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02/08/2008

L'affaire Carouge (5ème épisode)

Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.

— Au mois d'août 2015 ! s'exclama Jean. Nous ne sommes donc pas en 1936, en décembre 1936 ?
L'autre prit un air franchement inquiet.
— Oh, là ! mon gars ! fit-il, il va falloir que tu songes sérieusement à couper le pinard avec de la flotte. Je crois que t'as vraiment trop forcé ces derniers temps. J'ai peur que tu commences à te payer un delirium, comme diraient les docteurs. Tu vas pas tarder à commencer à voir des araignées partout. Fais gaffe, mon gars !
Jean s'aperçut alors qu'à la place de l'énorme chaudière à charbon de la veille, il n'y avait plus qu'un petit cylindre en aluminium.
— Cette saloperie est tombée en panne, à peine que je venais de m'installer pour roupiller, déclara le clochard en montrant l'appareil du doigt. Alors, il a très vite commencé à faire chaud à en crever. Eh oui, depuis, trois nuits, j'avais l'habitude de venir chercher de la fraîcheur ici. Mais voilà, il fallait s'y attendre. Déjà que le système de fermeture de la porte était détraqué à cause de la canicule... d'où qu'il y a moyen d'entrer, alors, pour ce qui est de la clim'... elle n'a pas tenu le coup beaucoup plus longtemps. Va falloir trouver un autre endroit maintenant. Mais pour toi aussi, mon gars ; alors en route, va falloir pour l'instant regagner le métro où il fait assurément plus frais.
Les haillons du clochard étaient trempés de sueur, et Jean avait l'impression de commencer à se liquéfier sur place.
— Bon, on va y aller, dit-il.
Il regarda rapidement autour de lui avant de partir, et se rappela que la veille il avait coincé sous sa tête le manteau que lui avait donné Charles Falke. Celui-ci avait apparemment disparu, mais Jean se dit que le clochard avait dû certainement s'en accaparer et le mettre de côté.
Jean et son compagnon d'infortune sortirent sur le boulevard de la Liberté qui était inondé de soleil. Des piétons passaient en maillot de bain et en bikini. Cela était devenu coutumier ; mais ce qui étonna toutefois Jean, ce fut de croiser soudain une femme d'une trentaine d'années, blonde vaporeuse, ne portant en tout et pour tout, que son attaché-case à la main, ses tongs aux pieds, et une casquette de base-ball sur la tête. Elle marchait d'un pas rapide, l'air préoccupé, arborant ainsi l'allure conventionnelle des femmes d'affaires, et une totale nudité. Il fallait noter que sa peau était parfaitement luisante d'ambre solaire, les rayons du soleil étant particulièrement agressifs.
En voyant l'air ahuri de Jean, le clochard s'esclaffa :
— Pas mal, hein ?
— Heu... oui, fit Jean, mais...
— Ben alors, mon gars ! reprit le clochard d'un air jovial, t'es pas au courant de la dernière ?
— De la dernière ?
Le clochard sortit de la poche de son pantalon mité un minuscule poste de radio qu'il montra à Jean.
— Oui, de la dernière information, précisa-t-il. Je l'ai entendue juste avant de rejoindre l'immeuble où tu roupillais gaiement. Le gouvernement a pondu une loi ou je ne sais quoi d'autres en toute urgence, autorisant tout le monde à se mettre à poil tant que les températures ne seront pas redescendues en dessous de 35 degrés durant la journée. Ça nous promet du plaisir, pas vrai ?
— Sans doute, fit Jean, abasourdi.
— Bon, alors, tu viens avec moi dans le métro ? demanda le clochard.
Jean haussa les épaules.
— Je n'en sais rien, avoua-t-il.
Le clochard prit un air agacé.
— Bon, alors, si tu n'en sais rien, je vais te laisser réfléchir. Allez, salut ! Et bonne chance !
— Merci, répondit impassiblement Jean.
Il attendit quelques instant, puis se remit en marche, le clochard s'étant alors perdu dans la foule qui encombrait maintenant le boulevard de la Liberté, et dans laquelle on trouvait bon nombre de femmes et d'hommes entièrement nus.
Jean avait toujours en mémoire les événements de la veille, mais de baigner ainsi dans une véritable ambiance surréaliste, en atténuait les effets ; et il pouvait se demander s'il n'avait pas rêvé. S'était-il réellement retrouvé en 1936, avait-il été le témoin d'un assassinat ? Tout cela était bien fumeux, tandis qu'un écran géant fixé sur la façade du Royal, un bistrot de la rue de Béthune, affichait 10 h 30 du matin, et 39,5°C.
39,5°C à seulement 10 h 30 du matin ! Autant dire qu'on risquait bien de dépasser les 40°C ce jour-là à Lille.
Arrivé à la Grand-Place, Jean découvrit de plus en plus de gens nus ; mais aussi certains qui avaient fort à faire avec les semelles de leurs tongs qui collaient aux pavés brûlants de la place. On pouvait ainsi les voir soulevant les pieds, en emportant une multitude de fils de caoutchouc et de plastique fondus.
