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18/11/2008

L'ouvreuse

Le film s’étirait plein écran en technicolor. C’était un vieux western dans le New Kino. Deux époques se contemplaient, et dans son fauteuil, le spectateur nostalgique voguait en plein champ, entre les vieilles bobines au lion rugissant. Effet de la nostalgie, ou farce hallucinatoire, il vit soudain, entre les rangées sages et tranquilles, la lumière si caractéristique. Lumière du passé, lumière de la lampe de poche de l’ouvreuse qui s’en serait venue placer des retardataires comme dans les temps immémoriaux. « L’ouvreuse », quel drôle de nom, pour qualifier celle du vieux cinéma de quartier que l’on avait abattu il y a bien longtemps, pour un multi salles, puis pour ériger le New Kino, temple de la fringale cinématographique, consommée comme n’importe quel produit manufacturé. Elle avait les cheveux auburn et courts, avec des frisottis sur le devant l’ouvreuse de jadis. Elle portait souvent un corsage rouge et une jupe vichy. L’ouvreuse, on l’aimait, mais certains, mal embouchés, acariâtres, râleurs impénitents, ne voulaient pas lui donner la pièce : son seul salaire. Elle plaçait les retardataires pendant le premier film en noir et blanc que certains snobaient, et parfois encore durant les actualités précédant le dessin animé, puis les réclames. Ensuite, pendant l’entracte, elle passait entre les rangées avec son lourd panier en osier débordant de bâtonnets glacés, de paquets de bonbons.

Et quand les lumières s’éteignaient de nouveau, elle s’asseyait au fond de la salle, avait le droit de suivre avec tout le monde le western, le péplum ou autres.

Maintenant, on passe directement au plat de résistance : le film, le seul et unique film. Le spectateur nostalgique se dit que ce doit être pour cela qu’elle se manifeste maintenant, pendant le seul et unique film. Adieu retardataires qui se faisaient enguirlander quand il fallait déranger des couples, des petits vieux, des enfants pas sages, ou qui enguirlandaient à leur tour l’ouvreuse n’y pouvant rien, lorsqu’elle n’avait plus qu’un strapontin à leur offrir.

Cinémas d’antan, cinémas du passé, et le fantôme de l’ouvreuse qui s’en vient distraire, taquiner le spectateur nostalgique qui ne voit plus que la lumière de la lampe de poche. Lumière qui vacille, qui s’étiole, qui pâlit, comme la vie, les années qui défilent trop vite. La vie, vieux film qui se débobine, mais qui ne se rembobine en principe jamais. Qui commence au ralenti, et s’accélère sans crier garde, à la vitesse des anciens films muets, panthéon de Max Sennet, de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton.

À la sortie du New Kino, le spectateur nostalgique se sent tout chose. Il traîne sa carcasse, trop vite vieillie, trop vite dépassée par sa destinée en roue libre. Parfum suranné, que celui du dehors dans une brume d’amertume. Puis gros coup au cœur. Là, dans un recoin, dans une vieille clocharde assise par terre, entortillée dans ses hardes et ses couvertures, il reconnaît l’ouvreuse. Que fait-elle là ?

— Il fallait bien que je revienne un jour, dit-elle au spectateur nostalgique interrogateur, qui n’est plus qu’un passant de la nuit transparente. Tout à l’heure le fantôme des années inaccessibles s’en est allé hanter le New Kino ; le rappeler au temps des bâtonnets glacés et des bonbons que l’on achetait à l’entracte. Je croyais surtout être arrivée trop tard pour la séance, quand je me suis aperçue que le film en couleur était commencé. Mais je me suis surtout rendue compte qu’il était trop tard tout simplement. Pour tout, pour la vie, pour la jeunesse enfouie, ma jupe vichy avalée par les mites…

La clocharde s’arrête, comme si c’était la fin.

Mais le spectateur nostalgique, le passant de la nuit transparente, ne l’entend pas de cette oreille.

Tout à l’heure, il était trop distrait pour voir le mot FIN sur l’écran. Il s’est levé de son siège pour suivre le mouvement. Le mouvement du monde, le mouvement de l’existence et de ses péripéties. Rien n’est fini ; il ne peut en être ainsi. Alors il prend la clocharde par la main, l’aide à se lever, et l’emmène dans ses hardes, ses pieds nus clapotant dans les flaques nauséeuses de la rue sombre et sans fond.

Et il l’emmène à l’autre bout de la ville, à l’autre bout de la vie, dans un décor de western, de péplum et autres, vers un plein écran en technicolor que l’on appelle renouveau, ou que l’on nomme infini espoir.

