois permis d'apprendre que Jean Carouge semblait avoir été absent de chez lui après 21 h le 12 décembre, et une personne avait même affirmé qu'elle l'avait vu regagner son domicile le 13 aux alentours de 11 h du matin. La suite devait s'avérer beaucoup plus fructueuse pour les enquêteurs. En interrogeant M. Buzine, patron de l'estaminet La bonne chope, situé dans la rue Saint-André à Lille, que Jean Carouge avait l'habitude de fréquenter, ces derniers apprirent qu'il s'était rendu dans cette établissement le 12 décembre aux environs de 21 h, avec simplement une chemise sur le dos, en dépit du froid hivernal qui sévissait au dehors. Léopold Verschelde, un client qui se trouvait également à La bonne chope ce soir-là, déclara à la police que Jean Carouge lui était apparu très étrange, comme très préoccupé par quelque chose qui l'accaparait totalement. Il ajouta également qu'il avait remarqué qu'il portait aux pieds de drôles de chaussures, sans pouvoir préciser pour autant en quoi elles présentaient une étrangeté. Le patron de l'estaminet fit la même déclaration à ce sujet, sans apporter davantage d'explications. Mais ce qui confondit réellement le suspect, ce furent les dépositions de Clémentin Leroy, commerçant chapelier, rue de Béthune à Lille, et de son épouse Agathe. Tous deux déclarèrent avoir vu Jean Carouge sortir le 12 décembre vers 22 h, du 3, place Rihour, adresse du siège de la société d'import-export qu'il avait créée avec Charles Falke. Les époux Leroy avaient trouvé Jean Carouge très énervé, et surtout extrêmement fuyant. Clémentin Leroy alla même jusqu'à dire qu'il s'agissait bel et bien d'un assassin fuyant le lieu de son crime. Il tint par ailleurs à rendre hommage à la victime, un homme courageux et admirable, qui s'était plaint plusieurs fois à lui de son associé qu'il soupçonnait de malversations, et de puiser notamment depuis quelques temps dans la caisse de la société. En dépit de ces témoignages accablants, Jean Carouge avait persisté dans ses déclarations, niant être sorti de chez lui le 12 décembre 1936 au soir, sans fournir plus de précisions. Jugé par la cour d'assise du Nord, compte tenu de la teneur particulièrement crapuleuse du crime, et de la sauvagerie avec lequel il avait été exécuté, Jean Carouge fut condamné à la peine de mort le 15 avril 1937 après un procès qui dura une semaine. Il fut guillotiné à la prison de Loos-les-Lille, le 3 juin 1937 à 4 h 30 du matin.
Jean cliqua rapidement sur sortie, afin de ne rien laisser sur l'écran de l'ordinateur de l'affaire Carouge, qu'il aurait bien voulu pouvoir oublier immédiatement. Mais cela n'était plus possible maintenant. Et ce fut à moitié groggy qu'il se dirigea vers la sortie de la médiathèque, entendant à peine l'employée qui lui demandait s'il avait terminé.
Dehors, c'était la fournaise, mais Jean en fut à peine gêné, tant il était perturbé par bien autre chose. Pour lui, il n'y avait plus de doute, il avait réellement voyagé dans le temps la veille, était bien remonté au 12 décembre 1936. Il ne savait par quel moyen cela avait pu se produire, mais ce dont il était certain, c'était qu'à cause de lui, un innocent avait péri sur l'échafaud, un innocent qui s'appelait comme lui et lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Car c'était suite au témoignage du patron et du client du bistrot, et surtout du chapelier et de sa femme, toutes ces personnes que Jean avaient rencontrées le 12 décembre 1936 au soir, que son double des années trente, qui lui était resté à coup sûr bien tranquillement à son domicile, avait pu être accusé formellement et condamné sans appel. S'il était fortement troublé par sa ressemblance parfaite avec le protagoniste de cette abominable affaire, Jean ne l'était pas moins de constater entre autres, qu'il avait trouvé un local pour la société qu'il avait fondée avec Pierre Holmat, à la même adresse que celle du Jean Carouge des années trente et de Charles Falke, et qu'en plus, il était domicilié au 13 rue du Magasin comme son double.
Il était près de midi, et bien que ce ne fût pas l'heure idéale, Jean décida de se rendre dans une maison de retraite où résidait depuis quelques années l’une de ses tantes âgées de 102 ans, qui avait peut-être connu le Jean Carouge guillotiné en 1937.
Les rues de Lille se vidaient de plus en plus. Et pour cause, le ciel était gris de pollution, l'air irrespirable. En repassant à la Grand-Place, Jean put toutefois constater que la température se maintenait toujours à 39,5°. Il dégoulinait de sueur, et les quelques piétons qui devaient à coup sûr rentrer chez eux, marchaient en respirant avec peine. Par miracle, Jean ne se sentait pas trop oppressé. Il se félicitait de ne plus avoir pris aucun médicament depuis la veille, car leurs inévitables effets secondaires n'auraient pu que le desservir en pareil cas. Il se sentait même plutôt mieux après ce sevrage un peu hâtif du fait des événements. Pour l'heure, le seul manque qu'il ressentait, c’était celui d'un bon steack-frites et d'une bonne bière, compte tenu qu'il n'avait pas avalé grand chose depuis ces dernières 24 h.
Il gagna le boulevard Vauban où était située la maison de retraite de sa tante : une immense bâtisse au fond d'un parc parfaitement ombragé par des arbres séculaires.
Depuis la première grande canicule du siècle, en août 2003, des mesures draconiennes avaient été prises dans les maisons de retraite pour éviter le drame de cette année-là. Les systèmes de climatisation étaient sécurisés au maximum, aussi Jean ne fut-il pas étonné de trouver à l'intérieur une fraîcheur qui allait protéger assurément les pensionnaires de la fournaise annoncée.
Une infirmière apprit à Jean que sa tante venait de terminer son repas, et qu'il allait donc pouvoir la rencontrer au salon. Elle lui demanda toutefois de ne pas l'accaparer trop longtemps, car ça allait être l'heure de sa sieste.
Jean promit de rester le moins de temps possible, et on l'installa dans un salon coquet dans un confortable fauteuil. Sa centenaire de tante vint le rejoindre quelques minutes plus tard, dans une robe légère, appropriée à l'incroyable canicule qui s'était abattue et semblait vouloir durer. Elle parut contente de voir Jean, et s'assit sur un canapé qui faisait face au fauteuil après l'avoir chaleureusement embrassé, et s'être moqué de sa tenue plus adaptée à une journée à la plage qu'à une visite dans une maison de retraite.
— Alors, qu'est-ce qui t'amène ? demanda-t-elle.
Jean prit tout d'abord un air embarrassé, puis finalement, se lança :
— Eh bien, je suis venu pour une chose... disons un peu délicate.
— Délicate ? s'étonna la centenaire.
— Oui, délicate, répéta Jean. Je voudrais savoir si tu n'as pas entendu parler dans les années trente d'un homme qui portait le même prénom et le même nom que moi, et qui, je pense, me ressemblait de façon incroyable.
— Ah, mon Dieu ! s'exclama la vieille dame, bien sûr que j'ai entendu parler de Jean Carouge. Je l'ai même bien connu, puisqu'il était le frère de ton arrière grand-père.
— C'était donc un membre de notre famille ?