Pour l'instant, Jean n'avait pas de problème avec ses baskets qui avaient eu tant de succès en 1936, et se pressa de rentrer chez lui. Rue Saint-André, il passa devant Le Météor, le bar où il avait compté se rendre la veille. Celui-ci avait le même aspect que d'habitude, et Jean aperçut derrière son comptoir, Francis, le patron qui n'avait pas connu de métamorphose particulière, et servait les quelques clients qui étaient sans nul doute venus chercher un peu de fraîcheur dans son établissement. Il tourna très vite dans la rue du Magasin pour rejoindre son immeuble. Une fois dans le hall de celui-ci, une véritable furie, petit et menue, mais à la voix perçante, lui tomba dessus. C'était Mme Lenoir, la concierge qui aussitôt l'incendia :
— Je ne vous félicite pas, monsieur Carouge ! s'exclama-t-elle. Vous avez laissé votre appartement à des vauriens qui ont fait du tapage toute la nuit !
Jean prit aussitôt un air confus.
— Je suis vraiment désolé, déclara-t-il d'un ton contrit, je n'étais pas là, et...
— Ça je le sais que vous n'étiez pas là, puisque je ne vous ai pas trouvé quand je suis monté pour essayer de faire cesser le vacarme. Par contre, j'ai eu affaire à une espèce de fille affreusement grossière, qui m'a répondu dans des termes que je n'oserais même pas répéter. J'ai ensuite appelé la police ; mais évidemment on m'a dit que tous les services étaient débordés à cause de la canicule, et que l'on faisait passer en priorité les appels concernant les morts dus à la chaleur ou à des bagarres. Je pouvais bien sûr attendre longtemps, d'autant qu'on ne m'a pas caché que le tapage nocturne était devenu pratiquement légal, vu que beaucoup de gens n'arrivaient plus à vivre le jour. Mais enfin, monsieur Carouge, un petit effort quand même !
Jean promit de faire tout ce qui était en son pouvoir, et laissant sur place la concierge, monta jusqu'à son appartement situé au second étage. La porte de l'appartement était grande ouverte, ce qui permettait à un tonitruant solo de guitare électrique, appartenant sans nul doute au leader d'un célèbre groupe de hard-rock du XXème siècle, de se répandre allègrement. Il se précipita dans le séjour, où il trouva outre une petite rousse entièrement nue et écroulée dans un fauteuil, trois grands escogriffes qui se trémoussaient sur le morceau de hard-rock dans leur plus simple appareil.
A la vue de Jean, la petite rousse s'expulsa littéralement du fauteuil et hurla presque :
— Ah, mon vieux Jeannot ! Sois donc le bienvenu chez toi !
Puis à l'intention des trois escogriffes :
— Oh, les gars, baissez un peu la musique, c'est le maître des lieux qui vient d'arriver !
Le maître des lieux contempla d'un air morose son séjour qui avait été passablement saccagé : moquette tâchée et brûlée sans doute par des cigarettes ou autres, murs aspergés de liquides divers, mais aussi gracieusement confiturés.
L'un des grands escogriffes arrêta la micro-chaîne qui elle n'avait subi apparemment aucun dommage, et s'avança vers Jean avec un sourire extasié, pour déclarer :
— On s'est un peu défoncé cette nuit.
— Je vois, fit Jean.
La petite rousse intervint aussitôt.
— Ne t'en fais pas, Jean, je déduirai le montant de la remise en état de ce que tu me dois.
— Top aimable, estima Jean.
— Bon, allez, ne fais pas la gueule, reprit la petite rousse. Et viens donc t'éclater avec nous à la mer. On va à Ostende ; il faut remonter de plus en plus vers le nord. Même sur les plages de Berck ou de Bray-Dunes, ça risque de ne pas être tenable aujourd'hui.
Jean s'imaginait bien, après ce qui s'était passé hier soir, en train de se retrouver soudain entièrement nu sur la plage d'Ostende en 1936. Quel scandale cela risquerait de produire. Mais en fait, il n'y était pas du tout ; il ne produirait pas de scandale, mais risquerait de périr d'hypothermie. Car, s'il se référait toujours à son étrange aventure de la veille, ce serait en plein mois de décembre qu'il se retrouverait sur la plage, avec sans doute pas un chat aux alentours, mais une température en dessous de 0°C. Il en eut la chair de poule.
— Non, non, merci bien, dit-il, je n'ai pas envie d'aller à la plage aujourd'hui.
— Comme tu veux, fit la petite rousse. Mais tu as tort, ça va être invivable à Lille. On annonce plus de 40°C, et si ta clim' tient encore le coup pour l'instant, ça ne va peut-être plus durer longtemps.
— Non, je reste tranquillement ici, confirma Jean.
— Tant pis pour toi, conclut la petite rousse.
Puis elle convia les trois escogriffes à la suivre.
En voyant tout ce beau monde dénudé en partance, Jean hasarda :
— Au fait, que je sache, la nudité totale est admise sur tout le territoire français, mais n'oubliez pas que vous allez en Belgique.
La petite rousse se retourna pour répliquer :
— Tes informations sont incomplètes, mon petit Jean. La commission de Bruxelles a décidé d'étendre l'autorisation à tous les pays de l'Union européenne.
Et cette fois, tout le monde disparut, laissant Jean, seul, ce qui lui était de toute façon pour l'instant absolument nécessaire.
