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27/04/2009

Les voisins

— Ah, monsieur Loret, vous allez devoir nous quitter, votre contrat à durée déterminée va se terminer, la personne que vous remplacez rentre demain.

Dans sa blouse bleue de magasinier, Jacques Loret, un trentenaire grand et sec à la calvitie galopante, regarda son interlocuteur d’un air dépité.

— Ah bon, je pensais qu’il ne rentrerait peut-être pas.

L’interlocuteur, un homme petit, malingre dans son costume gris, qui officiait dans l’entreprise en tant que directeur des Ressources Humaines, hocha la tête.

— Et si, il revient. Vous resterez jusqu’à demain pour lui passer les consignes. Nous comptons sur vous, monsieur Loret.

— Vous pouvez, fit l’intéressé en s’efforçant de ne pas grimacer.

Le soir venu, il retrouva sa femme et ses deux enfants, dans la maison que la famille louait depuis un mois.

Il se laissa tomber sur le canapé du séjour, acquis avec tout l’ameublement de la maison dans un discount au cours des soldes, et déclara :

— C’est foutu, on va devoir retourner vivre en appartement.

— Quoi ! fit sa femme, une brunette de 28 ans.

— Oui, reprit son mari, je termine mon CDD demain. Le gars que je remplaçe rentre à la boîte ! Alors, avec tous les deux au chômage, on ne pourra pas rembourser le crédit des meubles, de la voiture, et assurer le loyer de la maison. Il faut choisir.

— Mais… mais, bredouilla sa femme, tu m’avais dit que…

— Oui, je sais, que le gars que je remplace ne devrait plus rentrer. C’est ce qu’on m’a laissé croire. On m’a même dit qu’il ne devait plus remarcher et finir sa vie dans un fauteuil roulant. Et bien sûr, que c’était moi qui allais hériter de sa place.

À ce moment-là, Loret aperçut par la porte-fenêtre du séjour, sa voisine d’à côté qui s’en allait arroser ses fleurs dans son patio. C’était une septuagénaire qui profitait d’une retraite paisible avec son mari.

Loret prit un air dégoûté.

— Et celle-là qui vient me narguer avec ses fleurs, lâcha-t-il la bouche amère. Moi aussi, je voulais le fleurir le patio ; je voulais en mettre partout des fleurs, mais ce n’est plus la peine d’y penser.

 

****

 

Le lendemain, il vit arriver en moto celui qu’il avait remplacé. C’était un grand gaillard bardé de cuir. Il s’efforça de se montrer aimable avec lui, mais à la fin de la matinée, il ne put s’empêcher de lui demander :

— Au fait, vous n’avez pas eu peur de remonter sur une moto ?

L’autre s’esclaffa :

— Et pourquoi donc ?

Loret ravala sa salive avant de répondre :

— Eh bien, il paraît que vous avez eu un sacré accident. Que vous avez même failli…

— Y rester ? le coupa l’autre.

— Ben oui.

L’autre fit un vague mouvement de la main.

— Tout ça, c’est déjà oublié ! s’exclama-t-il. Ça n’a en rien entamé mon amour de la moto et surtout de la vitesse ! Je prends toujours autant de risques.

— Alors, ça, c’est incroyable, dit Loret.

 

****

Le midi, il se hâta de manger, puis sortit du réfectoire de l’entreprise. Il se rendit à l’endroit où son collègue avait garé sa moto. C’était une Harley ; une moto que Loret connaissait bien. Son père en avait possédé une jadis. Il avait même appris à bricoler ce type d’engin.

Il regarda sa montre ; il avait du temps devant lui.

 

****

 

Deux jours plus tard

 

Éliane Sorot, la voisine de Loret sortit dans son patio et commença à s’occuper de ses fleurs qui grimpaient le long du grillage séparant sa maison de celle de son voisin.

Elle sursauta quand elle entendit :

— Bonjour !

Cette petite femme aux cheveux blancs leva la tête, et vit Loret en survêtement qui la regardait en souriant.

— Ça va, madame ? fit-il.

— Ça va, dit Éliane. Et vous aussi apparemment.

— Ouais ! fit Loret. Figurez-vous que je vais pouvoir garder la maison.

Éliane prit un air interrogateur.

— Oui, reprit Loret, le gars que je remplaçais et qui était revenu à l’entreprise, a eu un nouvel accident de moto, et cette fois-ci, il est mort.

— Ah oui, je me souviens, fit Éliane, vous m’aviez dit que vous remplaciez quelqu’un et…

— Oui, et cette fois-ci, je le remplace pour de bon, il ne reviendra plus. Il faut dire que ce type était un inconscient. Il avait déjà failli y passer la première fois, et il continuait de rouler comme un fou. C’était un dingue de vitesse ; il me l’a dit ! Là, il ne s’est pas arrêté à un stop et s’est fait renverser par une voiture. Il est mort sur le coup à ce qui paraît.

— Mon dieu ! fit Éliane, le pauvre garçon !

Loret prit un air dégagé.

— Oh, il ne laisse personne derrière.

— Comment cela ? s’étonna Éliane.

— Oui, fit Loret, il n’avait pas de femme, pas d’enfants, pas de famille. Non, il ne laisse personne derrière lui.

À ce moment-là, deux petites filles vinrent rejoindre Loret, deux petites filles absolument semblables.

— Ce n’est pas comme moi, reprit Loret en regardant les jumelles d’un air bienveillant. Maintenant que j’ai un emploi sûr et que je vais pouvoir garder la maison, je vais leur installer un toboggan, une balançoire. Puis je vais mettre des fleurs partout dans mon patio. Je vais vous faire une sacrée concurrence !

— Eh bien, c’est parfait, fit Éliane un peu mal à l’aise.

Elle rentra dans sa maison, et trouva dans un fauteuil du séjour, son mari Victor, un petit bedonnant à la moustache aussi blanche que la couronne de cheveux qui entourait son crâne.

Éliane lui raconta ce que venait de lui dire leur voisin, et Victor demanda avec un petit sourire :

— Ce ne serait pas lui, par hasard, qui aurait saboté les freins de la moto de son collègue pour avoir sa place une fois pour toute ?

Éliane prit un air offusqué.