 

Patrick S. VAST - Novembre 2008

15/11/2008

La gare temporaire (dernier épisode)

 

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

Il lui revint aussitôt à l'esprit un élément et non des moindres de la légende qui le fit frémir. C'était à propos de la gare. Il était mentionné qu'il s'agissait d'une gare temporaire, devant s'écrouler après le passage du médecin.

La gare allait donc s'écrouler comme le voulait la légende. Les fissures étaient devenues des failles, et des pans de murs commençaient à se détacher en produisant un horrible bruit.

Une des théories qu'avait principalement développées Théo dans son traité de spectrologie, concernait bien sûr la force de conviction ; cette force qui, lorsqu'elle est suffisamment développée, peut fournir à tout élément immatériel, la consistance du réel. Ainsi, Théo qui avait justement développé au maximum sa force de conviction pour pouvoir descendre du train et suivre le médecin dans son univers parallèle, avait-il permis que les pans de briques ainsi que les morceaux de plafond qui allaient s'abattre d'une seconde à l'autre, pèsent en tout des tonnes. Paralysé d'effroi, incapable de bouger, Théo dut se résigner à attendre d'être écrasé par la gare temporaire qui allait entièrement s'écrouler sur lui.

 

***

 

Il faisait un froid sibérien ce 1er mars à 9 h du matin, dans le champ bordant les voies de chemin de fer. C'était le propriétaire du champ, un certain Maxence Dehouck qui avait découvert le cadavre de Théo Van der Broucke. Ce n'était pas par ailleurs son premier. C'était lui qui avait découvert celui de Marc Decool quatre ans plus tôt, ainsi que celui de l'accidenté de 1992. Pour celui de 1968, il était en compagnie de son père qui avait trouvé seul celui de 1932. Quant à celui de 1928, c'était le grand-père de Maxence qui y avait eu droit.

Maxence, un grand gaillard quinquagénaire, chaudement vêtu et chaussé de bottes en caoutchouc, avait tout de suite appelé du secours.

Les gendarmes étaient très vite arrivés, précédés de l'ambulance des pompiers. Mais il n'y avait plus rien à faire, l'homme était bien mort, et en plus il se trouvait dans un sale état.

C'était ce que répétait depuis qu'il avait posé ses bottes dans le champ, l'adjudant de gendarmerie, un trentenaire grand et sec dans sa tenue d'hiver, à l'agriculteur qui hochait vaguement la tête.

— Incroyable, dit-il une fois encore. Dans quel état il est le bonhomme ! Il faudra un certain temps pour pouvoir l'identifier. D'autant qu'il n'avait apparemment aucun papier sur lui.

L'agriculteur jeta un vague coup d'oeil au brancard recouvert d'une bâche qui était posé à proximité, tandis que des gendarmes tentaient de relever d'éventuels indices aux alentours.

— Oui, c'est incroyable, confirma l'agriculteur. D'habitude, les gars s'étaient juste tordus le cou en tombant du train. C'était pas trop vilain à voir. Tandis que là, on dirait bien qu'une bâtisse entière lui est tombée dessus. Il est complètement écrabouillé. De la vraie bouillie !

— Incroyable, répéta encore l'adjudant. Et pourtant, là, dans ce champ, il n'y a ni briques ni parpaings. Tout juste quelques pierres, alors...

— Bah, fit l'agriculteur, il ne faut pas oublier la légende... Je ne sais pas si vous êtes du coin, mon adjudant ?

L'autre sourit.

— Je pense bien, dit-il, je suis natif de Cassel, ce n'est pas si loin d'ici. Mais quand même, vous y croyez, vous, à cette légende à propos d'un village disparu en 1896 ? Et puis, quel rapport avec tous ces accidentés depuis 1928, et surtout celui-là réduit à l'état de bouillie ?

L'agriculteur hocha la tête en disant :

— Bah, que peut-on jamais vraiment savoir ?

Et son regard se porta au loin. Mais si dans un premier temps il sembla errer dans le vague, bientôt il parut fixer quelque chose avec attention.

Et alors, on eût pu croire que l'agriculteur ne voyait pas seulement que de la terre gelée par un hiver particulièrement rude, là bas, à une petite centaine de mètres, où la brume matinale s'étiolait.

 

FIN

 

Patrick S. VAST - Août 2005

11/11/2008

Nouvelles de novembre

Un peu de nouvelles perso, et tout d’abord, je lance un appel en faveur des Éditions du Calepin Jaune.

Comme vous le savez, cette jeune et vaillante maison d’édition a accepté mon roman fantastique pour publication. Seulement, cette publication qui était déjà programmée pour un avenir assez lointain, risque d’être encore retardée. La faute à qui, à quoi ? Au manque de souscripteurs, d’acheteurs qui oblige la maison d'édition à resserrer son calandrier de publications. Alors, je vais vous épargner ma théorie sur la supposée crise financière actuelle, surgissant d’une longue période de négationnisme et de révisionnisme quant à la seule et véritable crise que l’on ait connue depuis 1929, à savoir celle survenue en octobre 1974, et qui n’a jamais molli depuis.