Il se rendit à sa cuisine qui n'avait pas subi de mauvais traitements comme le séjour, et trouva miraculeusement une bouteille de soda glacé dans le frigo. Il ôta le bouchon, porta le goulot à sa bouche, et la vida à moitié d'un trait. Il trouva ensuite un bout de gâteau au fond d'un buffet, qu'il engloutit littéralement, puis but de nouveau un peu de soda. Après cela il se déshabilla, et alla se mettre sous la douche. Bien qu'il n'eût tourné que le bouton d'eau froide, il eut droit à une douche chaude, tant les tuyauteries extérieures étaient chauffées par le soleil. Ensuite, après s'être méticuleusement enduit d'ambre solaire écran total, il enfila une tenue de circonstance : slip de bain et bob sur la tête. Il chaussa ses chères baskets, et fixa autour de sa taille un sac-banane qui lui permit d'emporter de quoi écrire et un peu d'argent.
Il retrouva la concierge vêtue d'une blouse légère qui passait nonchalamment un balais dans le hall, et sortit tandis qu'elle laissait échapper un soupir de consternation.
En repassant devant Le Météor, il se demanda s'il n'allait pas entrer pour se renseigner par exemple sur l'existence de la bière Lemotte. Mais il y renonça finalement ; il avait mieux à faire. Il gagna rapidement le centre-ville. Il n'y avait plus aucun véhicule qui circulait, quoique tout à l'heure le trafic fût déjà plutôt réduit. Il comprit très vite pourquoi. Sur la façade de l'immeuble du quotidien régional La Voix du Nord qui se dressait devant la Grand-Place, était indiqué sur un écran la température stagnant fort heureusement pour l'instant à 39,5°C, et défilait une bande annonce informant que sur ordre de la préfecture, toute circulation de véhicules à moteur était interdite jusqu'à nouvel ordre, qu'un pic de pollution mortel risquait de se produire dans l'après-midi où une température de 42°C était prévue. Il était par ailleurs recommandé de ne se déplacer qu'en extrême nécessité, et un numéro vert était communiqué pour pouvoir appeler des secours en cas d'urgence. L'horloge frontale de l'immeuble indiquait également 11 h 15 ; il restait donc un peu de temps à Jean pour pouvoir s'acquitter de ce qui le tenait particulièrement à coeur, et rentrer vite chez lui se mettre à l'abri de la fournaise annoncée. Bien que l'on commençât à suffoquer sous un ciel d'un bleu profond exempt de nuages, mais percé d'un soleil torride, ce fut d'un pas toutefois pressé que Jean parvint à atteindre la médiathèque municipale, parmi des piétons, nudistes à 95%.
La climatisation de la médiathèque fonctionnait à la perfection, et c'était peut-être pour cela que les employés avaient gardé leur maillot ou leur bikini, mais s'étaient toutefois débarrassés de leurs tongs qui avaient dû terminer leur carrière à l'état de véritables chewing-gums. L'air frais sécha d'un coup toute la transpiration qu'avait accumulée Jean durant sa marche, en le faisant d'ailleurs frissonner. Il ressentit même un léger mal de gorge. Mais il pouvait à ce propos se demander si cela était bien à cause de la climatisation, ou plutôt dû au fait d'avoir été plongé la veille dans une nuit glaciale du mois de décembre 1936.
Tandis qu'il songeait à cela, une employée de la médiathèque en bikini, s'avança vers lui.
— Vous comptez rester ici longtemps, monsieur ? demanda-t-elle.
Surpris, Jean s'enquit :
— Pourquoi, vous allez fermer bientôt ?
— Oui, confirma l'employée, nous devons tous rentrer chez nous d'ici une demi-heure. Vous êtres au courant de l'information à propos du pic de pollution ?
— Heu... oui, vaguement, dit Jean.
L'employée le regarda d'un air sévère, lui reprochant apparemment de n'être que vaguement au courant.
— Il faut s'attendre au pire! dit-elle d'un ton sentencieux.
— Oui, mais je ne vais pas rester longtemps, promit Jean. Je voudrais juste consulter un document judiciaire datant du mois de décembre 1936.
L'employée fronça les sourcils.
— Ah oui, fit-elle, alors venez.
Elle le conduisit à une série d'ordinateurs.
Jean aurait pu se rendre à son cybercafé pour cette consultation. Mais d'une part, il devait y faire une chaleur à mourir ; d'autre part, il ne tenait pas à rencontrer son associé, surtout maintenant qu'il avait à entreprendre une recherche des plus personnelles.
L'employée l'installa à un ordinateur, et après lui avoir demandé son numéro d'adhérent, qu'il connaissait fort heureusement par coeur, elle commença à pianoter sur le clavier de l'appareil.
— Il s'agit de quelle affaire ? demanda bientôt l'employée.
— Heu... l'affaire Carouge, l'affaire Jean Carouge, répondit Jean.
— En 1936 ?
— Oui, décembre 1936.
L'employée pianota encore un peu, puis se retira au moment où Jean vit sa photo apparaître sur l'écran de l'ordinateur.
Il se félicita que l'employée ne fût pas restée près de lui, ne seraient-ce que quelques secondes de plus, car on pouvait lire sous la photo :