— Voyons ! où vas-tu chercher des idées pareilles ? Il paraît que le pauvre garçon qui s’est tué, était un fou de vitesse.

— Alors, si c’est la vitesse qui est en cause, je n’ai plus rien à dire, fit Victor.

 

****

Les mois s’écoulèrent, et le patio de Loret s’égaya de plus en plus. Comme annoncé, apparurent un toboggan, des balançoires et même une piscine gonflable dans laquelle ses filles s’ébattaient pendant des heures quand il faisait chaud. Mais surtout, Loret sema des fleurs, inonda son patio de plantes, en mettant sans cesse au défi Éliane de le surpasser. Alors celle-ci jouait le jeu, faisait semblant d’être jalouse, ce qui paraissait ravir son voisin.

Mais un soir, alors que les Sorot rentraient chez eux après quinze jours d’excursion avec un club du troisième âge, Éliane eut le désagrément de trouver ses capucines qui grimpaient le long du grillage et avaient tendance à s’inviter chez Loret, couvertes d’immondices.

Elle en fut très contrariée, et Victor quant à lui, se montra très inquiet.

Et ça ne devait pas s’arranger le lendemain, quand son épouse lui apprit qu’elle avait vu Loret dans le patio, et qu’en guise de bonjour, il avait émis un grognement des plus hostiles.

— J’espère qu’il n’a pas d’ennuis, dit-elle.

— Va donc savoir, dit son mari en haussant les épaules.

Les semaines passèrent, et il apparut évident que Loret n’allait plus au travail.

— Il ne serait quand même pas au chômage ! dit Alors Éliane.

Victor haussa encore les épaules.

— La situation économique n’est guère florissante depuis quelque temps. Des entreprises ferment et licencient. Ce ne serait pas étonnant.

Quelques jours plus tard, le toboggan et les balançoires disparurent, les petites filles n’apparaissant d’ailleurs plus dans le patio depuis un certain temps.

Et quand un matin, Victor rentra des couses en déclarant à sa femme qu’il y avait une camionnette devant chez les Loret, avec déjà des meubles dedans, il fut évident que leur voisin était contraint de quitter sa chère maison.

Éliane s’abstint de se rendre dans son patio pour aller voir ses fleurs durant toute la journée, mais en fin d’après-midi, n’y tenant plus, elle ouvrit la porte-fenêtre et sortit.

Victor était plongé dans une encyclopédie, et quand soudain il entendit une détonation, il en lâcha son livre. Il se leva de son fauteuil, et regardant par la porte-fenêtre, vit Éliane qui s’écroulait dans l’herbe. Il se précipita dans le patio, et aussitôt une voix ordonna :

— Ne bouge plus !

Victor s’immobilisa, et découvrit son voisin armé d’un fusil qui le mettait en joue.

Les lèvres du septuagénaire commencèrent à trembler ; mais une seconde détonation qui le foudroya, l’empêcha d’émettre le moindre son.

 

****

 

Loret rentra tranquillement chez lui avec son fusil à la main. Il y retrouva sa femme qui tenait contre elle en tremblant les jumelles affolées.

— Allez, fit Loret, on peut quitter la maison maintenant ; il n’y a plus personne pour nous narguer.

 

Patrick S. VAST - Avril 2009

24/04/2009

Chattitude

Les réactions du chat, son comportement, sont imprévus, étonnants, et c'est sans doute ce qui constitue son attrait, qui fait qu'il soit unique. Voici un court texte tiré d'une histoire vraie qui le démontre bien. Je vous laisse chercher sur la photo des 4 chats de la maison à l'époque où ils étaient encore chatons, qui sont Ombre furtive et Pierrot lunaire. Intérêt de l'histoire également : l'infirmière est en blouse noire. Voici un  corps de métier que l'on drape habituellement de blanc, alors qu'une thérapeute en noir aurait peut-être un réel pouvoir de guérisseuse. Vaste question à débattre.

En attendant, découvrez ou redécouvrez cette nouvelle, "L'infirmière en blouse noire", en cliquant ici. 

17/04/2009

À partir d'un portrait

Le portrait était très intéressant : deux femmes en robes noires aux cheveux blancs qui regardaient par une fenêtre. On pouvait imaginer qu’il s’agissait de celle d’un manoir. Le titre a donc surgi d’un coup. Logique dans toute sa complexité et sans doute sa longueur : « Un manoir et deux robes noires ».

Pour le fond et même la forme, ce fut autant du fantastique que de la SF.

Je vous invite à lire ou à relire cette nouvelle écrite en janvier 2008, en cliquant ici même.

Autre texte, autre conception : « Matin de glace » que je vous invite à retrouver dans une note datée de ce jour sur le blog Sandie, avec photos et musique, en cliquant cette fois,  

09/04/2009

Le chat exécuté

Jean Farin n’était pas mécontent d’avoir un week-end prolongé. Cette après-midi encore, il s’était copieusement enguirlandé avec Dujoux, son directeur commercial. Ce n’était pas la première fois, mais certainement celle de trop, car il était allé jusqu’à lui souhaiter de disparaître dans les plus brefs délais de la surface de la planète. C’étaient exactement les mots qu’il avait employés, et bien sûr Dujoux l’avait très mal pris. Bon, ce n’était pas réellement une menace de mort, mais ça y ressemblait quand même.

Mais Farin n’y pensait plus ; il avait quatre jours devant lui pour décompresser, et pour l’heure, il était tranquillement installé dans son canapé devant la télé, avec près de lui deux de ses quatre chats qui ronronnaient dans leur panier.

Il n’aurait voulu pour rien au monde être dérangé, aussi quand soudain on sonna à la porte, il décida tout simplement de ne pas répondre. Il continua de regarder la télé, et peut-être un petit quart d’heure plus tard, on sonna de nouveau. Il laissa échapper un juron ; mais quand un autre coup de sonnette, plus strident encore que les précédents retentit, il se leva en bougonnant du canapé.

Après avoir ouvert la porte, il trouva devant lui un grand énergumène aux yeux torves, qui s’exclama :

— Ah, quand même !

L’homme avait la voix pâteuse, il était de toute évidence ivre.

— Regardez ! continua-t-il.