— Bien sûr, poursuivit la centenaire, même si la famille a préféré l'oublier à cause de cette maudite affaire qui l'a mené à l'échafaud. Je ne pense pas te choquer en évoquant cela, car à mon avis, tu es parfaitement au courant. Et c'est bien pour cela que tu es venu me voir, n'est-ce pas ?
Jean acquiesça, et sa vieille tante soupira :
— Oui, on a voulu l'oublier dans la famille, à tel point que ton père t'a prénommé Jean, sans même savoir que ce prénom avait déjà été porté par un autre Carouge qui avait connu un bien funeste destin.
— Mais comment se fait-il que je lui ressemble autant ? demanda Jean.
Sa tante eut un petit sourire pour expliquer :
— Eh bien, Jean Carouge et ton arrière grand-père étaient de parfaits jumeaux. Impossible de reconnaître l'un de l'autre. Alors, trois générations plus tard, il faut croire que le même phénomène s'est reproduit. Il faut toutefois signaler, que si ton grand-père et ton père ne lui ressemblait pas aussi parfaitement que toi, ils présentaient quand même plus qu'un air de famille.
Un point, et non des moindres, était élucidé pour Jean. Il poursuivit donc :
— J'ai lu un résumé de l'affaire en question, et ce qui m'étonne, c'est que Jean Carouge a déclaré et persisté à déclarer qu'il n'était pas sorti de chez lui malgré les témoignages, le 12 décembre 1936 au soir.
La centenaire prit un air sombre pour répondre :
— Eh bien, ce pauvre Jean souffrait de pertes de mémoire. Oui, disons que son cerveau faiblissait. Alors, il avait probablement oublié ce qu'il avait réellement fait ce soir-là. Il est allé au plus simple en déclarant qu'il n'était pas sorti de chez lui. Mais la preuve qu'il n'allait pas bien, c'est qu'il est parti avec une simple chemise sur le dos et ses babouches aux pieds, alors que l'on était en plein hiver.
— Ses babouches ! s'écria presque Jean.
— Oui, ses babouches, répéta sa tante. Les fameuses chaussures un peu curieuse mentionnées dans les témoignages dont tu as dû prendre connaissance, étaient très probablement une paire de babouches qu'il avait ramenées d'un voyage en Turquie. Évidemment, sortir dans Lille un soir d'hiver avec des babouches aux pieds en 1936, ne pouvait qu'étonner. De nos jours, cela passerait inaperçu. Mais à l'époque, les autorités ne promulguaient pas des lois permettant de se promener nu dans les rues comme c'est paraît-il le cas depuis ce matin. Alors...
Jean eut un petit sourire, et se sentait déculpabilisé.
Ainsi les fameuses chaussures citées par le patron de La bonne chope et son client étaient très certainement des babouches, et non pas ses baskets comme il l'avait d'abord cru. De ce fait, son éventuel voyage dans le passé devenait moins probant.
Une infirmière vint alors chercher sa tante pour la sieste. Jean la remercia pour toute sa patience, et avant de prendre congé, demanda toutefois :
— Et la Lemotte, ça te dit quelque chose ?
— La Lemotte ? fit la vieille femme d'un ton rigolard. C'était une sacrée bière très réputée à Lille dans les années trente. Mais la brasserie qui la fabriquait, a cessé son activité juste au début de la Seconde Guerre mondiale.
Jean salua sa tante sur ces dernières paroles, et quitta la maison de retraite.
Il retrouva le dehors et l'air de plus en plus irrespirable. Il devait rentrer au plus vite chez lui, car la chape de pollution se faisait de plus en plus pesante, et il marchait en transpirant abondamment dans les rues de Lille complètement désertées.
Il n'était qu'au début de la rue du Magasin, quand il vit plusieurs voitures de police garées devant son immeuble. Il comprit aussitôt que la suite des événements n'allaient pas être une partie de plaisir.
Dans le hall de l'immeuble, il y avait des policiers en uniforme qui entouraient un homme petit et râblais en civil, ainsi que la concierge qui parlait avec animation malgré la chaleur accablante.
Lorsqu'elle aperçut Jean qui venait d'entrer dans le hall, elle le désigna du doigt.
Aussitôt, l'homme en civil vint vers lui.
— Monsieur Carouge ? demanda-t-il d'une voix oppressée, sans doute à cause de la chaleur.
Jean acquiesça de la tête.
— Commissaire Morillond, annonça l'homme en civil. Nous vous attendions. J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Votre associé, monsieur Pierre Holmat, a été assassiné cette nuit de plusieurs coups de couteau dans le dos ! C'est un huissier qui s'est présenté ce matin au cybercafé que vous aviez ouvert tous deux, qui l'a découvert vidé de son sang... et bien sûr, mort.
(la suite samedi prochain)
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02/08/2008
L'affaire Carouge (5ème épisode)
— Au mois d'août 2015 ! s'exclama Jean. Nous ne sommes donc pas en 1936, en décembre 1936 ?
L'autre prit un air franchement inquiet.
— Oh, là ! mon gars ! fit-il, il va falloir que tu songes sérieusement à couper le pinard avec de la flotte. Je crois que t'as vraiment trop forcé ces derniers temps. J'ai peur que tu commences à te payer un delirium, comme diraient les docteurs. Tu vas pas tarder à commencer à voir des araignées partout. Fais gaffe, mon gars !
Jean s'aperçut alors qu'à la place de l'énorme chaudière à charbon de la veille, il n'y avait plus qu'un petit cylindre en aluminium.
— Cette saloperie est tombée en panne, à peine que je venais de m'installer pour roupiller, déclara le clochard en montrant l'appareil du doigt. Alors, il a très vite commencé à faire chaud à en crever. Eh oui, depuis, trois nuits, j'avais l'habitude de venir chercher de la fraîcheur ici. Mais voilà, il fallait s'y attendre. Déjà que le système de fermeture de la porte était détraqué à cause de la canicule... d'où qu'il y a moyen d'entrer, alors, pour ce qui est de la clim'... elle n'a pas tenu le coup beaucoup plus longtemps. Va falloir trouver un autre endroit maintenant. Mais pour toi aussi, mon gars ; alors en route, va falloir pour l'instant regagner le métro où il fait assurément plus frais.
Les haillons du clochard étaient trempés de sueur, et Jean avait l'impression de commencer à se liquéfier sur place.
— Bon, on va y aller, dit-il.
Il regarda rapidement autour de lui avant de partir, et se rappela que la veille il avait coincé sous sa tête le manteau que lui avait donné Charles Falke. Celui-ci avait apparemment disparu, mais Jean se dit que le clochard avait dû certainement s'en accaparer et le mettre de côté.
Jean et son compagnon d'infortune sortirent sur le boulevard de la Liberté qui était inondé de soleil. Des piétons passaient en maillot de bain et en bikini. Cela était devenu coutumier ; mais ce qui étonna toutefois Jean, ce fut de croiser soudain une femme d'une trentaine d'années, blonde vaporeuse, ne portant en tout et pour tout, que son attaché-case à la main, ses tongs aux pieds, et une casquette de base-ball sur la tête. Elle marchait d'un pas rapide, l'air préoccupé, arborant ainsi l'allure conventionnelle des femmes d'affaires, et une totale nudité. Il fallait noter que sa peau était parfaitement luisante d'ambre solaire, les rayons du soleil étant particulièrement agressifs.