Je vous dirai tout simplement une chose, c’est qu’à l’époque, on ne s’est pas laissé coloniser les neurones, on a balayé d’un revers la psychose institutionnalisée, et on a surtout continué d’acheter des livres.

Alors en cette période de Noël qui s’annonce, laissez de côté la malbouffe de réveillons qui flanque le cancer, et à la place, achetez les ouvrages du Calepin Jaune Éditions, afin qu’il retrouve un second souffle et un rythme de publications plus soutenu. Et pour cela, on clique ici même.

Sinon je suis toujours en attente du verdict pour le manus de mon polar. Il a été réceptionné début octobre, donc wait end see !

Sinon encore, je vais participer à un appel à textes pour une anthologie. C’est pas gagné, il faut concourir, mais le thème choisi par la maison d’édition concernée, entre tout à fait dans les disciplines que je pratique. Alors…

Et enfin, je sais que vous êtes nombreux à attendre chaque samedi le nouvel épisode de « La gare temporaire », alors ne ratez surtout pas le dernier ce samedi 15 novembre !

À bientôt !

08/11/2008

La gare temporaire (6ème épisode)

Voir les épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

***

Il se réveilla assez tard le lendemain, à la fois très ballonné et très content. En effet, il était qualifié pour la finale de son championnat culinaire qui devait avoir lieu le soir même dans un estaminet de Westouter en Belgique, après avoir réussi à ingurgiter la veille, pas moins de dix assiettes pleines de potje vleesh, aidé en cela, il est vrai, par moult bocks d'une bière provenant d'une abbaye renommée. Cet exploit, expliquait à la fois l'embarras gastrique et la relative sérénité de Théo.

Vers les 15 h, il prit un TER pour Dunkerque. Il faisait encore plus glacial que la veille ce 29 février, mais chaudement vêtu, Théo participa à Dunkerque à quelques réjouissances carnavalesques, qui l'amenèrent au début de la soirée, le temps pour lui de reprendre le train qui, comme la veille et quatre ans plus tôt, était à 18 h 58.

Il choisit une voiture où il était seul, ce qui avait toutes les chances de se prolonger, compte tenu qu'elle n'était pas chauffée et que l'on se serait cru dans un véritable congélateur.

Après un coup de sifflet de l'employé de quai et la sonnerie lugubre de la locomotive, les portes de la voiture se refermèrent automatiquement, puis le train se mit en branle à 18 h 58 précises, et commença à rouler dans la nuit épaisse et glaciale.

Malgré le froid, Théo sentit une suée le gagner, lorsqu'à l'arrêt de Coudekerque-Branche, il vit un jeune homme monter, et s'asseoir à trois banquettes devant lui. Le train redémarra très vite, roulant vers Bergues, où là encore, au grand désappointement de Théo, montèrent deux jeunes filles qui riaient aux éclats.

Lorsqu'elles furent assises, l'une d'elle s'exclama :

— Mais ça caille ici ! On devrait essayer une autre voiture.

Mais le train redémarra à ce moment-là.

Pour Théo, c'en était fini de ses chances de voir apparaître le fantôme du médecin. Il avait beau croire fermement aux revenants, la présence dans la voiture de trois éléments sans aucun doute imperméables aux manifestations irrationnelles, ne pouvait que compromettre l'apparition du médecin. Celui-ci serait bien évidemment présent, mais invisible, et le train passerait devant la gare du village disparu, sans que Théo puisse ne serait-ce que l'apercevoir, mais surtout se rendre compte que dans une autre dimension, il était à l'arrêt et qu'un homme en descendait.

Arrivé à Esquelbecq, Théo reprit un peu confiance en voyant le jeune homme se lever. Mais les deux jeunes filles continuaient de discuter et de ricaner entre elles. Non, décidément, Théo n'y croyait plus.

Et pourtant, le jeune homme venait d'ouvrir les deux portes de la voiture, lorsque l'une des deux jeunes filles se leva d'un coup.

— Vite ! s'exclama-t-elle en tirant sa copine par la manche de son manteau, on est arrivé, c'est Esquelbecq !

Théo souffla un grand coup ; il était enfin seul.

Le train redémarra, et très vite, il entendit des pas derrière lui. Un homme passa en le frôlant presque, et alla se poster devant les portes de la voiture. Il était grand comme le maire, vêtu d'un manteau et coiffé d'un melon. Il se tourna un instant vers Théo, et celui-ci put détailler sa moustache finement taillée, et les deux favoris qui lui mangeaient les joues. C'était effectivement le médecin du village disparu ; c'était bien ainsi qu'il était décrit dans la légende. Théo se demandait si pour le maire et lui, cette année allait être la bonne ; si les villageois allaient enfin les pardonner, leur permettant de trouver enfin le repos, quand le train commença à ralentir.