L'assassin
 
Jean Carouge — né le 5 juillet 1901 à Lille (Nord) — guillotiné le 3 juin 1937 à la prison de Loos-les-Lille (Nord)




(la suite samedi prochain)


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29/07/2008

Lifting

Jane B. Hallowed avait été une star d’Hollywood dans la seconde moitié du XXIème siècle.
Arrivée à 90 ans en 2212, elle souffrait de terribles pertes de mémoire. Disons même qu’elle ne se souvenait pratiquement plus de rien : de sa prestigieuse carrière, comme de sa légendaire beauté. Cela la déprimait terriblement, et croyant bien faire, un membre de son entourage lui proposa d’entreprendre un lifting de la mémoire. Il s’agissait d’une technique toute récente qui consistait à se faire tirer les membranes du cerveau, et vitaminer les neurones au moyen de collagène.
L’ancienne star entra en clinique un beau matin, pleine d’espoir et d’optimisme. L’intervention dura deux heures, et se prolongea par deux jours complets de réadaptation mentale.
Au-delà de cette période, Jane B. Hallowed recouvra ses esprits et surtout la mémoire.
Alors, elle se souvint de sa carrière, des jeunes premiers avec qui elle avait tourné, de ses rôles qui avaient marqué des générations de cinéphiles.
Mais plus les souvenirs affluaient, plus la tristesse la submergeait. La nostalgie l’étreignait et elle en vint à regretter le temps où tout son passé ressemblait à du sable fin que le vent emportait.
Et lorsque l’on eut la fâcheuse idée d’approcher son fauteuil roulant d’une immense psyché, sa mémoire liftée fit se superposer à l’image de la vieille femme ridée, tremblante et bavante qu’était devenue Jane B. Hallowed, celle de la jeune star à la chevelure flamboyante, au sourire incendiaire et aux yeux de braises qu’elle avait été il y a très longtemps.
Alors elle resta prostrée, comme murée dans une auto-amnésie salvatrice.

Patrick S. VAST - Juillet 2008

26/07/2008

L'affaire Carouge (4ème épisode)

Voir les précédents épisodes dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.