En voyant l'air ahuri de Jean, le clochard s'esclaffa :
— Pas mal, hein ?
— Heu... oui, fit Jean, mais...
— Ben alors, mon gars ! reprit le clochard d'un air jovial, t'es pas au courant de la dernière ?
— De la dernière ?
Le clochard sortit de la poche de son pantalon mité un minuscule poste de radio qu'il montra à Jean.
— Oui, de la dernière information, précisa-t-il. Je l'ai entendue juste avant de rejoindre l'immeuble où tu roupillais gaiement. Le gouvernement a pondu une loi ou je ne sais quoi d'autres en toute urgence, autorisant tout le monde à se mettre à poil tant que les températures ne seront pas redescendues en dessous de 35 degrés durant la journée. Ça nous promet du plaisir, pas vrai ?
— Sans doute, fit Jean, abasourdi.
— Bon, alors, tu viens avec moi dans le métro ? demanda le clochard.
Jean haussa les épaules.
— Je n'en sais rien, avoua-t-il.
Le clochard prit un air agacé.
— Bon, alors, si tu n'en sais rien, je vais te laisser réfléchir. Allez, salut ! Et bonne chance !
— Merci, répondit impassiblement Jean.
Il attendit quelques instant, puis se remit en marche, le clochard s'étant alors perdu dans la foule qui encombrait maintenant le boulevard de la Liberté, et dans laquelle on trouvait bon nombre de femmes et d'hommes entièrement nus.
Jean avait toujours en mémoire les événements de la veille, mais de baigner ainsi dans une véritable ambiance surréaliste, en atténuait les effets ; et il pouvait se demander s'il n'avait pas rêvé. S'était-il réellement retrouvé en 1936, avait-il été le témoin d'un assassinat ? Tout cela était bien fumeux, tandis qu'un écran géant fixé sur la façade du Royal, un bistrot de la rue de Béthune, affichait 10 h 30 du matin, et 39,5°C.
39,5°C à seulement 10 h 30 du matin ! Autant dire qu'on risquait bien de dépasser les 40°C ce jour-là à Lille.
Arrivé à la Grand-Place, Jean découvrit de plus en plus de gens nus ; mais aussi certains qui avaient fort à faire avec les semelles de leurs tongs qui collaient aux pavés brûlants de la place. On pouvait ainsi les voir soulevant les pieds, en emportant une multitude de fils de caoutchouc et de plastique fondus.
Pour l'instant, Jean n'avait pas de problème avec ses baskets qui avaient eu tant de succès en 1936, et se pressa de rentrer chez lui. Rue Saint-André, il passa devant Le Météor, le bar où il avait compté se rendre la veille. Celui-ci avait le même aspect que d'habitude, et Jean aperçut derrière son comptoir, Francis, le patron qui n'avait pas connu de métamorphose particulière, et servait les quelques clients qui étaient sans nul doute venus chercher un peu de fraîcheur dans son établissement. Il tourna très vite dans la rue du Magasin pour rejoindre son immeuble. Une fois dans le hall de celui-ci, une véritable furie, petit et menue, mais à la voix perçante, lui tomba dessus. C'était Mme Lenoir, la concierge qui aussitôt l'incendia :
— Je ne vous félicite pas, monsieur Carouge ! s'exclama-t-elle. Vous avez laissé votre appartement à des vauriens qui ont fait du tapage toute la nuit !
Jean prit aussitôt un air confus.
— Je suis vraiment désolé, déclara-t-il d'un ton contrit, je n'étais pas là, et...
— Ça je le sais que vous n'étiez pas là, puisque je ne vous ai pas trouvé quand je suis monté pour essayer de faire cesser le vacarme. Par contre, j'ai eu affaire à une espèce de fille affreusement grossière, qui m'a répondu dans des termes que je n'oserais même pas répéter. J'ai ensuite appelé la police ; mais évidemment on m'a dit que tous les services étaient débordés à cause de la canicule, et que l'on faisait passer en priorité les appels concernant les morts dus à la chaleur ou à des bagarres. Je pouvais bien sûr attendre longtemps, d'autant qu'on ne m'a pas caché que le tapage nocturne était devenu pratiquement légal, vu que beaucoup de gens n'arrivaient plus à vivre le jour. Mais enfin, monsieur Carouge, un petit effort quand même !
Jean promit de faire tout ce qui était en son pouvoir, et laissant sur place la concierge, monta jusqu'à son appartement situé au second étage. La porte de l'appartement était grande ouverte, ce qui permettait à un tonitruant solo de guitare électrique, appartenant sans nul doute au leader d'un célèbre groupe de hard-rock du XXème siècle, de se répandre allègrement. Il se précipita dans le séjour, où il trouva outre une petite rousse entièrement nue et écroulée dans un fauteuil, trois grands escogriffes qui se trémoussaient sur le morceau de hard-rock dans leur plus simple appareil.
A la vue de Jean, la petite rousse s'expulsa littéralement du fauteuil et hurla presque :
— Ah, mon vieux Jeannot ! Sois donc le bienvenu chez toi !
Puis à l'intention des trois escogriffes :
— Oh, les gars, baissez un peu la musique, c'est le maître des lieux qui vient d'arriver !
Le maître des lieux contempla d'un air morose son séjour qui avait été passablement saccagé : moquette tâchée et brûlée sans doute par des cigarettes ou autres, murs aspergés de liquides divers, mais aussi gracieusement confiturés.
L'un des grands escogriffes arrêta la micro-chaîne qui elle n'avait subi apparemment aucun dommage, et s'avança vers Jean avec un sourire extasié, pour déclarer :
— On s'est un peu défoncé cette nuit.
— Je vois, fit Jean.
La petite rousse intervint aussitôt.
— Ne t'en fais pas, Jean, je déduirai le montant de la remise en état de ce que tu me dois.
— Top aimable, estima Jean.
— Bon, allez, ne fais pas la gueule, reprit la petite rousse. Et viens donc t'éclater avec nous à la mer. On va à Ostende ; il faut remonter de plus en plus vers le nord. Même sur les plages de Berck ou de Bray-Dunes, ça risque de ne pas être tenable aujourd'hui.
Jean s'imaginait bien, après ce qui s'était passé hier soir, en train de se retrouver soudain entièrement nu sur la plage d'Ostende en 1936. Quel scandale cela risquerait de produire. Mais en fait, il n'y était pas du tout ; il ne produirait pas de scandale, mais risquerait de périr d'hypothermie. Car, s'il se référait toujours à son étrange aventure de la veille, ce serait en plein mois de décembre qu'il se retrouverait sur la plage, avec sans doute pas un chat aux alentours, mais une température en dessous de 0°C. Il en eut la chair de poule.
— Non, non, merci bien, dit-il, je n'ai pas envie d'aller à la plage aujourd'hui.
— Comme tu veux, fit la petite rousse. Mais tu as tort, ça va être invivable à Lille. On annonce plus de 40°C, et si ta clim' tient encore le coup pour l'instant, ça ne va peut-être plus durer longtemps.
— Non, je reste tranquillement ici, confirma Jean.
— Tant pis pour toi, conclut la petite rousse.
Puis elle convia les trois escogriffes à la suivre.
En voyant tout ce beau monde dénudé en partance, Jean hasarda :
— Au fait, que je sache, la nudité totale est admise sur tout le territoire français, mais n'oubliez pas que vous allez en Belgique.