Pour Théo l'instant crucial était arrivé. Il savait qu'il lui fallait puiser dans ses convictions, ses inébranlables convictions à propos de l'existence des fantômes, pour pouvoir encore continuer maintenant dans une dimension supplémentaire, franchir le palier qui lui permettrait de suivre le médecin, sans connaître la funeste fin des cinq accidentés du Dunkerque-Arras. Car à son avis, si ceux-là croyaient bien aux fantômes, leurs convictions n'étaient toutefois pas suffisamment solides pour qu'ils ne ratent pas finalement le palier qui pouvait les faire pénétrer un peu plus en toute sécurité, dans le monde parallèle où évoluent les revenants. En tant que spécialiste en spectrologie, Théo estimait posséder toutes ses chances pour mener à bien son entreprise.

Il vit le médecin descendre du train, et lui emboîta le pas. Il lui semblait important également de se trouver au plus près derrière le fantôme au moment de la descente du train, ce qu'avaient certainement négligé de faire les autres. Lorsqu'il descendit le marchepied, il se dit qu'il abandonnait sans doute à cet instant, la finale du championnat de Flandre des mangeurs de potje vleesh à son vieil ami mais non moins concurrent Axel Van der Meulen ; mais au moins, ainsi, il faisait fi de toute frivolité, ce qui était préférable pour lui au cas où le fantôme serait vraiment malveillant envers toute personne un tant soit peu amusette.

Théo se retrouva bientôt sur le quai. L'air était glacial, et il voyait la buée de l'haleine du médecin qui le précédait, se mêler à la brume naissante. Le médecin entra très vite dans la gare, puis il en referma la porte derrière lui. Théo la rouvrit aussitôt, et pénétra dans la gare. Elle n'était pas très grande, éclairée par deux espèces de lanternes fixées à un mur, et dans un coin il y avait ce qui paraissait être un guichet, par ailleurs manifestement abandonné. Les lanternes diffusaient une lumière hésitante, qui conférait aux lieux un aspect sinistre.

Le médecin ouvrit une autre porte, et sortit de la gare après l'avoir reclaquée derrière lui.

Ce fut alors que l'on entendit de drôles de craquements. Théo sentit son coeur s'accélérer quand il vit les murs se lézarder. Il leva la tête, et s'aperçut qu'il en était de même du plafond.

Rendez-vous samedi prochain pour le dernier épisode !!!

04/11/2008

Tranches de morts

NB : mardi à 12 h, c'est une version brouillon qui a été mise par erreur en ligne. Je vous prie de m'en excuser, et vous invite à lire la version corrigée.

Février 1962

Anita avait juste 10 ans. Petite fille aux longues nattes, elle jouait avec Louis, un garçon de son âge, dans sa maison de briques où se répandaient des bribes de « L’hymne à l’amour » d’Édith Piaf. C’était sa mère, une femme brune et menue qui passait le disque. Piaf était sa chanteuse préférée. Mais elle voulait peut-être ainsi couvrir la conversation animée des hommes qui se tenaient debout dans la cuisine, buvant un rhum pour pouvoir affronter le froid glacial de cette nuit d’hiver, et aussi se donner du courage.

Ils étaient en tout quatre. Et parmi eux, Pablo, le père d’Anita, un petit homme aux cheveux bruns, ainsi que Marcel, celui de Louis, qui lui était au contraire de haute taille et très blond. Tous les quatre étaient trentenaires, et travaillaient comme ouvriers à l’usine métallurgique qui faisait vivre la plupart des familles du village, et même des communes alentour.

Et en ce samedi soir, s’ils s’étaient retrouvés, c’était pour aller coller des affiches. Tous syndiqués et membres du PC, ils militaient pour l’indépendance de l’Algérie. Quinze jours plus tôt, des manifestants étaient morts à la station de métro Charonne à Paris. Or, dans les environs du village, fleurissait depuis quelque temps le sigle OAS, celui des ultras de l’Algérie française contre lesquels les morts de Charonne avaient manifesté.

Les quatre copains avaient décidé de leur rendre hommage en collant des affiches appelant à la lutte contre le fascisme.

Bientôt, ils quittèrent la maison, et montèrent à bord de la 2 CV que Marcel avait achetée avec ses économies. Ils avaient chargé à l’intérieur tout ce qui leur fallait pour leur expédition : des affiches, de la colle, des pinceaux, et un pot de peinture noire.

Anita ne les vit pas partir ; elle était toujours en train de jouer avec Louis.