Farin regarda aussitôt ce que lui montrait du doigt l’individu, et tressaillit en découvrant par terre, allongé contre le mur près de la porte, un chat noir et blanc. Il avait un peu de sang au bout du museau, et était tout ce qu’il y a de plus mort. Farin songea aussitôt à son chat Pompon ; il lui ressemblait. Mais, en y regardant de plus près, il fut soulagé ; la répartition du noir et du blanc n’était pas la même que chez Pompon ; puis de toute façon, celui-ci était en train de ronronner dans son panier. Cela revint d’un coup à l’esprit de Farin.

— Mais, ce n’est pas mon chat ! s’exclama-t-il sans pouvoir cacher sa joie, alors que la vue d’un chat écrasé l’attristait toujours d’habitude.

L’autre continuait de le fixer avec ses yeux torves et déclara :

— Il a été exécuté !

— Exécuté ? fit Farin.

— Oui, c’est une voiture, ou même une bande qui a fait ça ; qui l’a exécuté.

— Peut-être, et même sans doute, fit Farin, seulement, ce n’est pas mon chat. Je ne peux pas m’en occuper.

— Mais, objecta l’autre, votre voisin, là-bas, m’a dit que c’était à vous, que vous avez plein de chats !

L’individu désignait une maison pratiquement en face de celle de Farin, où habitait un vieux qui était persuadé qu’il recueillait tous les chats errants du quartier. Tout cela parce qu’il avait accueilli quatre ans plus tôt, une chatte qui avait accouché dans son cagibi de quatre chatons qu’il n’avait pas eu le cœur de séparer par la suite.

— Eh bien, fit-il, vous irez dire à ce monsieur que celui-ci ne m’appartient pas. Et sur ce, je vous demande de le reprendre.

L’autre s’énerva :

— Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? J’ai rien à en faire, moi ! Je l’ai ramassé au-dessus, près du pont. Puis, y’a votre voisin qui a été formel, il m’a bien dit que c’était à vous !

Farin sentait que le seul moyen de s’en sortir était de prendre le chat mort en charge.

— Bon, OK, fit-il, je m’en occupe.

— Ah, quand même ! dit l’autre. C’est quand même pas à moi de me charger de ça ! J’en ai déjà fait assez !

— Oui, oui, pas de problème, confirma Farin, vous pouvez y aller.

L’autre bougonna un vague au revoir et s’en alla.

Farin souffla un grand coup. Ça ne l’amusait vraiment pas de devoir enterrer un chat. Il songea assez vite à un coin de campagne à la sortie de la ville où il allait se promener de temps en temps. Oui, c’était l’endroit idéal. Il rentra tout d’abord chez lui, prit dans sa cuisine un sac en plastique, et une fois ressorti, attrapa le chat par ses pattes arrière et le mit dedans. Cette opération lui avait été pénible, mais il n’en avait pas encore fini avec sa tâche de fossoyeur.

Il plaça le sac dans le coffre de sa voiture, ainsi qu’une bêche dont il ne s’était jamais encore servi, et peu de temps après, il était au volant, roulant vers l’endroit auquel il avait pensé.

Le jour commençait à peine à décliner quand il avait quitté sa maison, et lorsque dix minutes plus tard il arriva à destination, il ne faisait pas encore très sombre.

L’endroit en question était une route gravillonnée bordée d’un côté par un canal, et de l’autre par un talus herbeux, avec à son sommet une zone boisée. Il gara sa voiture sur le bas-côté près du talus, puis en descendit. Il ouvrit le coffre du véhicule, et en voyant le sac qui épousait la forme du chat mort, sentit son cœur se serrer. Il attrapa avec ferveur le manche de la bêche comme pour se motiver, puis décida d’aller tout d’abord creuser un trou et de revenir chercher le sac. Il grimpa le talus qui n’était pas trop raide, et arriva au milieu d’arbres. C’était vraiment l’endroit idéal pour offrir une sépulture au chat. Seulement, Farin n’était pas vraiment un jardinier émérite, et lorsqu’il eut planté sa bêche dans le sol durci par la sécheresse, il réalisa qu’il n’arriverait jamais à creuser le moindre trou.

Alors, fort découragé, il décida de redescendre. Il venait juste d’émerger des arbres quand un bruit de moteur attira son attention. Il resta immobile au sommet du talus, et vit passer sur son tracteur, un homme moustachu et coiffé d’une casquette, qui le fixa avec des yeux de fouine. Farin sentit de la sueur couler dans son dos. Il avait comme l’impression d’être pris en flagrant délit. Mais il réussit à se convaincre assez vite qu’il n’avait rien à se reprocher ; il se hâta de regagner sa voiture, replaça la bêche dans le coffre qu’il referma, et très vite quitta les lieux.

Il retrouva le centre-ville. Maintenant, la nuit était tombée ; alors, apercevant un récup’ verres dans un coin désert, il s’arrêta. Il n’était pas fier de ce qu’il allait faire, mais il ne voyait plus d’autre solution.

Et lorsque quelques secondes plus tard sa voiture redémarra, le sac en plastique contenant le chat était posé tout contre le récup’ verres.

 

***

Quelques heures plus tard

Stéphane Larusto conduisait l’air satisfait. Ce quadragénaire rondouillard était un collègue de Jean Farin. Il avait conscience que ce dernier le méprisait parce qu’il s’aplatissait toujours devant Dujoux. Seulement, c’était réciproque. Il méprisait tout autant Farin qu’il considérait comme un grand gueulard, juste bon à vociférer, alors que lui s’était montré capable de bien plus, en assassinant le directeur commercial une petite vingtaine de minutes plus tôt ; en le faisant taire une fois pour toutes. Il savait depuis plusieurs jours que sa future victime allait rester tard au bureau ce soir-là pour terminer un travail. Aussi, il était revenu à sa société à l’heure où il n’y avait même plus un chat dans les parages, et avait garé sa voiture à l’arrière du petit bâtiment abritant l’entreprise. Une fois à l’intérieur, il avait grimpé jusqu’au bureau de Dujoux. Celui-ci avait été très étonné de le voir. Mais Larusto lui avait dit qu’il avait un document très important à lui montrer. L’autre l’avait cru et l’avait suivi. Larusto lui avait montré un dossier sur son bureau, et tandis que le directeur commercial s’était penché pour le regarder, il lui avait plaqué un tampon d’ouate imbibé de chloroforme sur le nez. Dujoux s’était assez vite écroulé sur la moquette, puis Larusto l’avait étranglé avec une cordelette qu’il avait sortie de la poche de sa veste. Ensuite, bien que le directeur commercial fût d’un bon gabarit, Larusto qui avait été élevé dans une ferme et rompu aux durs travaux des champs, n’avait pas eu trop de peine à le hisser sur son dos et à le sortir de l’immeuble pour le caser dans le coffre de sa voiture.