Il venait juste d'arriver au dehors, lorsqu'un couple qui semblait errer dans la brume, s'arrêta. L'homme était de forte corpulence, vêtu d'un chaud manteau et d'une écharpe, et coiffé d'un feutre ; quant à la femme qui était presque aussi grande que son compagnon qu'elle tenait par le bras, elle était emmitouflée dans un manteau de fourrure, et portait sur la tête un petit chapeau à voilette.
— Tiens donc, mais c'est monsieur Carouge, fit l'homme d'une voix grave.
— Ah, bonjour... enfin, bonsoir, fit Jean qui demeurait interdit.
— Alors, encore au travail à cette heure ? continua l'autre.
— Heu, oui, fit Jean.
— Ah, que voulez-vous, nous autres commerçants, nous ne bénéficions pas des mesures inconséquentes que l'on réserve aux ouvriers, n'est-ce pas, monsieur Carouge ? Il nous faut travailler jusqu'à des heures impossibles. Et pour quel résultat ?
Puis l'homme se pencha vers Jean, et sur un ton confidentiel, dit :
— Il paraîtrait que votre société ne marcherait plus très fort ? On en parle en ville.
— Heu... c'est à dire, fit Jean, très ennuyé.
L'autre leva sa main gantée en un geste qui voulait signifier qu'il comprenait très bien.
— Ne m'en dites pas plus, fit-il d'ailleurs. Je sais bien que nous autres commerçants, nous trimons souvent à perte. Regardez, ma femme et moi, nous venons juste de quitter notre magasin, alors qu'il est plus de 22 h ! Et nous y étions depuis ce matin 8 h. Vous vous rendez compte des journées que nous faisons ? Et pendant ce temps, l'ouvrier se contente maintenant de ses 40 h, peut-être bientôt 35, et part en congés payés. Tout cela ne pourra durer éternellement, n'est ce pas, monsieur Carouge ? Vous n'êtes pas de mon avis ?
— Si, si, répondit Jean, qui ne voulait surtout pas contrarier un tel personnage.
Il pouvait toutefois noter qu'en cette année 1936, la France comptait pas mal de réactionnaires ; mais surtout, pour l'instant et pour lui même, qu'il était un peu plus de 22 h. Or, il était sorti de chez lui vers 21 h, et cela faisait environ une heure qu'il déambulait dans cette fin de journée du 12 décembre 1936. S'il y avait un décalage certain entre 2015 et 1936 en ce qui concernait le mois et de ce fait surtout la saison, il n'en était pas de même de l'heure. Il ne savait si cela avait une réelle importance, mais il s'en fit toutefois la réflexion.
— Ah, mais je vois qu'il y a encore de la lumière dans le bureau de monsieur Falke ! s'exclama soudain le commerçant en levant la tête, tirant ainsi brusquement Jean de ses pensées.
— Oui, il lui faut terminer un travail, dit Jean, fournissant ainsi à son avis une explication satisfaisante.
— Ah, continua de plus belle l'autre, nous autres commerçants, nous sommes bien les seuls sur qui la France peut encore compter, n'est-ce pas, monsieur Carouge ?
— Sans doute, sans doute, fit Jean.
— Bon, conclut le commerçant, je ne vais pas vous retenir davantage, monsieur Carouge, car je pense que vous avez encore beaucoup à faire avant de vous mettre au lit.
Puis il hocha la tête en signe de salut, et Jean lui souhaita machinalement une bonne nuit, ainsi qu'à la jeune femme qui l'accompagnait, et s'était contentée pendant que son compagnon parlait, de ponctuer tout ce qu'il disait d'un éternel sourire.
Jean regarda le couple s'éloigner dans le brouillard, se félicitant d'avoir enfilé le manteau que lui avait amené Charles Falke peu de temps avant de se faire poignarder, et estimant avoir eu de la chance que le commerçant réactionnaire, ou son épouse, n'ait pas eut l'idée de regarder ses pieds.
Cette rencontre surprenante, avait eu pour effet de faire oublier momentanément à Jean l'horrible meurtre de Charles Falke. Maintenant il pouvait y repenser, et se sentit envahi d'une terrible angoisse. Son associé à qui il devait une somme importante d'argent venait d'être tué, et lui, Jean, errait dans ce 12 décembre 1936, sans comprendre ce qu'il y faisait, sans savoir comment il y était arrivé, et de quelle manière il pourrait en repartir.
Mais il dut se rendre très vite à l'évidence que tout cela était aussi fou qu'absurde. Lui, Jean Carouge, était né le 3 février 1980 ; il avait donc 35 ans, aujourd'hui 8 août 2015. Il ne pouvait avoir vécu en 1936, soit 44 ans avant sa naissance. Mais alors, dans ces années-là, il avait existé un autre Jean Carouge qui était son parfait sosie, et auquel il était arrivé très certainement une fâcheuse aventure. Il fallait que Jean retrouve son double ; qu'il lui explique ce qui s'était produit tout à l'heure. Mais comment l'autre réagira-t-il ? Comment pourra-t-il seulement accepter que l'homme lui ressemblant à la perfection qui lui apprend le meurtre de son associé dont il a été témoin, arrive de l'année 2015 ?
Jean avait le cerveau qui commençait à bouillir, et se mit machinalement à marcher dans le brouillard glacé, en espérant ne pas faire de nouvelles rencontres ; hormis, bien sûr, le Jean Carouge de 1936.
Il arriva bientôt dans la rue de Béthune, qui n'était pas encore piétonnière comme en 2015, et où quelques Tractions Citroën ou autres Renaults Juva 4 passaient à très faible allure. De temps en temps, il croisait également sur le trottoir un passant qui frissonnait ou claquait même des dents.
Il se demandait si en demeurant un naufragé du temps, il n'allait pas devenir tout simplement clochard : SDF comme on disait en 2015. Et pendant ce temps, le Jean Carouge de 1936 croupirait peut-être en prison, accusé du meurtre de son associé Charles Falke, à qui il devait rembourser sa dette au plus vite.
Pour Jean, cela devint primordial : il fallait qu'il retrouve au plus vite son double de 1936 ; à eux deux, ils avaient plus de chances de s'en sortir.
Mais pour l'instant, il se sentit à la fois gagné par de terribles frissons et une incroyable fatigue, tandis qu'il venait d'atteindre le boulevard de la Liberté. Son état d'anesthésie de tout à l'heure était oublié, et son corps enregistrait bien maintenant les effets de la température ambiante. Il lui fallait absolument se mettre à l'abri du brouillard glacial qui avait littéralement prit possession de Lille ce 12 décembre 1936 au soir.
Il poussa au hasard la porte d'un immeuble, et se dirigea vers le fond du hall éclairé par une veilleuse. Un incroyable ronronnement attira alors son attention. Il le localisa très vite, derrière une petite porte sous laquelle passait de la lumière. Il tourna la poignée de la porte ; et à sa grande joie, celle-ci s'ouvrit sur une énorme chaudière à charbon qui dégageait une chaleur exquise.
Jean entra dans la pièce en en refermant la porte. Celle-ci était plutôt exiguë, mais il n'en avait cure. Il ôta son manteau qu'il roula en boule, puis il s'installa à même le sol, se couchant sur le côté, le manteau en guise d'oreiller, et en tenant ses bras croisés contre son corps. Très vite, malgré la lumière, l'inconfort de sa couche et le bruit le la chaudière, il s'endormit, le corps et l'esprit apaisés.