Tout d’abord, les quatre militants allèrent couvrir les murs de la pissotière près de l’église, qui constituait un véritable point stratégique. Tous les hommes qui s’y rendaient, ne manquaient jamais de lire ce qui y était affiché en permanence. Puis, ils quittèrent très vite le village. Ils roulèrent pendant environ deux kilomètres, et commencèrent à coller des affiches sur les arbres bordant la départementale. L’ambiance était plutôt joyeuse ; leur appréhension du début s’était vite estompée, et ils avaient un peu l’impression d’être en train de coller des affiches pour le bal de la Saint Éloi, le patron des métallos, qui avait lieu chaque année à la salle des fêtes du village.

Ce fut Marcel qui eut l’idée de pousser jusqu’au transformateur situé un peu plus loin. C’était un gros bloc de béton, sur lequel il serait défoulant d’écrire en grand à la peinture noire : PAIX EN ALGÉRIE ! En passant sur la départementale, on ne pourrait que voir l’inscription. Alors les quatre copains remontèrent dans la 2CV, et mirent le cap sur le transformateur. Ce fut Pablo qui fut choisi pour inscrire le slogan. Il était connu pour avoir une belle écriture ; cette tâche lui revenait de plein droit.

Il voulut se montrer digne de la confiance qu’on lui témoignait, mais aussi de l’importance de sa mission, en prenant tout son temps, en s’appliquant au mieux. Les trois autres suivaient la progression des lettres sur le mur gris du transformateur, qu’éclairait la pleine lune. Ils étaient presque aussi concentrés que Pablo, si bien que pas plus que lui, ils n’entendirent arriver une voiture.

C’était une DS noire, qui roulait tous feux éteints. Lorsqu’elle fut à leur hauteur, Marcel se retourna brusquement. Il eut juste le temps d’apercevoir le canon d’une arme qui passait par une vitre baissée. Il y eut trois coups de feu successifs. Au deuxième, Pablo avait poussé un cri, et au troisième il s’écroula dans l’herbe qui bordait la route. Marcel s’agenouilla, puis l’attrapa par les épaules pour le mettre en position assise. Mais ce n’était qu’un geste dérisoire, qui ne pouvait en rien changer le cours des événements. Pablo était mort, assassiné.

 

***

Par la suite, Anita oublia comment s’était passé le retour de son père à la maison. Elle ne devait se souvenir que du jour de l’enterrement. Tout le village y était, et au cimetière, M. Séraphin Lavinant-Drouet, le directeur de l’usine métallurgique, fit une apparition. Il était accompagné de son fils Paul, âgé de dix ans comme Anita et Louis. Celui-ci était vêtu d’un pardessus et portait une cravate. Il était déjà dans la peau du futur directeur d’usine qu’il ne pouvait que devenir. Il avait une bouille toute ronde, qui agaça Anita lorsqu’il la regarda avec apparemment toute l’indifférence du monde.

Son père n’avait pas tenté de faire un discours, comme il s’y employait d’habitude lorsque décédait un membre du personnel de son usine. Cet ancien collabo notoire, fervent disciple du régime de Vichy qui avait échappé mystérieusement à l’épuration en 1944, était connu pour être un partisan de l’Algérie française, et des bruits couraient même sur sa participation au financement de certains réseaux OAS.

En tout cas, personne ne vint l’ennuyer au cours de l’enquête bâclée qui eut lieu pour « tenter » de retrouver les assassins de Pablo.

 

***

Février 1972

Anita n’écouta pas jusqu’au bout le dernier disque du Pink Floyd qui tournait sur son électrophone en plastique, et sortit rapidement de sa maison. On avait annoncé que des gros bras étaient entrés en force dans l’usine métallurgique en grève et occupée depuis huit jours. Louis faisait partie des grévistes. Il avait été embauché à l’usine à seize ans, en janvier 1968, pour pouvoir continuer à vivre au pays, et avait récemment demandé Anita en mariage. Mais celle-ci ne l’entendait pas ainsi. Elle voulait quitter le village, que Louis laisse tomber l’usine des Lavinant-Drouet. Elle avait trouvé une annonce dans le mensuel Actuel, à propos d’une communauté dans les Cévennes qui était prête à accueillir encore deux couples. C’était le rêve d’Anita. Vivre dans la marginalité, quitter le système qui avait assassiné son père dix ans plus tôt. Elle voulait convaincre Louis, en lui répétant sans cesse qu’en mai 68, tout ce qui avait été obtenu, ce n’était que des broutilles : un peu de fric en plus et de menus avantages, mais pas un idéal de vie. À l’usine, les cadences infernales, le travail aliénant, tout cela avait continué. La seule solution, c’était de tout plaquer, pour une autre forme d’existence. Mais jusqu’à ce jour, Louis n’avait guère rejoint son point de vue. Il croyait encore à la lutte des classes, à l’idéal révolutionnaire. Et s’il avait quitté le PC encore cher à son père, car il l’estimait trop compromis, il s’était coulé volontiers dans la mouvance gauchiste qui était en pleine expansion en ce début des années soixante-dix. Puis, comme argument, il disait à Anita qu’elle ne pouvait quand même pas abandonner sa mère qui ne supporterait pas de la perdre après avoir dû faire le deuil de son mari ; qu’il lui suffisait de se faire engager comme secrétaire à l’usine ; que l’on en recherchait justement une.