Maintenant, il allait enterrer son cadavre. Pour cela, il avait choisi un coin de campagne à la sortie de la ville que lui avait montré un jour Farin, quand ils ne se méprisaient pas encore mutuellement.

Il arriva à destination, et les phares de sa voiture balayèrent une route gravillonnée bordée par un canal et un talus herbeux. Il se gara sur le bas-côté, près du talus, et coupa le moteur.

Il se prépara à aller creuser un grand trou ; ce qui ne pouvait guère rebuter un fils de paysan, même si la terre était durcie par la sécheresse.

 

***

Lundi, fin du week-end prolongé

Farin venait de passer les quatre jours les plus affreux de toute sa vie, alors qu’il espérait tant de son week-end prolongé. L’épisode du chat l’avait complètement abattu. Il s’en voulait surtout de ne pas avoir été capable de lui offrir une sépulture décente, et de l’avoir abandonné près d’un récup’ verres. Durant ces quatre jours, il n’avait pas osé croiser le regard de ses propres chats ; il aurait eu trop peur d’y lire des reproches.

C’est donc la mort dans l’âme qu’il arriva à sa société. Il ressentit quand même tout de suite un peu de réconfort, en s’apercevant que Dujoux ne traînait pas comme à son habitude dans les couloirs prêt à lui mettre le grappin dessus, surtout après ce qui s’était passé la dernière fois qu’il l’avait vu.

Il se cantonna dans son bureau durant toute la matinée, et quand à midi, un collègue lui apprit que le directeur commercial n’était pas encore arrivé et qu’il devait être souffrant, il eut l’impression d’être soudain très léger, et en oublia complètement l’épisode du chat.

Dujoux fut encore absent dans l’après-midi, confirmant ainsi qu’il était malade, ce qui ne lui était encore jamais arrivé en dix ans.

Mais le lendemain, vers les 10 h, les événements prirent une tournure singulière. En effet, tout les membres du personnel furent réunis par le PDG dans la cafétéria, et il leur apprit que M. Dujoux avait disparu, et qu’un policier allait interroger chacun d’entre eux.

Farin retrouva son bureau, et attendit patiemment que son tour vienne. Il en était arrivé à croire qu’on l’avait oublié, quand on frappa à sa porte, le faisant sursauter.

— Entrez ! fit-il.

La porte s’ouvrit et apparut un homme grand en costume trois pièces un peu défraîchi, et à l’air renfrogné.

— Monsieur Jean Farin ? fit-il.

L’intéressé acquiesça de la tête, et l’autre poursuivit :

— Capitaine Leloux. À ce qui paraîtrait, vous auriez eu une altercation avec M. Dujoux, jeudi dans l’après-midi ?

— Heu… oui, fit Farin, soudain très inquiet.

— Vous l’auriez même menacé de mort ?

— Oh, ce n’étaient que des mots… des mots qui ont dépassé ma pensée.

— M’ouais, et vous pouvez me dire ce que vous avez fait jeudi soir ?

Interloqué, Farin réfléchit un court instant, puis dit :

— Je suis resté chez moi, à regarder la télévision.

— Seul ?

— Heu… oui, je suis célibataire.

— Très bien, je prends note, fit le capitaine Leloux.

Puis il se retira.

Farin était maintenant franchement mal à l’aise. Il avait menti ; il n’était pas resté tout le temps chez lui. Mais c’était involontaire ; il avait tellement voulu oublier l’épisode du chat écrasé… De toute façon, il ne se serait pas vu en train de raconter au capitaine qu’il était sorti pour aller enterrer un chat mort qu’on lui avait généreusement légué, et qu’il l’avait finalement laissé près d’un récup’ verres. Alors, c’était aussi bien d’avoir agi comme il l’avait fait. Puis, de toute façon, il n’y avait pas grand-chose à craindre. Dujoux avait dû avoir un coup de déprime, et partir on ne sait où pour quelques jours. Il allait réapparaître d’un moment à l’autre. Qui aurait bien pu l’assassiner ? Personne ! Même pas lui qui pourtant ne verrait pas d’inconvénients à ce qu’il disparaisse pour de bon.

Mais le lendemain, le directeur commercial était toujours porté disparu, et le jour suivant aussi.

Farin commençait vraiment à exulter, en se gardant bien toutefois de le montrer. Et ce jeudi matin, soit tout juste une semaine après l’altercation qu’il avait eue avec Dujoux, il était penché sur un dossier, quand la porte de son bureau s’ouvrit d’un coup pour laisser apparaître le PDG, un petit homme sec et nerveux qui arbora une mine très crispée quand il lui dit :

— Monsieur Farin, il y a deux policiers qui désirent vous emmener !

— M’emmener ? fit Farin, soudain très pâle.

Il se leva de son bureau, et quand il fut dans le couloir, il vit en effet deux policiers en uniforme.

— Ne vous inquiétez pas, fit l’un des deux, un grand à l’accent du Sud. C’est juste une formalité.

Farin voulut bien se laisser rassurer et suivit les deux policiers. Ils arrivèrent tous les trois à une voiture occupée par deux autres fonctionnaires se tenant à l’avant, et Farin monta à l’arrière du véhicule. Il se retrouva bientôt coincé entre les deux hommes qui l’avaient escorté, et la voiture démarra. Quand celle-ci prit la sortie de la ville, Farin se sentit mal à l’aise. Et cela s’accentua quand elle s’arrêta à l’endroit même où il était venu pour enterrer le chat.