La petite rousse se retourna pour répliquer :
— Tes informations sont incomplètes, mon petit Jean. La commission de Bruxelles a décidé d'étendre l'autorisation à tous les pays de l'Union européenne.
Et cette fois, tout le monde disparut, laissant Jean, seul, ce qui lui était de toute façon pour l'instant absolument nécessaire.
Il se rendit à sa cuisine qui n'avait pas subi de mauvais traitements comme le séjour, et trouva miraculeusement une bouteille de soda glacé dans le frigo. Il ôta le bouchon, porta le goulot à sa bouche, et la vida à moitié d'un trait. Il trouva ensuite un bout de gâteau au fond d'un buffet, qu'il engloutit littéralement, puis but de nouveau un peu de soda. Après cela il se déshabilla, et alla se mettre sous la douche. Bien qu'il n'eût tourné que le bouton d'eau froide, il eut droit à une douche chaude, tant les tuyauteries extérieures étaient chauffées par le soleil. Ensuite, après s'être méticuleusement enduit d'ambre solaire écran total, il enfila une tenue de circonstance : slip de bain et bob sur la tête. Il chaussa ses chères baskets, et fixa autour de sa taille un sac-banane qui lui permit d'emporter de quoi écrire et un peu d'argent.
Il retrouva la concierge vêtue d'une blouse légère qui passait nonchalamment un balais dans le hall, et sortit tandis qu'elle laissait échapper un soupir de consternation.
En repassant devant Le Météor, il se demanda s'il n'allait pas entrer pour se renseigner par exemple sur l'existence de la bière Lemotte. Mais il y renonça finalement ; il avait mieux à faire. Il gagna rapidement le centre-ville. Il n'y avait plus aucun véhicule qui circulait, quoique tout à l'heure le trafic fût déjà plutôt réduit. Il comprit très vite pourquoi. Sur la façade de l'immeuble du quotidien régional La Voix du Nord qui se dressait devant la Grand-Place, était indiqué sur un écran la température stagnant fort heureusement pour l'instant à 39,5°C, et défilait une bande annonce informant que sur ordre de la préfecture, toute circulation de véhicules à moteur était interdite jusqu'à nouvel ordre, qu'un pic de pollution mortel risquait de se produire dans l'après-midi où une température de 42°C était prévue. Il était par ailleurs recommandé de ne se déplacer qu'en extrême nécessité, et un numéro vert était communiqué pour pouvoir appeler des secours en cas d'urgence. L'horloge frontale de l'immeuble indiquait également 11 h 15 ; il restait donc un peu de temps à Jean pour pouvoir s'acquitter de ce qui le tenait particulièrement à coeur, et rentrer vite chez lui se mettre à l'abri de la fournaise annoncée. Bien que l'on commençât à suffoquer sous un ciel d'un bleu profond exempt de nuages, mais percé d'un soleil torride, ce fut d'un pas toutefois pressé que Jean parvint à atteindre la médiathèque municipale, parmi des piétons, nudistes à 95%.
La climatisation de la médiathèque fonctionnait à la perfection, et c'était peut-être pour cela que les employés avaient gardé leur maillot ou leur bikini, mais s'étaient toutefois débarrassés de leurs tongs qui avaient dû terminer leur carrière à l'état de véritables chewing-gums. L'air frais sécha d'un coup toute la transpiration qu'avait accumulée Jean durant sa marche, en le faisant d'ailleurs frissonner. Il ressentit même un léger mal de gorge. Mais il pouvait à ce propos se demander si cela était bien à cause de la climatisation, ou plutôt dû au fait d'avoir été plongé la veille dans une nuit glaciale du mois de décembre 1936.
Tandis qu'il songeait à cela, une employée de la médiathèque en bikini, s'avança vers lui.
— Vous comptez rester ici longtemps, monsieur ? demanda-t-elle.
Surpris, Jean s'enquit :
— Pourquoi, vous allez fermer bientôt ?
— Oui, confirma l'employée, nous devons tous rentrer chez nous d'ici une demi-heure. Vous êtres au courant de l'information à propos du pic de pollution ?
— Heu... oui, vaguement, dit Jean.
L'employée le regarda d'un air sévère, lui reprochant apparemment de n'être que vaguement au courant.
— Il faut s'attendre au pire! dit-elle d'un ton sentencieux.
— Oui, mais je ne vais pas rester longtemps, promit Jean. Je voudrais juste consulter un document judiciaire datant du mois de décembre 1936.
L'employée fronça les sourcils.
— Ah oui, fit-elle, alors venez.
Elle le conduisit à une série d'ordinateurs.
Jean aurait pu se rendre à son cybercafé pour cette consultation. Mais d'une part, il devait y faire une chaleur à mourir ; d'autre part, il ne tenait pas à rencontrer son associé, surtout maintenant qu'il avait à entreprendre une recherche des plus personnelles.
L'employée l'installa à un ordinateur, et après lui avoir demandé son numéro d'adhérent, qu'il connaissait fort heureusement par coeur, elle commença à pianoter sur le clavier de l'appareil.
— Il s'agit de quelle affaire ? demanda bientôt l'employée.
— Heu... l'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, répondit Jean.
— En 1936 ?
— Oui, décembre 1936.
L'employée pianota encore un peu, puis se retira au moment où Jean vit sa photo apparaître sur l'écran de l'ordinateur.
Il se félicita que l'employée ne fût pas restée près de lui, ne seraient-ce que quelques secondes de plus, car on pouvait lire sous la photo :
(la suite samedi prochain)
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26/07/2008
L'affaire Carouge (4ème épisode)
Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.
— Tiens donc, mais c'est monsieur Carouge, fit l'homme d'une voix grave.
— Ah, bonjour... enfin, bonsoir, fit Jean qui demeurait interdit.
— Alors, encore au travail à cette heure ? continua l'autre.
— Heu, oui, fit Jean.
— Ah, que voulez-vous, nous autres commerçants, nous ne bénéficions pas des mesures inconséquentes que l'on réserve aux ouvriers, n'est-ce pas, monsieur Carouge ? Il nous faut travailler jusqu'à des heures impossibles. Et pour quel résultat ?
Puis l'homme se pencha vers Jean, et sur un ton confidentiel, dit :
— Il paraîtrait que votre société ne marcherait plus très fort ? On en parle en ville.
— Heu... c'est à dire, fit Jean, très ennuyé.
L'autre leva sa main gantée en un geste qui voulait signifier qu'il comprenait très bien.
— Ne m'en dites pas plus, fit-il d'ailleurs. Je sais bien que nous autres commerçants, nous trimons souvent à perte. Regardez, ma femme et moi, nous venons juste de quitter notre magasin, alors qu'il est plus de 22 h ! Et nous y étions depuis ce matin 8 h. Vous vous rendez compte des journées que nous faisons ? Et pendant ce temps, l'ouvrier se contente maintenant de ses 40 h, peut-être bientôt 35, et part en congés payés. Tout cela ne pourra durer éternellement, n'est ce pas, monsieur Carouge ? Vous n'êtes pas de mon avis ?
— Si, si, répondit Jean, qui ne voulait surtout pas contrarier un tel personnage.