Cela avait pour effet de plonger Anita dans une profonde colère.

Elle traversa le village vêtue d’une parka kaki et d’un jean à pattes d’eph’, ses longs cheveux bruns se soulevant et retombant sur ses épaules.

Elle arriva juste aux grilles de l’usine, quand une quinzaine d’individus habillés de cuir, le visage dissimulé par une cagoule noire, et tenant chacun une barre de fer à la main, en sortaient en courant. Ils s’engouffrèrent tous dans un trafic blanc garé à proximité, et démarrèrent en trombe.

Anita entra dans la cour de l’usine avec le cœur qui battait à se rompre. Elle vit tout de suite un attroupement et perçut un murmure qui allait en s’amplifiant. Elle prévoyait le pire, et put se rendre compte que sa prémonition n’était pas vaine quand elle découvrit au milieu d’un cercle d’ouvriers aux yeux hagards, Marcel accroupi, tenant dans ses bras son fils Louis dont le visage était maculé de sang.

Anita se figea, tandis que Marcel la fixait les lèvres tremblantes. Une immense détresse pouvait se lire dans ses yeux d’un bleu très pâle ; et une effroyable haine marquait son visage émacié.

Il finit par réussir à dire :

— Il a voulu nous défendre, mais ces salauds de fascistes l’ont massacré à coup de barre de fer.

Anita hocha gravement la tête. Elle était partagée entre deux sentiments aussi puissants que contradictoires : un sentiment de douloureuse tristesse, et un autre de terrible colère envers Louis qui ne l’avait pas écoutée, n’avait pas voulu suivre ses conseils.

Cette fois, Séraphin Lavinant-Drouet s’abstint de paraître aux obsèques en compagnie de son fils qui était devenu son bras droit, avant d’être officiellement le seul maître de l’usine.

En bon fils de son père, il avait épousé ses idées d’extrême droite, et fondé le PNC, (Parti Nationaliste de Combat). Ce qui fait que dans les environs, des croix celtiques fraîchement peintes, avaient remplacé les sigles OAS à moitié effacés par le temps et les intempéries. Beaucoup pensèrent que les briseurs de grève qui avaient assassiné Louis étaient des militants de ce mouvement. Alors, peu de temps après le drame, le préfet du département ordonna la dissolution du PNC. Quelques-uns de ses membres furent interrogés par les gendarmes, mais l’on ne retint rien contre eux. Quant à Paul Lavinant-Drouet, personne n’avait seulement songé à venir l’importuner, vu qu’il était celui qui allait continuer la noble mission de fournir leur pain quotidien aux travailleurs du canton.

En revenant à pied du cimetière, Anita l’avait vu dans le centre du village. Il sortait du bar-tabac, et allait rentrer dans sa Porsche. Leurs regards s’étaient croisés, et elle y avait lu une certaine ironie.

 

****

 

 

Février 1982

 

Plus de sept années s’étaient écoulées depuis le début de la crise économique et la montée du chômage. L’usine métallurgique n’avait pas échappé à la fin des « trente glorieuses », et son directeur avait licencié bon nombre de ses ouvriers. Et ceux qui n’avaient pas encore reçu leur billet de sortie, se retrouvaient donc plus que jamais inféodés à celui que tout le monde appelait, Monsieur Paul, qui avait pris en 1978, la relève de son père diminué par la maladie.

En ce jour froid d’hiver, Anita quitta sa maison de briques ; plus rien ne la retenait au village où elle avait vécu deux drames sanglants. Sa mère était décédée six mois plus tôt, alors elle pouvait partir. Elle avait retrouvé l’annonce qu’elle avait découpée dans Actuel dix ans auparavant, et écrit à l’adresse indiquée sans trop y croire. Moins de huit jours plus tard, elle avait reçu une réponse inespérée : il y avait une place pour elle dans la communauté qui existait toujours.

Elle partit chaudement vêtue, avec une petite valise à la main. Elle allait prendre la micheline de 15 h, ce qui lui laissait juste le temps de régler ses comptes.

Elle se dirigea vers le cimetière du village. Séraphin Lavinant-Drouet avait fini par rendre l’âme, et à cette même heure, on devait l’inhumer dans le caveau familial.