Il sortit de la voiture, et monta le talus avec les policiers. Il crut qu’il allait défaillir quand il découvrit au milieu des arbres du sommet plusieurs personnes, mais surtout en baissant les yeux, un trou conséquent, et à côté un corps enfoui dans une housse blanche.

Il releva les yeux et croisa aussitôt le regard du capitaine Leloux qui annonça :

— Le corps de M. Dujoux a été découvert par le chien d’un promeneur qui a gratté la terre.

— Ah oui, se contenta de dire Farin en soutenant machinalement le regard du capitaine.

Mais celui-ci le détourna pour demander :

— C’est bien l’homme que vous avez vu jeudi soir ?

Farin regarda alors celui à qui s’était adressé le policier, et tressaillit en voyant deux yeux de fouine qui le fixaient avec attention. Il reconnut sans mal l’homme qui était passé sur son tracteur l’autre soir. Et celui-ci afficha une mine des plus réjouies lorsqu’il répondit :

— Oui, pas de doute possible, c’est bien lui. Je le vois encore avec sa bêche à la main. C’est marrant, mais j’ai tout de suite pensé qu’il avait fait un mauvais coup ; un très mauvais coup même !

Patrick S. VAST - Avril 2009

 

 

27/03/2009

Le village figé

– Dites, Charles-Harold, êtes-vous sûr que nous sommes sur la bonne route ? Nous approchons bien de Bourgcoussain ?

Le dénommé Charles-Harold, un quadragénaire aux cheveux brillantinés et plaqués en arrière, et aux lunettes rondes en écaille, répondit :

– Mais bien évidemment, Louise-Agathe.

La dénommée Louise-Agathe, la trentaine finissante, blonde aux cheveux courts et frisottants, se tut.

Tandis qu'à l'arrière, Pierre-Eustache, le fils unique du couple Brebillard, dix ans, les cheveux brillantinés comme son père, mais pourvu d'une raie impeccablement tirée, observait la paysage sans dire un mot.

Il rompit toutefois le silence, en s'exclamant :

– Père ! mère ! regardez donc le panneau, là à droite !

– Ah ! s'exclama à son tour Charles-Harold, vous voyez bien, Louise-Agathe, que nous étions sur le bon chemin.

En effet, sur le bord de la départementale que la BMW du couple Brebillard grignotait goulûment sous le soleil de la Creuse par ce dimanche matin, il y avait un immense panneau annonçant :

 

BOURGCOUSSAIN S/CREUSE

VILLAGE DES ANNEES 50

1ère route à votre droite

 

La BMW des Brebillard grignota un kilomètre de macadam en plus, avant de bifurquer à droite, et les trois membres de la famille purent bientôt lire un autre panneau annonçant :

 

VOUS N'ÊTES PLUS QU'À 500 M DE BOURGCOUSSAIN

RALENTISSEZ !

 

Charles-Harold obtempéra, et bientôt la BMW dépassa le panneau indicateur du village qui débutait par un gigantesque parking, où pour l'instant il n'y avait qu'une vingtaine de véhicules garés.

Un homme en uniformes couleur minium indiqua une place à la famille Brebillard sans que cela fût réellement utile, et bientôt la BMW s'arrêta.

En sortirent alors Charles-Harold en chemisette et pantalon long de tergal ; Louise-Agathe en robe de lin ; et enfin, Pierre-Eustache en chemisette et culotte courte.

La famille commença à avancer ; Charles-Harold et Pierre-Eustache dans leurs mocassins de cuir parfaitement cirés, et Louise-Agathe dans ses escarpins à talons discrets.

– Bienvenue dans les années 50 ! lança le placier en ôtant sa casquette au passage des Brebillard.

Charles-Harold répondit par un petit hochement de tête condescendant, et entraîna son épouse et son fils à sa suite.

Apparurent bientôt les premières maisons du village. Mais avant d'y accéder, il fallait s'acquitter du prix de la visite, de la plongée dans l'univers des années 50, comme le proclamait encore un panneau, plus discret, il était vrai, que les deux que l'on pouvait voir sur la départementale et la petite route de campagne menant au village.

Il faisait un temps superbe ce dimanche-là. Nous étions au début du mois d'août, et les brumes matinales qui s'étendaient sur tout le département de la Creuse au lever du jour, s'étaient très vite estompées, afin de laisser une place de choix au soleil qui chauffait déjà très fort, alors qu'au clocher de l'église du village, 10 h sonnaient.

C'était une jeune fille qui était chargée de vendre les billets permettant d'accéder aux nombreuses attractions qu'offrait Bourgcoussain. Celle-ci, qui était tranquillement installée à une table recouverte d'une toile cirée, rappelait incroyablement Brigitte Bardot dans le film Voulez-vous danser avec moi ? datant de 1959. Elle arborait le même corsage noir échancré que sur l’affiche, une jupe vichy identique, ainsi qu'une coiffure blonde et choucroutante, et une moue boudeuse aux lèvres passées au rose-baiser.

– Vous voulez trois places ? demanda-t-elle aux Brebillard, avec une voix qui était absolument semblable à celle de l'actrice à ses débuts.

– Bien évidemment, répliqua Charles-Harold avec un sourire amusé.

Puis il paya les billets en priant la Brigitte Bardot de Bourgcoussain de garder la monnaie.

Celle-ci minauda, toujours à la façon de la B.B des années cinquante, après que Charles-Harold eut précisé que les Brebillard n'étaient pas arrivés tout droit de l'Allier pour jouer les radins.

Puis, la famille fut aussitôt sollicitée par un grand gaillard en uniforme minium qui se proposa d'être leur guide.

Charles-Harold accepta en faisant ostensiblement la grimace, et les trois Brebillard furent tout d'abord amenés chez un garagiste. Devant l'atelier de ce dernier, étaient garée une série de voitures de la gamme Simca de la fin des années 50 : Ariane, Trianon, Chambord... Ces véritables petites Cadillacs à la française, parvinrent à tirer un sourire de nostalgie de la face un peu crispée de Charles-Harold qui dit à Louise-Agathe :

– Mon père a possédé l'un de ces modèles. Je ne sais plus d'ailleurs lequel. C'était juste avant qu'il ne devienne raisonnable, et décide de rouler exclusivement Allemand.