***

Jean se sentit soudain secoué, tandis qu'on lui criait dans les oreilles :
— Oh, là ! mon gars ! faut te réveiller, sinon tu vas fondre !
Il sursauta.
— Hein, quoi ? fit-il.
Il s'aperçut alors qu'il était assis sur un sol carrelé, et qu'il dégoulinait de sueur. Sa chemise et son pantalon lui collait horriblement à la peau ; il se sentait incroyablement poisseux.
Accroupi en face de lui, il y avait un individu en haillons, aux cheveux hirsutes et pas rasé, qui lui répéta en lui envoyant dans le nez son haleine putride :
— Ben oui, mon gars, tu vas fondre, si tu restes ici. Dehors, il fait déjà au moins 40 degrés. Je ne dois pas me tromper de beaucoup.
— Mais... mais.. qu'est-ce que je fais ici ? bredouilla Jean.
L'autre se mit à rire.
— Oh, là ! mon gars ! À mon avis que t'as dû drôlement picolé hier soir. Remarque, ça se comprend avec la chaleur qu'il fait en ce moment, on a tendance à descendre les litres plus vite que d'habitude. J'en sais quelque chose. Mais n'empêche, hier soir, tu devais en tenir une bonne, pour ne plus te souvenir que tu as atterri ici. Remarque, quand je suis débarqué, tu ronflais comme un bon. J'ai tout de suite pensé que t'avais dû faire une sacrée java ! Oui, pour sûr.
Les événements de la veille revinrent aussitôt à l'esprit de Jean, qui se mit debout le plus rapidement qu'il le put, tout son corps étant horriblement endolori.
L'autre se redressa également, et Jean lui demanda :
— Mais, on est quand, aujourd'hui ?
— On est quand ? s'étonna l'autre.
— Oui, insista Jean, quelle date, quel mois, quelle époque ?
L'autre le regarda tout d'abord éberlué, puis répondit :
— Eh bien, pour tout dire, je ne m'occupe plus trop de ces choses-là depuis tout le temps que je vis dans la rue, mais à mon avis, on doit être quand même au mois d'août... oui, c'est cela, au mois d'août 2015...



(la suite samedi prochain)


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22/07/2008

Quelques news estivales

Quelques news estivales pour vous informer notamment que le Calepin Jaune numéro 16 est paru. Je ne figure pas au sommaire, mais tout ce qui concerne le Calepin Jaune me touche de près, plus encore depuis que le Calepin Jaune Éditions a accepté mon roman fantastique pour publication. Vous pouvez d’ailleurs vous rendre sur le site pour prendre connaissance de leurs ouvrages.
Pour l’instant je suis en plein polar avec l’écriture d’un roman dans cette discipline. Bientôt les congés d’été et en même temps le manus qui devrait avancer d’un grand pas.
En attendant, puisque l’on parle polar, eh bien, je ne puis que vous inviter à vous rendre sur Vast in Black, ou ma contribution au polar et au jazz’n’blues.
Et à samedi pour le 4ème épisode de "L'affaire Carouge" ! 





19/07/2008

L'affaire Carouge (3ème épisode)

Voir le premier et le deuxième épisode dans la rubrique feuilleton, colonne de gauche.