Anita vit tout de suite une foule rassemblée, à peine eut-elle franchi la grille du cimetière. C’était un groupe hétérogène où se mêlaient des notables, des ouvriers de l’usine, le curé et deux enfants de cœur ; mais tous paraissaient gris, tristes comme le ciel qui semblait prêt à lâcher des tonnes de flocons sales.

Le préfet dans son uniforme achevait juste son discours en clamant :

— Nous n’oublierons jamais celui qui a amené la prospérité à cette commune, et…

— Et a fait assassiner mon père Pablo, et Louis, celui qui n’a jamais voulu m’écouter ! le coupa Anita.

Tout le monde se retourna vers elle, et l’on entendit un murmure de réprobation.

Alors, Anita lâcha :

— Allez au diable !

Puis elle tourna les talons et partit avant de se faire lyncher.

Une fois sortie du cimetière, elle vit tout de suite la vieille 2CV de Marcel garée près de la grille. Marcel se tenait avec peine à sa portière ouverte. Il était pathétique dans son extrême maigreur ; flottant dans son bourgeron d’un bleu délavé. Le cancer le rongeait et ses jours étaient comptés. Il adressa un petit sourire à Anita. C’était sa façon de lui souhaiter bon voyage et de lui dire adieu.

Anita ressentit un pincement au cœur ; mais elle n’avait plus de temps à perdre. Elle arriva vite à la gare, et acheta son billet à un jeune gars à l’accent marseillais qui débutait sa carrière dans ce coin perdu qu’Anita ne voulait plus voir.

Elle se rendit ensuite sur le quai pour attendre la micheline qui ne devait pas tarder.

Elle posa sa valise et laissa errer son regard sur les rails. Elles symbolisaient son départ, sa fuite vers une nouvelle vie. Elle commençait petit à petit à se déconnecter de l’instant présent, mais y revint soudainement quand elle eut l’impression d’une présence tout près d’elle.

Elle ne s’était pas trompée, il y avait bien quelqu’un : Paul Lavinant-Drouet, dans son costume de deuil, tenant fermement un pistolet dans sa main droite. Il avait perdu depuis longtemps sa bouille ronde. Son visage était allongé, creux ; et une calvitie déjà prononcée pour ses 30 ans, lui donnait un aspect d’enfant gâté vieilli trop vite. Dans son regard, Anita ne pouvait y voir cette fois de l’indifférence ou de l’ironie, mais de la haine, une haine farouche.

— Vous êtes contente de votre numéro ? fit-il d’une voix tremblante de colère.

Anita voulut crâner.

— Vous allez me tuer vous-même ? fit-elle ; quel honneur ! Je ne devrai pas me contenter des hommes de main de la famille Lavinant-Drouet, comme mon père et Louis ?

— Taisez-vous ! ordonna celui qui la tenait en joue avec son pistolet.

Il était prêt à tirer ; Anita en avait la certitude. Mais elle demeura les yeux bien plantés dans les siens, voulant le défier jusqu’à l’ultime instant. C’est ainsi qu’elle vit un éclair d’effroi y passer quand un coup de feu retentit. Aussitôt, il s’affaissa sur le quai, et Anita regarda instinctivement vers la clôture de protection qui le longeait.

Marcel se tenait derrière avec son fusil de chasse à la main.

L’employé à l’accent marseillais arriva sur le quai, et se mit à bégayer en voyant le cadavre de Paul Lavinant-Drouet. Alors, Anita fut gagnée par une sourde angoisse. Il allait appeler les gendarmes, la micheline risquait d’être bloquée. Elle s’imagina restant au village, ratant sa sortie, son départ vers la vie ; enchaînée à ces tranches de morts qui avaient accompagné ses trente années d’existence dans ce lieu d’où elle voulait s’arracher.

Elle s’efforça de bâtir par la pensée un futur de soleil, de lumière, de perpétuel été ; mais comme pour la contrarier, des flocons sales se mirent d’un coup à tomber abondamment.

 

Patrick S. VAST - Avril 2008

 

 

01/11/2008

La gare temporaire (5ème épisode)

 

Épisodes précédents dans la rubrique "Feuilletons", colonne de gauche

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Théo Van der Broucke aimait beaucoup cette légende, avec son côté à la fois naïf et irrationnel que possède toujours ce genre d'histoires. Et puis, il n'avait cure des lacunes et des relatives invraisemblances de la légende que ne manqueraient pas de souligner de fervents rationalistes. Il était l'auteur d'un traité de spectrologie qu'il avait fait publier à compte d'auteur. Il croyait aux fantômes, et donc prenait pour argent comptant tout ce que racontait la légende. À ce propos, il avait fait une rapide enquête à la bibliothèque municipale, afin d'essayer de vérifier si par exemple Marc Decool n'avait pas emprunté un ouvrage évoquant la fameuse légende. Ce n'était pas le cas ; par contre, il découvrit que l'intéressé avait emprunté au cours des trois années précédant sa chute du Dunkerque-Arras, plusieurs ouvrages relatifs à l'ésotérisme, aux phénomènes irrationnels, et à sa grande fierté, son traité de spectrologie que le responsable de la bibliothèque municipale avait accepté de prendre en dépôt avec grand plaisir dès sa parution.