Le garagiste, un gaillard baraqué en bleu de travail d'une propreté irréprochable, invita les Brebillard à le suivre à l'intérieur de son atelier, où l'on avait réussi à garer une Renault 4 CV, ainsi qu'une Dauphine et une 2 CV Citroën.

Ce fut planté entre ces deux derniers véhicules, que la garagiste commença à délivrer un véritable discours sur la supériorité prouvée des mécaniques des années cinquante, et à vanter les performances des voitures présentes.

Charles-Harold prit un air indulgent, et souffla discrètement à l'oreille de Louise-Agathe :

– En tout cas, tous ces vieux machins ne valent sûrement pas notre BMW.

Puis le guide emmena les Brebillard visiter une épicerie, une boucherie, ainsi qu'une quincaillerie... des années 50.

Au cours de la visite de l'épicerie, Louise-Agathe fit remarquer combien en ce temps-là les commerçants prenaient la peine de servir leurs clients, et ne les laissaient pas se débrouiller seuls, comme s'ils n'avaient rien à faire d'eux. Et elle mentionna que sa mère lui avait souvent parlé de ces boutiques du temps jadis, qu'hélas les supermarchés avaient fait disparaître.

Et le guide des Brebillard d'ajouter :

– Et en plus, servir les clients, demande du personnel ; donc des embauches, donc moins de chômage.

En entendant cela, et comme le guide semblait le prendre à témoin, Charles-Harold se contenta de hocher vaguement la tête.

Puis la visite continua par l'école du village. La famille fut introduite dans une salle de classe, où un instituteur en blouse grise faisait lire en les désignant du bout d'une longue règle en bois, une série de mots écrits à la craie blanche sur un tableau noir, à des garçons en blouse également grise, les bras croisés avec discipline sur leur table parfaitement encaustiquée.

Charles-Harold fut étonné de l'ouverture de l'école pendant les vacances d'été et en plus un dimanche, mais incita Pierre-Eustache à prendre exemple sur ces élèves sages et consciencieux, lorsque leur maître les interrogea sur un tas de dates d'Histoire, et qu'ils donnèrent les réponses avec un empressement stupéfiant.

Puis, l'instituteur, un individu filiforme et moustachu, expliqua qu'il existait également une école de filles, car dans les années cinquante, il n'était pas de mise de mélanger filles et garçons, ce qui ne peut être que source de promiscuité et de diversion.

Louise-Agathe approuva franchement en opinant de la tête, imitée par son époux qui était tout à fait d'accord également. Quant à Pierre-Eustache qui ignorait superbement les dates que " ses collègues des années cinquante " maîtrisaient parfaitement, il resta neutre.

Les Brebillard ne souhaitèrent pas visiter l'école des filles, celle des garçons leur ayant suffi, aussi leur guide leur proposa-t-il de les accompagner jusqu'à la buvette-restaurant, pour assister à l'apéritif musical.

Pour y parvenir, ils traversèrent la rue principale du village où des habitants en tenues des années cinquante les regardaient passer devant leurs maisons ; les adultes leur adressant un petit sourire de bienvenue, et les enfants les saluant respectueusement.

Tandis que la famille passait prêt d'une église aux pierres ancestrales, les cloches se mirent à sonner la messe de 11 h. En voyant les villageois endimanchés qui entraient par la grande porte de l'église, Louise-Agathe s'enquit auprès de leur guide :

– Mais, nous ne pouvons pas assister à l'office ?

Le guide prit un air embarrassé, et déclara :

– Ah, c'est à dire que la messe est optionnelle. Pour cela, il aurait fallu payer un supplément ; car il s'agit d'une messe en latin, comme l'étaient encore les messes dans les années 50.

Charles-Harold tranche aussitôt :

– Ecoutez, Louise-Agathe, nous assisterons à l'office dimanche prochain.

– Bon, comme il vous plaira, Charles-Harold, fit Louise-Agathe, l'air un tant soit peu contrariée.

La famille arriva bientôt à la buvette-restaurant, où ils trouvèrent d'autres visiteurs qui avaient de l'avance sur eux, et étaient déjà installés à des tables munies de parasols, que l'on avait placées sans risque – vu la météo – en plein air.

Les Brebillard s'installèrent à leur tour, à une table recouverte d'une nappe en vichy rose et blanc, sur laquelle était posé un grand cendrier-réclame Martini. Alentour tout le monde fumait, et comme Louise-Agathe le faisait remarquer au garçon en veste blanche qui était venu prendre leur commande, celui-ci expliqua :

– Dans les années 50, il n'y avait pas toutes ces lois sur le tabac que l'on trouve de nos jours, car l'air était moins pollué. Empêcher de fumer, en dit long sur l'état catastrophique de l'atmosphère.

Et là-dessus, arriva une jeune fille à la coiffure choucroutante, qui portait un panier comme les ouvreuses de cinéma d'antan, rempli de paquets de cigarettes, proposant un assortiment allant des Gauloises aux Craven A.

Mais si Charles-Harold concéda qu'il valait sans doute mieux abuser du tabac dans les années cinquante, plutôt que de subir l'atmosphère des années 2000, il .précisa que sa famille souffrant d'asthme chronique depuis cinq générations, il préférait tout de même s'abstenir. Louise-Agathe qui n'avait jamais fumé de sa vie, le rejoint sur ce point.

Puis, Charles-Harold commanda des apéritifs très années cinquante : une Suze pour lui, un Dubonnet pour Louise-Agathe, et un pschitt citron pour Pierre-Eustache.

Ce fut alors que des musiciens appartenant très vraisemblablement – vu leur uniforme – à la fanfare municipale de Bourgcoussain, montèrent sur une estrade installée à proximité.

Ce fut au son de marches militaires et autres hymnes martiaux, que les Brebillard prirent leur apéritif.

Puis, au bout d'une heure, les musiciens quittèrent l'estrade, et des serveurs vinrent prendre les commandes pour le déjeuner. Il y avait eu beaucoup d'arrivants durant la prestation de la fanfare, aussi toutes les tables étaient-elles maintenant occupées.

Les Brebillard se montrèrent très satisfaits du menu, et à la fin du repas, Charles-Harold s'octroya un petit digestif qu'il dégusta dans les senteurs des cigares qui imprégnaient la chaude atmosphère environnante.