Il suffisait de remplacer Charles Falke par Pierre Holmat, et Import-Export par cybercafé, et Jean se retrouvait dans la situation qui était la sienne en 2015.
Sans attendre, il ouvrit la porte, et arriva dans une sorte d'entrée éclairée, où avaient été disposées quelques chaises. L'agencement n'était plus le même en 2015 ; mais si des travaux avaient dû être entrepris entre 1936 et cette époque, les effet du temps avaient de nouveau fait leur oeuvre quand Jean avait découvert ces locaux quelques mois plus tôt, car ils avaient alors sérieusement besoin d'être rénovés.
Sur la droite, il y avait une pièce dont la porte était ouverte, et de celle-ci, surgit soudain une voix qui demanda d'un ton ferme et antipathique :
— Qui est là ?
Jean s'avança vers la pièce, et vit bientôt un homme d'aspect chétif, aux cheveux clairsemés et aux besicles posées sur le nez, qui s'exclama de derrière un bureau encombré de feuilles de papier :
— Ah, Jean, tu tombes bien ! Approche donc !
Jean s'exécuta, et s'approcha de celui qui devait être à coup sûr Charles Falke, et qui fit soudain des yeux tout ronds.
— Mais... mais, mon pauvre Jean, s'emporta-t-il, je savais que tu n'étais pas très bien en ce moment, mais quand même ! Tu as vu comment tu es sorti ? Alors qu'il gèle dehors !
Jean remarqua que l'autre avait gardé son manteau malgré un petit poêle à charbon qui ronronnait dans un coin de la pièce. Pour sa part, il était maintenant plongé dans une sorte d'anesthésie physique, et ne pouvait plus dire qu'il ressentait le froid.
Puis, fixant les chaussures de Jean, Charles Falke s'écria :
— Mais, ma parole, où as-tu donc déniché des chaussures pareilles ?!
Pour la première fois, Jean prit conscience que ses baskets étaient totalement anachroniques en cette année 1936, et se rappela l'attitude du patron et du client du bistrot tout à l'heure, quand ils s'étaient attardés sur ses pieds. Sa chemise et son pantalon, d'aspect relativement rétro, pouvaient subir le décalage temporel, mais nullement sa paire de baskets à la dernière mode 2015.
— Tu as obtenu un filon avec un exportateur étranger pour ce nouveau modèle de chaussures ? poursuivit l'autre. Dans ce cas, il faut me le dire, Jean ; il ne faut rien me cacher. Tu sais que rien ne sera inutile pour tenter de sauver notre société qui est au bord de la faillite. On peut considérer que les huissiers sont à notre porte, Jean. Tu le sais, n'est-ce pas ?
— Oui, soupira, Jean qui se projetait alors mentalement en 2015, où les huissiers allaient sans aucun doute saisir tout le matériel du cybercafé.
— Alors, c'est un nouveau modèle ? insista l'autre.
— Non, non, soupira de plus belle Jean. Il ne s'agit pas du tout de cela.
— Ah bon, fit l'autre, d'un air dubitatif. En tout cas, il faut que je te parle de quelque chose de très important et de très urgent.
Jean tressaillit, car il avait entendu les mêmes paroles deux mois plus tôt, dans la bouche de Pierre Holmat, son associé du cybercafé.
— Oui, je t'écoute, avait-il dit à l'époque.
L'autre se racla la gorge, toussota et lâcha :
— Bon, voilà, Jean, il faut que tu me rembourses l'argent que je t'avais avancé, afin de monter notre société. Tu sais que c'est de l'argent qui appartient à mon épouse, et hier soir, elle m'a fait une véritable scène pour que je le récupère, disons... dans deux jours au plus tard.
Jean ne dit rien, c'était à peu de choses près ce que son associé de 2015 lui avait annoncé début juin.
Comme il restait impassible, Charles Falke s'exclama :
— Eh bien, tu n'as rien à dire à cela !
— Non, fit tranquillement Jean. Enfin, si, une chose quand même : combien je dois rembourser ?
Il ne savait trop pourquoi il avait demandé cela ; peut-être pour faire une comparaison avec les deux situations distantes de 79 ans.
Charles Falke avait l'air très gêné.
— Eh bien, dit-il, tu sais parfaitement, Jean, que c'est une somme assez importante. D'autant qu'il faut y rajouter le montant des dettes que nous avons contractées récemment, et pour lesquelles nous pourrions aller droit en prison. Eh oui, dans certains cas, on pratique encore la contrainte par corps !
— Je dois m'acquitter des dettes ? dit Jean, poussant ainsi un peu plus loin sa curiosité.
L'autre se mit aussitôt sur la défensive.
— Oh, mais sache que moi aussi je participe à cela !
— Je n'en doute pas, poursuivit Jean, mais cela ne m'indique pas combien je dois.
Toujours très mal à l'aise, l'autre dit :
— Écoute, vas donc dans ton bureau. Tu y trouveras le dossier concernant cette affaire.
En 2015, le bureau de Jean se trouvait à côté de celui de son associé. Il alla donc tourner la poignée de la porte en question. Apparemment, celle-ci était fermée à clé ; mais ayant entendu le bruit de la clenche qui avait émis un grincement lorsque Jean l'avait tournée, Charles Falke surgit hors de son bureau et s'exclama :
— Mais, Jean, ça ne va vraiment pas ! Pourquoi veux-tu entrer dans le bureau de mademoiselle Lelièvre ? En plus, tu sais très bien que furieuse qu'on l'ait congédiée, puisque nous ne pouvions plus la payer, elle est partie en emportant la clé. Cette porte est désormais condamnée.
— C'est vrai, tu as raison, fit Jean. C'est à dire que cette histoire de remboursement me perturbe terriblement, et...
Puis, voyant que son associé ne savait pas vers où se diriger, Charles Falke s'exclama encore :
— Mais voyons, Jean, ton bureau, c'est celui juste à côté de chez mademoiselle Lelièvre !
— Merci de me le rappeler, tenta de plaisanter Jean.
Puis il ouvrit la bonne porte, content de ne pas avoir besoin d'une clé qu'il aurait bien été incapable de produire.
Il alluma la pièce, et découvrit son bureau : une pièce pas très grande, meublée d'une vieille armoire métallique, ainsi que d'une table derrière laquelle était placée une simple chaise, et juste à côté, une patère.
Jean s'approcha de la table, et vit que l'on avait posé un épais dossier dessus