Ainsi donc, ce personnage, qui selon l'enquête qu'il avait pu mener, faisait figure d'individu conventionnel, et de surcroît rationnel, croyait très probablement aux fantômes. Selon Théo, cela avait pu suffire pour que celui du maire du village disparu en 1896, celui du médecin, ou même les deux, lui fussent apparus. De là à faire le lien entre la légende et sa mort accidentelle, il n'y avait, pour Théo, qu'un pas, qu'un simple pas à franchir.

Il n'avait pas effectué de recherches allant dans ce sens, concernant les autres victimes du Dunkerque-Arras ; le cas de l'employé de banque effectuant tous les jours le trajet entre Dunkerque et Hazebrouck lui suffisant pour l'instant.

Et ce fut donc par un 28 février glacial d'une nouvelle année bissextile, que Théo prit à Hazebrouck le TER de 18 h 17 pour Dunkerque, avec un billet aller/retour.

Une fois arrivé à Dunkerque vers 18 h 47, Théo descendit, juste pour composter le retour, puis reprit place dans une voiture assurément vide. Le train démarra à 18 h 58 précises, et pour Théo, l'attente commença. Ce fut tout d'abord Coudekerque-Branche, puis Bergues, et enfin Esquelbecq. Le train venait tout juste de redémarrer, quand Théo entendit des pas derrière lui. Un individu, grand, vêtu d'un manteau et coiffé d'un haut-de-forme, passa bientôt près de lui, et vint se poster devant les portes de la voiture. Théo reconnut aussitôt le maire du village disparu, dans cet individu qui correspondait parfaitement à la description qui en était faite dans l'ouvrage consacré à la légende qu'il avait consulté. En tant qu'auteur d'un traité de spectrologie croyant fermement aux fantômes, Théo ne fut pas du tout surpris que celui-ci lui apparaisse, et trouva même la situation normale, si l'on consent à bien vouloir employer ce terme dans un pareil cas.

Bientôt le train ralentit, puis s'arrêta devant une gare éclairée. Théo essuya avec la main la buée qui couvrait alors partiellement la vitre près de laquelle il était placé, pour mieux voir à l'extérieur. Aux alentours de la gare, c'était le désert le plus complet, et elle semblait comme avoir été plantée près des voies de chemin de fer, à la limite de l'immense champ qui s'étendait maintenant à la place du village disparu. Mais il était vrai que la légende indiquait bien, que pour accueillir le maire, puis le médecin venus se repentir, une gare était érigée à chaque fois à l'emplacement de celle de 1896.

Théo vit le maire entrer bientôt dans la gare. Il ne doutait pas qu'il allait en ressortir de l'autre côté, et se rendre plus loin, peut-être au milieu du champ qui était à cet endroit comme absorbé par l'obscurité et une légère brume, où devaient l'attendre tous les villageois ayant repris également forme humaine.

Théo fut tiré de ses pensées par la sonnerie du train qui redémarra aussitôt. Il songea alors qu'il lui aurait fallu vérifier si par hasard les victimes des années bissextiles, n'étaient pas des individus frivoles, prenant par exemple un peu trop goût à certains bienfaits de cette basse terre. Que cela concernât des individus qui croyaient aux revenant, pouvant mélanger le spirituel et les choses les plus matérielles qui fussent, n'aurait pas surpris outre mesure Théo, puisque lui-même, expert en spectrologie et autres manifestations de l'au-delà, devait se rendre dans moins d'une heure, dans un estaminet de la bonne ville de Godewarsvelde, pour participer à la demi-finale du championnat de Flandre des mangeurs de potje vleesch. Par contre, que les victimes fussent des individus portés sur ce que l'on appelle communément la bagatelle, eût peut-être fourni une explication à leur infortune commune. Compte tenu que le maire et le médecin devaient racheter leur inconduite passée, il n'eût pas été étonnant qu'ils aient voulu punir des individus qui n'étaient pas irréprochables. Dans ce cas, Théo devait se tenir sur ses gardes pour la suite de son aventure.

Mais pour l'heure, et jusqu'au lendemain, il n'était plus question de revenants et de phénomènes surnaturels pour lui, car il venait juste d'arriver à la gare d'Hazebrouck. Son très sérieux et très disputé championnat de mangeurs de potje vleesch l'attendait, et il devait s'y consacrer tout entier.

 

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