Les musiciens de la fanfare revinrent alors sur l'estrade, et après qu'ils eurent joué ce qui semblait être une polka, un homme en smoking blanc vint les rejoindre, et se planta devant un micro sur pied trônant au milieu de l'estrade pour lancer avec une voix de commentateur sportif :

– Et maintenant, mesdames et messieurs, voici celui que vous attendez tous ! Voici le frère spirituel du grand, du très grand Louis Mariano !

La fanfare attaqua prestement l'introduction de la Belle de Cadix, tandis qu'une DS 19 sortie dont ne sait où, vint freiner au pied de l'estrade. Aussitôt, une portière s'ouvrit, et surgit comme mu par un ressort, hors de la Citroën, un jeune et grand garçon brun à rouflaquettes, muni d'un smoking blanc comme le présentateur, mais dont le col de la veste ressemblait à une immense gaufrette. La fanfare de Bourgcoussain fit un peu durer l'introduction de la Belle de Cadix, permettant ainsi au jeune chanteur de monter sur l'estrade, et d'attaquer très vite la célèbre chanson de Louis Mariano.

Sa prestation dura trois bons quarts d'heure pendant lesquelles il interpréta les plus grands succès de son idole, sous l'oeil taciturne du couple Brebillard qui ne supportait que la musique classique, et l'air franchement agacé de leur rejeton qui lui n'en supportait aucune et commençait à se dissiper.

Mais heureusement, il fut annoncé par un individu largement octogénaire qui avait pris la suite du fils spirituel de Louis Mariano, et s'était présenté comme étant le maire de Bourgcoussain, que chacun allait pouvoir bénéficier maintenant de la visite de l'usine modèle du village.

Les Brebillard virent revenir l'individu qui leur avait servi de guide durant la matinée et les avait enfin laissés en paix pour l'apéritif et le déjeuner. Charles-Harold eut bien envie de l'envoyer paître, mais il choisit plutôt la voie de la diplomatie.

– Nous vous suivons, cher ami, dit-il d'un ton grinçant à l'individu en uniforme minium.

Toutes les tables se vidèrent, et par groupes plus ou moins importants, les visiteurs se mirent en route emmenés par leur guide attitré.

Les Brebillard s'étaient retrouvés en tête du cortège ainsi formé, et Charles-Harold ne manqua pas de faire des commentaires tandis qu'ils passaient devant la mairie du village, dont la façade était ornée des portraits des deux présidents de la IVème République : celui de Vincent Auriol, qui avait occupé le palais de l'Elysée de 1947 à 1954, et celui de René Coty, qui lui y était resté de 1954 à 1958.

– Heureusement que le Général est arrivé pour les mettre définitivement à la retraite, ne put s'empêcher de lâcher Charles-Harold qui avait été élevé dans la plus stricte culture gaulliste.

Puis, bientôt, après être sorti du village, tout le monde arriva devant une espèce de hangar en tôles ondulées.

Vint alors à la rencontre des visiteurs, un homme grand et carré en chemisette. Il arrêta tout le monde d'un geste de la main, et commença à expliquer :

– Mesdames et messieurs, vous allez avoir l'extrême privilège de visiter une fabrique de yaourts, dans la plus pure tradition des années 1950. Mais il faut savoir aussi que cette usine peut et devrait servir de laboratoire à la lutte contre le fléau nationale qu'est le chômage. Enfin, nous allons vous laisser découvrir par vous-même.

Charles-Harold s'étonna qu'après les écoles, ce fût au tour d'une usine d'être ouverte un dimanche. Et Louise-Agathe de s'indigner à ce propos :

– Quand même, travailler le jour du Seigneur !

Charles-Harold hocha la tête, et suivit l'homme en chemisette.

La porte du hangar était grande ouverte, et de chaque côté de l'ouverture ainsi laissée, il y avait un individu en uniforme minium qui comptait les personnes entrant ; cela, bien évidemment, afin que ça ne bouchonne pas à l'intérieur.

– De mieux en mieux, nous sommes comptés comme des vaux que l'on mène à l'abattoir ! maugréa Charles-Harold.

Mais les Brebillard entrèrent dans l'usine, et se retrouvèrent dans un atelier où travaillait une bonne cinquantaine de personnes, hommes et femmes confondus, tous habillés d'une combinaison rose.

Certains ouvriers se tenaient debout à côté d'un grand chaudron avec une louche imposante à la main, tandis que d'autres amenaient devant eux des chariots pleins de petits pots en verre. Alors, aussitôt, les préposés à la louche la trempait dans leur grand chaudron, et remplissaient le plus adroitement possible de lait, les petits pots. À côté de chaque remplisseur de pots, se tenait un collègue qui soufflait avec force dans un sifflet, à chaque fois que du lait tombait par terre. Au bout de trois coups de sifflet, l'ouvrier maladroit était remplacé par un autre, et se retrouvait avec un balai et une serpillière dans les mains. Il se mettait alors à nettoyer l'atelier, la tête basse, l'échine courbée, dans l'attente de l'arrivée d'un nouveau maladroit, et ainsi de suite... Ce qui fait qu'il y avait plusieurs de ces bannis du remplissage de pots nettoyant inlassablement l'atelier, qui était de ce fait d'un propreté irréprochable.

Lorsque tous les pots d'un chariot étaient remplis, le préposé au chariot le reculait et se dépêchait d'en apporter un autre. Puis il allait prestement mener le chariot plein dans un atelier attenant, que les visiteurs de Bourgcoussain années 50 furent conviés à découvrir.

Les Brebillard suivirent le mouvement, et arrivèrent dans ce second atelier qui faisaient travailler lui une centaine de personnes, qui étaient chargées de fermer les pots de yaourt, de coller une étiquette dessus, de les mettre dans des cartons, de placer ceux-ci sur une palette installée sur un transpalette, puis d'acheminer la palette pleine dans un local à très haute température pour faire cailler le lait. Au bout d'un certain temps, toutes les palettes arrivées au terme de l'opération, devaient être retirées de cet endroit, pour partir cette fois à la chambre froide. Tout se faisait à une cadence soutenue, et sans droit à l'erreur comme le précisa l'homme en chemisette.