Il s'assit sur la chaise, et commença à consulter le dossier. Celui-ci présentait sur plusieurs pages un tas de chiffres auxquels Jean ne comprenait rien. Il essayait de trouver la fameuse somme à rembourser dont lui avait parlé son associé des années trente depuis cinq bonnes minutes, quand celui apparut dans l'embrasure de la porte qu'il n'avait pas pris la peine de refermer.
À son grand étonnement, Jean vit qu'il tenait un manteau plié sur le bras.
— J'ai téléphoné à ma femme, dit Charles Falke, pour essayer de la convaincre d'être un peu patiente. Crois-moi, j'ai plaidé ta cause, lui expliquant que tu n'avais pas l'air en forme, qu'il fallait te ménager. Mais rien à faire, elle veut récupérer son argent.
Jean se contenta d'un vague hochement de tête, et l'autre poursuivit :
— Je sais bien que trois millions représentent une somme importante, Jean... mais essaie de faire un effort pour les trouver. Tu connais bien Emma, Jean, tu sais comme elle est...
Non, Jean ne connaissais pas Emma, de même qu'il ne pouvait estimer si les trois millions dont il devait s'acquitter dans un avenir très proche, représentaient pour 1936 une somme aussi importante que les 50 000 Euros que lui avait réclamés sans cesse Pierre Holmat, au point de le conduire à la dépression.
— Bon, je vais essayer de me débrouiller, dit-il machinalement à Charles Falke.
L'autre parut satisfait, puis il ôta le manteau de son bras, et le tenant par le col qui était agrémenté de fausse fourrure, le tendit à Jean en s'approchant de lui.
— Tiens, dit-il, j'ai ce vieux manteau qui pourra t'aider à rentrer chez toi sans périr en route de pneumonie.
Jean accepta le vêtement, et avec un sourire jaune, l'autre sortit de son bureau en refermant la porte derrière lui.
Jean se leva et enfila le manteau, car il commençait maintenant à sentir les effets d'un froid humide qui se dégageait des murs écaillés de la pièce. Il n'avait pas droit à un poêle, lui, contrairement à Charles Falke qui s'était octroyé ce petit confort. Jean put se rappeler avec un relatif amusement qu'il en était de même pour Pierre Holmat, qui avait fait aménager la partie des locaux de leur société lui étant destinée de façon tout à fait satisfaisante, alors que pour Jean, tout était resté relativement sommaire. Décidément, le temps avait beau passer, certains faits demeuraient.
Jean se rassit et se mit à réfléchir. La situation était à la fois incroyable et effrayante. Il se retrouvait en 1936, prisonnier d'un passé qui ressemblait étonnamment à son présent qu'il avait quitté peu de temps auparavant. Allait-il rester dans se passé ? Reverrait-il un jour l'année 2015 ? Quelle situation était-elle la meilleure ou la pire pour lui ? Ses déboires avec Pierre Holmat et ses parents, ou ceux avec Charles Falke et son épouse ? Si lui, Jean Carouge, était apparemment un seul et unique personnage en 1936 et en 2015, il en était tout autrement de Pierre Holmat et de Charles Falke. L'un était grand, athlétique, doté d'une chevelure abondante et d'un oeil de lynx ; et l'autre petit, frêle, quasiment chauve et binoclard. Mais il était vrai qu'il possédait quand même quelque chose en commun malgré les 79 années qui les séparaient : ils lui pourrissaient tous deux la vie. Enfin, Jean en vint à se demander également, s'il était préférable pour lui d'affronter le glacial mois de décembre 1936, où de retrouver la canicule insupportable du mois d'août 2015, avec peut-être comme le prédisait certains prophètes alarmiste, la fin des temps à la clé. En demeurant en 1936... mais là, Jean s'arrêta de gamberger, car il lui vint soudain à l'esprit que dans moins de trois ans, une horrible guerre mondiale allait commencer, et parce qu'en plus il entendit un énorme vacarme malgré la porte fermée.
Il se leva, et se dépêcha de sortir de son bureau. Ce fut alors qu'il vit un individu filiforme, vêtu d'un costume à carreaux noirs et blancs, et coiffé d'une casquette assortie, qui sortait précipitamment du bureau de Charles Falke. L'individu s'arrêta soudain, et fixa Jean. Celui ci put détailler son visage : émacié, pâle, avec une petite moustache en accent circonflexe qui s'insinuait entre un nez fin et long, et une bouche aux lèvres minces. L'individu était d'une telle maigreur, qu'il semblait très grand. Jean vit briller dans son oeil noir l'étincelle de l'interrogation. À cet instant, l'individu se demandait ce qu'il allait faire de Jean, et comme il tenait à la main un couteau à la lame effilée et ensanglantée, l'intéressé crut qu'il allait défaillir. Cela dura peut-être une seconde ou deux pendant lesquelles de la sueur froide perla dans son dos, et en un éclair, l'individu prit la fuite, laissant Jean soufflant à qui mieux mieux.
Celui-ci, lorsqu'il fut un peu remis de ses émotions, se précipita dans le bureau de Charles Falke. Comme il s'y attendait, la pièce était en grand désordre, et Charles Falke était par terre près de son bureau, couché sur le côté, le dos maculé de sang. Jean s'accroupit à côté de lui, et regardant son visage qui reposait sur une épaisse carpette, il comprit en voyant les deux yeux vitreux qui ne regardaient plus nulle part, qu'il n'y avait plus rien à faire. Charles Falke était bien mort, sauvagement poignardé par l'individu que Jean avait vu et qui avait bien failli lui réserver le même sort qu'à son associé.
Alors, pour Jean, il devint aussitôt évident qu'il lui fallait fuir au plus vite cet endroit ; ce qu'il fit.


(la suite samedi prochain)


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15/07/2008

Une histoire de lapin

Après le loup, le lapin, deux gabarits différents. L’idée de cette nouvelle datant de l’année dernière, m’est venue en découvrant dans le TER une jeune femme qui caressait un gros lapin marron. Hommage à Lewis Carroll, au Jefferson Airplane, même si leurs lapins étaient blancs, ce texte est je pense à découvrir ou à redécouvrir en retrouvant une note de juillet 2007 en cliquant ici même.