Il pouvait toutefois noter qu'en cette année 1936, la France comptait pas mal de réactionnaires ; mais surtout, pour l'instant et pour lui même, qu'il était un peu plus de 22 h. Or, il était sorti de chez lui vers 21 h, et cela faisait environ une heure qu'il déambulait dans cette fin de journée du 12 décembre 1936. S'il y avait un décalage certain entre 2015 et 1936 en ce qui concernait le mois et de ce fait surtout la saison, il n'en était pas de même de l'heure. Il ne savait si cela avait une réelle importance, mais il s'en fit toutefois la réflexion.
— Ah, mais je vois qu'il y a encore de la lumière dans le bureau de monsieur Falke ! s'exclama soudain le commerçant en levant la tête, tirant ainsi brusquement Jean de ses pensées.
— Oui, il lui faut terminer un travail, dit Jean, fournissant ainsi à son avis une explication satisfaisante.
— Ah, continua de plus belle l'autre, nous autres commerçants, nous sommes bien les seuls sur qui la France peut encore compter, n'est-ce pas, monsieur Carouge ?
— Sans doute, sans doute, fit Jean.
— Bon, conclut le commerçant, je ne vais pas vous retenir davantage, monsieur Carouge, car je pense que vous avez encore beaucoup à faire avant de vous mettre au lit.
Puis il hocha la tête en signe de salut, et Jean lui souhaita machinalement une bonne nuit, ainsi qu'à la jeune femme qui l'accompagnait, et s'était contentée pendant que son compagnon parlait, de ponctuer tout ce qu'il disait d'un éternel sourire.
Jean regarda le couple s'éloigner dans le brouillard, se félicitant d'avoir enfilé le manteau que lui avait amené Charles Falke peu de temps avant de se faire poignarder, et estimant avoir eu de la chance que le commerçant réactionnaire, ou son épouse, n'ait pas eut l'idée de regarder ses pieds.
Cette rencontre surprenante, avait eu pour effet de faire oublier momentanément à Jean l'horrible meurtre de Charles Falke. Maintenant il pouvait y repenser, et se sentit envahi d'une terrible angoisse. Son associé à qui il devait une somme importante d'argent venait d'être tué, et lui, Jean, errait dans ce 12 décembre 1936, sans comprendre ce qu'il y faisait, sans savoir comment il y était arrivé, et de quelle manière il pourrait en repartir.
Mais il dut se rendre très vite à l'évidence que tout cela était aussi fou qu'absurde. Lui, Jean Carouge, était né le 3 février 1980 ; il avait donc 35 ans, aujourd'hui 8 août 2015. Il ne pouvait avoir vécu en 1936, soit 44 ans avant sa naissance. Mais alors, dans ces années-là, il avait existé un autre Jean Carouge qui était son parfait sosie, et auquel il était arrivé très certainement une fâcheuse aventure. Il fallait que Jean retrouve son double ; qu'il lui explique ce qui s'était produit tout à l'heure. Mais comment l'autre réagira-t-il ? Comment pourra-t-il seulement accepter que l'homme lui ressemblant à la perfection qui lui apprend le meurtre de son associé dont il a été témoin, arrive de l'année 2015 ?
Jean avait le cerveau qui commençait à bouillir, et se mit machinalement à marcher dans le brouillard glacé, en espérant ne pas faire de nouvelles rencontres ; hormis, bien sûr, le Jean Carouge de 1936.
Il arriva bientôt dans la rue de Béthune, qui n'était pas encore piétonnière comme en 2015, et où quelques Tractions Citroën ou autres Renaults Juva 4 passaient à très faible allure. De temps en temps, il croisait également sur le trottoir un passant qui frissonnait ou claquait même des dents.
Il se demandait si en demeurant un naufragé du temps, il n'allait pas devenir tout simplement clochard : SDF comme on disait en 2015. Et pendant ce temps, le Jean Carouge de 1936 croupirait peut-être en prison, accusé du meurtre de son associé Charles Falke, à qui il devait rembourser sa dette au plus vite.
Pour Jean, cela devint primordial : il fallait qu'il retrouve au plus vite son double de 1936 ; à eux deux, ils avaient plus de chances de s'en sortir.
Mais pour l'instant, il se sentit à la fois gagné par de terribles frissons et une incroyable fatigue, tandis qu'il venait d'atteindre le boulevard de la Liberté. Son état d'anesthésie de tout à l'heure était oublié, et son corps enregistrait bien maintenant les effets de la température ambiante. Il lui fallait absolument se mettre à l'abri du brouillard glacial qui avait littéralement prit possession de Lille ce 12 décembre 1936 au soir.
Il poussa au hasard la porte d'un immeuble, et se dirigea vers le fond du hall éclairé par une veilleuse. Un incroyable ronronnement attira alors son attention. Il le localisa très vite, derrière une petite porte sous laquelle passait de la lumière. Il tourna la poignée de la porte ; et à sa grande joie, celle-ci s'ouvrit sur une énorme chaudière à charbon qui dégageait une chaleur exquise.
Jean entra dans la pièce en en refermant la porte. Celle-ci était plutôt exiguë, mais il n'en avait cure. Il ôta son manteau qu'il roula en boule, puis il s'installa à même le sol, se couchant sur le côté, le manteau en guise d'oreiller, et en tenant ses bras croisés contre son corps. Très vite, malgré la lumière, l'inconfort de sa couche et le bruit le la chaudière, il s'endormit, le corps et l'esprit apaisés.
Jean se sentit soudain secoué, tandis qu'on lui criait dans les oreilles :
— Oh, là ! mon gars ! faut te réveiller, sinon tu vas fondre !
Il sursauta.
— Hein, quoi ? fit-il.
Il s'aperçut alors qu'il était assis sur un sol carrelé, et qu'il dégoulinait de sueur. Sa chemise et son pantalon lui collait horriblement à la peau ; il se sentait incroyablement poisseux.
Accroupi en face de lui, il y avait un individu en haillons, aux cheveux hirsutes et pas rasé, qui lui répéta en lui envoyant dans le nez son haleine putride :
— Ben oui, mon gars, tu vas fondre, si tu restes ici. Dehors, il fait déjà au moins 40 degrés. Je ne dois pas me tromper de beaucoup.
— Mais... mais.. qu'est-ce que je fais ici ? bredouilla Jean.
L'autre se mit à rire.
— Oh, là ! mon gars ! À mon avis que t'as dû drôlement picolé hier soir. Remarque, ça se comprend avec la chaleur qu'il fait en ce moment, on a tendance à descendre les litres plus vite que d'habitude. J'en sais quelque chose. Mais n'empêche, hier soir, tu devais en tenir une bonne, pour ne plus te souvenir que tu as atterri ici. Remarque, quand je suis débarqué, tu ronflais comme un bon. J'ai tout de suite pensé que t'avais dû faire une sacrée java ! Oui, pour sûr.
Les événements de la veille revinrent aussitôt à l'esprit de Jean, qui se mit debout le plus rapidement qu'il le put, tout son corps étant horriblement endolori.
L'autre se redressa également, et Jean lui demanda :
— Mais, on est quand, aujourd'hui ?
— On est quand ? s'étonna l'autre.
— Oui, insista Jean, quelle date, quel mois, quelle époque ?
L'autre le regarda tout d'abord éberlué, puis répondit :
— Eh bien, pour tout dire, je ne m'occupe plus trop de ces choses-là depuis tout le temps que je vis dans la rue, mais à mon avis, on doit être quand même au mois d'août... oui, c'est cela, au mois d'août 2015...
(la suite samedi prochain)
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19/07/2008
L'affaire Carouge (3ème épisode)
Voir le premier et le deuxième épisode dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.
Sans attendre, il ouvrit la porte, et arriva dans une sorte d'entrée éclairée, où avaient été disposées quelques chaises. L'agencement n'était plus le même en 2015 ; mais si des travaux avaient dû être entrepris entre 1936 et cette époque, les effet du temps avaient de nouveau fait leur oeuvre quand Jean avait découvert ces locaux quelques mois plus tôt, car ils avaient alors sérieusement besoin d'être rénovés.
Sur la droite, il y avait une pièce dont la porte était ouverte, et de celle-ci, surgit soudain une voix qui demanda d'un ton ferme et antipathique :
— Qui est là ?
Jean s'avança vers la pièce, et vit bientôt un homme d'aspect chétif, aux cheveux clairsemés et aux besicles posées sur le nez, qui s'exclama de derrière un bureau encombré de feuilles de papier :
— Ah, Jean, tu tombes bien ! Approche donc !
Jean s'exécuta, et s'approcha de celui qui devait être à coup sûr Charles Falke, et qui fit soudain des yeux tout ronds.
— Mais... mais, mon pauvre Jean, s'emporta-t-il, je savais que tu n'étais pas très bien en ce moment, mais quand même ! Tu as vu comment tu es sorti ? Alors qu'il gèle dehors !
Jean remarqua que l'autre avait gardé son manteau malgré un petit poêle à charbon qui ronronnait dans un coin de la pièce. Pour sa part, il était maintenant plongé dans une sorte d'anesthésie physique, et ne pouvait plus dire qu'il ressentait le froid.
Puis, fixant les chaussures de Jean, Charles Falke s'écria :
— Mais, ma parole, où as-tu donc déniché des chaussures pareilles ?!
Pour la première fois, Jean prit conscience que ses baskets étaient totalement anachroniques en cette année 1936, et se rappela l'attitude du patron et du client du bistrot tout à l'heure, quand ils s'étaient attardés sur ses pieds. Sa chemise et son pantalon, d'aspect relativement rétro, pouvaient subir le décalage temporel, mais nullement sa paire de baskets à la dernière mode 2015.
— Tu as obtenu un filon avec un exportateur étranger pour ce nouveau modèle de chaussures ? poursuivit l'autre. Dans ce cas, il faut me le dire, Jean ; il ne faut rien me cacher. Tu sais que rien ne sera inutile pour tenter de sauver notre société qui est au bord de la faillite. On peut considérer que les huissiers sont à notre porte, Jean. Tu le sais, n'est-ce pas ?
— Oui, soupira, Jean qui se projetait alors mentalement en 2015, où les huissiers allaient sans aucun doute saisir tout le matériel du cybercafé.
— Alors, c'est un nouveau modèle ? insista l'autre.
— Non, non, soupira de plus belle Jean. Il ne s'agit pas du tout de cela.
— Ah bon, fit l'autre, d'un air dubitatif. En tout cas, il faut que je te parle de quelque chose de très important et de très urgent.
Jean tressaillit, car il avait entendu les mêmes paroles deux mois plus tôt, dans la bouche de Pierre Holmat, son associé du cybercafé.
— Oui, je t'écoute, avait-il dit à l'époque.
L'autre se racla la gorge, toussota et lâcha :
— Bon, voilà, Jean, il faut que tu me rembourses l'argent que je t'avais avancé, afin de monter notre société. Tu sais que c'est de l'argent qui appartient à mon épouse, et hier soir, elle m'a fait une véritable scène pour que je le récupère, disons... dans deux jours au plus tard.
Jean ne dit rien, c'était à peu de choses près ce que son associé de 2015 lui avait annoncé début juin.
Comme il restait impassible, Charles Falke s'exclama :
— Eh bien, tu n'as rien à dire à cela !
— Non, fit tranquillement Jean. Enfin, si, une chose quand même : combien je dois rembourser ?
Il ne savait trop pourquoi il avait demandé cela ; peut-être pour faire une comparaison avec les deux situations distantes de 79 ans.
Charles Falke avait l'air très gêné.
— Eh bien, dit-il, tu sais parfaitement, Jean, que c'est une somme assez importante. D'autant qu'il faut y rajouter le montant des dettes que nous avons contractées récemment, et pour lesquelles nous pourrions aller droit en prison. Eh oui, dans certains cas, on pratique encore la contrainte par corps !
— Je dois m'acquitter des dettes ? dit Jean, poussant ainsi un peu plus loin sa curiosité.
L'autre se mit aussitôt sur la défensive.
— Oh, mais sache que moi aussi je participe à cela !
— Je n'en doute pas, poursuivit Jean, mais cela ne m'indique pas combien je dois.
Toujours très mal à l'aise, l'autre dit :
— Écoute, vas donc dans ton bureau. Tu y trouveras le dossier concernant cette affaire.
En 2015, le bureau de Jean se trouvait à côté de celui de son associé. Il alla donc tourner la poignée de la porte en question. Apparemment, celle-ci était fermée à clé ; mais ayant entendu le bruit de la clenche qui avait émis un grincement lorsque Jean l'avait tournée, Charles Falke surgit hors de son bureau et s'exclama :
— Mais, Jean, ça ne va vraiment pas ! Pourquoi veux-tu entrer dans le bureau de mademoiselle Lelièvre ? En plus, tu sais très bien que furieuse qu'on l'ait congédiée, puisque nous ne pouvions plus la payer, elle est partie en emportant la clé. Cette porte est désormais condamnée.
— C'est vrai, tu as raison, fit Jean. C'est à dire que cette histoire de remboursement me perturbe terriblement, et...
Puis, voyant que son associé ne savait pas vers où se diriger, Charles Falke s'exclama encore :
— Mais voyons, Jean, ton bureau, c'est celui juste à côté de chez mademoiselle Lelièvre !
— Merci de me le rappeler, tenta de plaisanter Jean.
Puis il ouvrit la bonne porte, content de ne pas avoir besoin d'une clé qu'il aurait bien été incapable de produire.
Il alluma la pièce, et découvrit son bureau : une pièce pas très grande, meublée d'une vieille armoire métallique, ainsi que d'une table derrière laquelle était placée une simple chaise, et juste à côté, une patère.
Jean s'approcha de la table, et vit que l'on avait posé un épais dossier dessus
Il s'assit sur la chaise, et commença à consulter le dossier. Celui-ci présentait sur plusieurs pages un tas de chiffres auxquels Jean ne comprenait rien. Il essayait de trouver la fameuse somme à rembourser dont lui avait parlé son associé des années trente depuis cinq bonnes minutes, quand celui apparut dans l'embrasure de la porte qu'il n'avait pas pris la peine de refermer.
À son grand étonnement, Jean vit qu'il tenait un manteau plié sur le bras.
— J'ai téléphoné à ma femme, dit Charles Falke, pour essayer de la convaincre d'être un peu patiente. Crois-moi, j'ai plaidé ta cause, lui expliquant que tu n'avais pas l'air en forme, qu'il fallait te ménager. Mais rien à faire, elle veut récupérer son argent.
Jean se contenta d'un vague hochement de tête, et l'autre poursuivit :
— Je sais bien que trois millions représentent une somme importante, Jean... mais essaie de faire un effort pour les trouver. Tu connais bien Emma, Jean, tu sais comme elle est...
Non, Jean ne connaissais pas Emma, de même qu'il ne pouvait estimer si les trois millions dont il devait s'acquitter dans un avenir très proche, représentaient pour 1936 une somme aussi importante que les 50 000 Euros que lui avait réclamés sans cesse Pierre Holmat, au point de le conduire à la dépression.
— Bon, je vais essayer de me débrouiller, dit-il machinalement à Charles Falke.
L'autre parut satisfait, puis il ôta le manteau de son bras, et le tenant par le col qui était agrémenté de fausse fourrure, le tendit à Jean en s'approchant de lui.
— Tiens, dit-il, j'ai ce vieux manteau qui pourra t'aider à rentrer chez toi sans périr en route de pneumonie.
Jean accepta le vêtement, et avec un sourire jaune, l'autre sortit de son bureau en refermant la porte derrière lui.
Jean se leva et enfila le manteau, car il commençait maintenant à sentir les effets d'un froid humide qui se dégageait des murs écaillés de la pièce. Il n'avait pas droit à un poêle, lui, contrairement à Charles Falke qui s'était octroyé ce petit confort. Jean put se rappeler avec un relatif amusement qu'il en était de même pour Pierre Holmat, qui avait fait aménager la partie des locaux de leur société lui étant destinée de façon tout à fait satisfaisante, alors que pour Jean, tout était resté relativement sommaire. Décidément, le temps avait beau passer, certains faits demeuraient.
Jean se rassit et se mit à réfléchir. La situation était à la fois incroyable et effrayante. Il se retrouvait en 1936, prisonnier d'un passé qui ressemblait étonnamment à son présent qu'il avait quitté peu de temps auparavant. Allait-il rester dans se passé ? Reverrait-il un jour l'année 2015 ? Quelle situation était-elle la meilleure ou la pire pour lui ? Ses déboires avec Pierre Holmat et ses parents, ou ceux avec Charles Falke et son épouse ? Si lui, Jean Carouge, était apparemment un seul et unique personnage en 1936 et en 2015, il en était tout autrement de Pierre Holmat et de Charles Falke. L'un était grand, athlétique, doté d'une chevelure abondante et d'un oeil de lynx ; et l'autre petit, frêle, quasiment chauve et binoclard. Mais il était vrai qu'il possédait quand même quelque chose en commun malgré les 79 années qui les séparaient : ils lui pourrissaient tous deux la vie. Enfin, Jean en vint à se demander également, s'il était préférable pour lui d'affronter le glacial mois de décembre 1936, où de retrouver la canicule insupportable du mois d'août 2015, avec peut-être comme le prédisait certains prophètes alarmiste, la fin des temps à la clé. En demeurant en 1936... mais là, Jean s'arrêta de gamberger, car il lui vint soudain à l'esprit que dans moins de trois ans, une horrible guerre mondiale allait commencer, et parce qu'en plus il entendit un énorme vacarme malgré la porte fermée.
Il se leva, et se dépêcha de sortir de son bureau. Ce fut alors qu'il vit un individu filiforme, vêtu d'un costume à carreaux noirs et blancs, et coiffé d'une casquette assortie, qui sortait précipitamment du bureau de Charles Falke. L'individu s'arrêta soudain, et fixa Jean. Celui ci put détailler son visage : émacié, pâle, avec une petite moustache en accent circonflexe qui s'insinuait entre un nez fin et long, et une bouche aux lèvres minces. L'individu était d'une telle maigreur, qu'il semblait très grand. Jean vit briller dans son oeil noir l'étincelle de l'interrogation. À cet instant, l'individu se demandait ce qu'il allait faire de Jean, et comme il tenait à la main un couteau à la lame effilée et ensanglantée, l'intéressé crut qu'il allait défaillir. Cela dura peut-être une seconde ou deux pendant lesquelles de la sueur froide perla dans son dos, et en un éclair, l'individu prit la fuite, laissant Jean soufflant à qui mieux mieux.
Celui-ci, lorsqu'il fut un peu remis de ses émotions, se précipita dans le bureau de Charles Falke. Comme il s'y attendait, la pièce était en grand désordre, et Charles Falke était par terre près de son bureau, couché sur le côté, le dos maculé de sang. Jean s'accroupit à côté de lui, et regardant son visage qui reposait sur une épaisse carpette, il comprit en voyant les deux yeux vitreux qui ne regardaient plus nulle part, qu'il n'y avait plus rien à faire. Charles Falke était bien mort, sauvagement poignardé par l'individu que Jean avait vu et qui avait bien failli lui réserver le même sort qu'à son associé.
Alors, pour Jean, il devint aussitôt évident qu'il lui fallait fuir au plus vite cet endroit ; ce qu'il fit.
(la suite samedi prochain)
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12/07/2008
L'affaire Carouge (2ème épisode)
Voir le premier épisode dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.
Jean se demandait s'il n'était pas victime d'une plaisanterie. Il se rappela alors une émission de la télévision française de ses débuts, qu'il avait vue lors d'une soirée consacrée à l'audiovisuel de jadis, où l'on avait joué un bien mauvais tour à une jeune femme en transformant complètement le lieu de son travail. On l'avait ensuite filmée arrivant le matin, ne comprenant pas du tout ce qui lui arrivait, et cédant très vite à une légitime panique. La télévision du XXIème siècle avait-elle décidé de puiser dans les vieilles idées du siècle passé ? L'avait-on choisi pour être en quelque sorte la vedette d'un remake d'une émission datant d'au moins soixante ans, et qui s'appelait « la caméra invisible » ou quelque chose du même genre ? Si Jean ne s'étonnait pas que l'on ait pu reconstituer le décor d'un café des années 1930, par contre il se demandait par quels moyens techniques on avait pu créer de toute pièce en pleine canicule, une nuit d'hiver brumeuse et glaciale, au point de réussir à le faire claquer des dents.
La porte du bistrot s'ouvrit d'un coup, et entra un homme d'une soixantaine d'années, vêtu d'un chaud manteau et portant un chapeau. Il l'ôta aussitôt, découvrant un crâne presque entièrement chauve.
— Brrr ! quel froid de canard ! s'exclama-t-il.
Puis, en regardant Jean, il prit un air étonné et déclara :
— Eh bien, monsieur, je vois que vous n'êtes pas frileux. Vous êtes habillé comme en été. Et un été chaud, en plus ! Alors que nous sommes en plein mois de décembre, et que nous allons connaître sans aucun doute un hiver très rude.
Puis, comme tout à l'heure l'homme à la moustache en tablier de sapeur, il scruta Jean des pieds à la tête, étant tout particulièrement intéressé par ses chaussures.
Jean ne savait que répondre ; mais l'homme à la moustache en tablier de sapeur remonta à ce moment-là de ce qui devait être sa cave, lui évitant ainsi d'essayer de se justifier.
— Bon, le nouveau fût est percé, annonça-t-il.
Puis, voyant l'autre client, il s'exclama :
— Eh bien, monsieur Verschelde, vous voilà dehors par ce temps !
— Que voulez-vous, fit l'autre, ce n'est pas facile d'être veuf, je m'ennuie terriblement chez moi.
L'homme à la moustache en tablier de sapeur hocha la tête en disant :
— En tout cas, c'est gentil de venir nous rendre une petite visite.
Jean songea que c'était plutôt à lui qu'il fallait dire cela ; à lui qui arrivait de l'année 2015 pour passer un moment en 1936. Il se demandait quand les membres de l'émission dont il était la vedette involontaire allaient se décider à sortir, mettant ainsi fin à cette farce qui commençait quand même à le mettre très mal à l'aise. Mais rien ne se passait, et le dénommé Verschelde lança soudain :
— Servez-moi donc une Lemotte, patron, s'il vous plaît.
— Je sers d'abord, monsieur Carouge, fit l'homme à la moustache en tablier de sapeur, et je suis à vous, monsieurVerschelde.
Il s'exécuta, tirant le demi de Lemotte de Jean, puis aussitôt après celui de M. Verschelde.
Celui-ci, dit alors à l’homme qui était à coup sûr le patron :
— Vous avez vu ce qui s'est passé en Angleterre ?
Le patron haussa les épaules pour dire :
— Oh, vous savez bien, monsieur Verschelde, que je ne m'occupe pas de politique. C'est un principe que j'ai, et que devrait d'ailleurs avoir tout commerçant. S'occuper de politique quand on tient un commerce, c'est le meilleur moyen de perdre de la clientèle, puisqu'on n'a pas tous les mêmes idées.
M. Verschelde hocha la tête.
— Peut-être, fit-il, mais en tout cas, cette abdication d'Edouard VIII risque de porter un coup fatal à la monarchie britannique ! D'ici que la Grande-Bretagne devienne une république et tombe aussi bas que nous...
Puis se tournant manifestement vers Jean, Verschelde s'emporta :
— Avez-vous vu, monsieur, vers quelle décadence Léon Blum et son Front populaire entraînent la France ? Des congés payés, la semaine de 40 h ! De quoi déconsidérer le travail, et faire perdre à notre peuple le goût de l'effort. Et pendant ce temps, le chancelier Hitler, là-bas, dans cette Allemagne qu'il redresse d'une main de fer, attend le moment propice pour régler ses comptes ! Car il les réglera ses comptes, croyez-moi !
M. Verschelde avait le visage tout rond, et ses yeux qui venaient de s'enflammer tandis qu'il laissait libre cours à ses états d'âme politiques, donnaient à ce visage un aspect comique. Mais l'homme se voulait résolument sérieux, et continua :
— Celui qui a raison, c'est Charles Mauras ! Il faut une restauration monarchique ! Que la France redevienne une nation courageuse, pleine d'abnégation, et que le peuple soit prêt à tous les sacrifices, pour sa patrie, et pour son roi. Et bien sûr, il faut réhabiliter le travail, en supprimant les congés payés qui n'auraient jamais dû être inventés, et en demandant à chacun de faire don de cinquante petites heures de travail par semaine au minimum, afin que notre belle nation ne disparaisse pas corps et âme ! Vous n'êtes pas de mon avis, monsieur Ca...
— Carouge, précisa Jean.
— Oui, monsieur Carouge, vous n'êtes pas de mon avis ?
Jean ne pensait plus maintenant à une émission de télévision. Il doutait que les producteurs soient dotés d'une telle imagination. Alors, que se passait-il vraiment ? Était-il réellement passé du 8 août 2015 au 12 décembre 1936 ? Avait-il remonté le temps de 79 ans ?!
— Laissez donc monsieur Carouge tranquille avec toutes ces histoires, monsieur Verschelde, dit soudain le patron du bistrot, soulageant ainsi fortement Jean.
L'autre prit un air contrarié, mais n'insista pas, et trempa ses lèvres dans son verre de Lemotte.
Jean fit de même, et songea à ce moment-là qu'il allait devoir payer sa consommation. Il avait un billet de 10 €uros en poche. Comment allait réagir le patron du bistrot quand il le sortirait ? Peut-être passerait-il outre ? Et dans ce cas Jean pourrait de nouveau songer à la fameuse émission de télévision à laquelle il avait tout d'abord pensé.
Mais le problème se trouva réglé d'un coup quand le patron déclara :
— J'ajoute la Lemotte de ce soir à votre compte, monsieur Carouge.
Puis se tournant vers le monarchiste :
— Je l'ajoute au vôtre aussi, monsieurVerschelde.
L'intéressé acquiesça de la tête, et Jean vit le patron sortir d'un tiroir un petit carnet dans lequel il commença à griffonner.
Décidément, les choses devenaient de plus en plus étonnantes. Voilà que maintenant, il possédait un compte dans ce bistrot qui semblait surgi du passé, tel un vaisseau fantôme.
Jean se dépêcha de vider sa Lemotte, dont le goût n'était d'ailleurs pas désagréable pour une marque de bière qui lui était totalement inconnue, tandis que M. Verschelde s'était accaparé de l'Echo Lillois, et qu'il se laissait de nouveau aller à de nombreux commentaires à propos de l'abdication du roi Edouard VIII, le 11 décembre 1936.
Jean reposa son verre sur le comptoir, puis après avoir salué le patron, M. Verschelde et la vieille femme qui l'ignora complètement, il sortit.
Une fois dehors, il se remit à grelotter. Il y avait toujours autant de brouillard, que de pâles lampadaires atténuaient par endroits.
Il aurait pu tenter de rentrer chez lui, mais toujours attiré par une force mystérieuse, il continua. Il remonta la rue Saint-André, puis marchant toujours dans cette nuit glaciale de décembre, il arriva à la place du Théâtre. La carcasse sombre du théâtre municipal s'insinuait dans un magma brumeux, et les lumières filtrées des lampadaires environnants, donnaient à l'endroit un aspect sinistre.
Jean s'immobilisa d'un coup quand il vit surgir du coton glacial de la brume, une sorte de véhicule fortement éclairé. Il réalisa très vite qu'il s'agissait en fait d'un tramway, transportant quelques personnes qui devaient être pressées de rentrer se mettre au chaud. Il continua comme si de rien n'était son chemin, persuadé maintenant qu'il n'était pas dans une émission de télévision. Il n'en ressentait que plus d'inquiétude, craignant au plus haut point, d'être plongé dans une réalité qui n'appartenait plus qu'à lui ; celle que son cerveau perturbé avait tissé à son insu.
Il arriva ainsi à la place Rihour. Le brouillard l'empêchait de s'assurer que l'arc de triomphe se trouvait bien à son emplacement. Mais celui-ci avait dû être érigé après la Seconde Guerre mondiale ; il aurait donc été étonnant qu'il fût visible en 1936. Jean passa donc outre cela, et se dirigea vers un immeuble qu'il connaissait bien.
Il s'arrêta bientôt devant, et ne put que constater qu'il n'avait pas l'aspect qui était le sien en 2015, le local d'un cybercafé occupant le rez-de-chaussée à cette époque-là. Cela lui parut somme toute normal ; il commençait à accepter ce qui lui arrivait. Il poussa la porte d'entrée de l'immeuble dont la façade sombre était comme enrobée de brume, et se retrouva dans un couloir totalement obscur. À tâtons, il chercha un commutateur qui lui permettrait d'éclairer les lieux. Il y parvint au bout d'un instant, faisant jaillir dans ce qui était une entrée aux murs décrépis et empestant le moisi, une lumière pisseuse. Il monta tout doucement les marches d'un escalier qui craquèrent sinistrement sous ses pas, et arriva ainsi au second étage, où il s'arrêta devant une porte sur laquelle avait été scellée une plaque indiquant :
Import-Export
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