Puis, les visiteurs passèrent dans d'autres ateliers pour découvrir comment on préparait entièrement à la main, le lait qui était stocké dans les grands chaudrons, et bien d'autres choses encore.

L'homme en chemisette amena à la fin les visiteurs au dehors, et commenta :

– Mesdames et messieurs, sachez que cette usine emploie trois cents personnes, soit 75 % de la population de Bourgcoussain, village dont le taux de chômage est de 0 %. Et comme vous avez pu le remarquer, dans cette usine, tout est fait, réalisé, exécuté par l'Homme, et lui seul. La machine est pour ainsi dire inexistante. Vous avouerez, j'en suis certain, que la démonstration est ainsi faite. Redonnons toute sa place à l'Homme dans le travail, et supprimons toutes les machines. Le chômage sera ainsi enfin vaincu de façon définitive !

Pour prononcer ces dernières paroles, l'homme en chemisette s'était pratiquement mis au garde à vous.

Puis il commença à toiser du regard chaque visiteur, cherchant ainsi son approbation.

En tant que PDG de la SA Cartonneries Brebillard de l'Allier, Charles-Harold allait avoir quelques difficultés à donner raison à l'homme en chemisette quant à la suppression de toute technologie. Fort heureusement, alors qu'il allait être censé devoir donner un avis positif comme l'avaient fait jusqu'à cet instant, toutes les personnes interrogées du regard, sa voisine de gauche, une opulente sexagénaire, la tête couverte d'un impressionnant chapeau de paille, déclara :

– Mais il m'a semblé qu'il faisait très chaud dans cette usine de tôles ondulées. Les ouvrières et les ouvriers me donnaient l'impression de fondre.

Il y eut un murmure d'acquiescement dans la foule qui sembla mettre mal à l'aise l'homme en chemisette, mais celui-ci se reprit très vite, et répliqua, cinglant :

– Dans les années cinquante, les ouvriers étaient capables de supporter des conditions de travail un peu pénibles. Le principal étant qu'il n'y ait pas de chômage.

Puis, sans doute pour éviter d'autres questions malvenues, il lança :

– Bon, maintenant, place au thé-dansant. Vos guides respectifs vont vous reconduire à la buvette-restaurant.

Là, Charles-Harold n'hésita pas. En regardant s'approcher le grand gaillard en uniforme minium qu'il n'avait que trop vu, il sortit un billet de 50 euros de la poche de son pantalon, et le lui tendit en le priant d'aller se distraire de son côté.

Aussitôt, le guide se raidit, et annonça, d'un ton offusqué :

– Mais, Monsieur, je ne puis en aucun cas prendre cet argent. Et je dois absolument vous accompagner, c'est ma mission.

Charles-Harold soupira un grand coup, et préférant ne pas se fatiguer pour rien, hocha la tête en rangeant son billet de 50 euros.

Il s'efforça donc d'ignorer le guide qui les reconduisit, lui, Louise-Agathe et Pierre-Eustache, à la buvette-restaurant dont ils connaissaient parfaitement le chemin.

Ils prirent de nouveau place à une table, sous un parasol les protégeant du soleil ardent, et suivirent de nouveau la prestation de la fanfare municipale, en savourant un thé glacé pour ce qui concernait Charles-Harold et Louise-Agathe, et une crème tout aussi glacée pour ce qui était de Pierre-Eustache.

La fanfare jouant valses, tangos et polkas, quelques couples se mirent à onduler, tantôt ou à se secouer, sur le gazon ras qui faisait office de piste de danse. Puis, à un moment, le présentateur en smoking blanc de tout à l'heure remonta sur l'estrade, pour annoncer le tour de chant de la soeur spirituelle de Dalida.

Arriva alors une jeune fille qui s'était composée le visage de l'ex-miss Egypte des années cinquante, et arborait la même coiffure que cette dernière à l'époque de son grand succès Bambino.

Elle commença d'ailleurs son récital par cette chanson, accompagnée par la fanfare de Bourgcoussain qui ne constituait pas vraiment la formation musicale idéale pour ce genre de prestation. En tout cas, les parents Brebillard qui, plus que jamais ne juraient que par la musique classique, attendaient patiemment que ça se termine.

Ca se termina en effet, au bout de quinze chansons ; et alors, ce fut de nouveau le maire du village qui monta sur l'estrade, pour convier tous les visiteurs à aller assister à la traite des vaches dans une ferme modèle.

Les parents Brebillard accueillirent avec enthousiasme cette perspective qui les délivraient enfin de la fanfare municipale, même s'ils devaient encore se rallier à leur guide.

La ferme se trouvait en plein champ, au-delà de l'usine en tôles ondulées. Avant d'arriver à destination, les visiteurs purent découvrir avec étonnement, au milieu d'herbes hautes, la réplique parfaite de l'Atomium qui avait été très remarqué à l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Puis, ce fut la ferme modèle.

Sur les explication du maire de Bourgcoussain en personne, qui était également cultivateur et propriétaire de l'exploitation, les visiteurs assistèrent à la traite des vaches pratiquée par des jeunes filles et des jeunes garçons vaillamment accroupis près des bêtes à cornes.

Et quand tout le monde en eut assez de regarder le lait transiter du pie des vaches aux seaux métalliques que l'on avait placés sous chacune d'elles, le maire entraîna tout le monde au dehors, et précisa avec emphase, que l'absence de trayeuses électriques donnait du travail aux dix personnes que les visiteurs avaient pu suivre en pleine action ; ce qui faisait bien sûr dix chômeurs de moins. Et le maire de conclure qu'un ministre devait venir prochainement à Bourgcoussain, afin de mettre les trouvailles locales en pratique en niveau national.

Cela lui valut quelques exclamations admiratives qui le mirent de bonne humeur, et le porta à convier tout le monde à aller prendre le repas du soir à la buvette-restaurant.

Ce repas se passa au son des marches militaires de la fanfare municipale.

Puis, à la fin du repas, le présentateur en smoking blanc annonça les différentes attractions proposées pour finir cette journée exceptionnelle passée dans les années cinquante : bal populaire animée par la fanfare de Bourgcoussain ; cinéma avec la projection du film le Train sifflera trois fois ; attractions foraines des années cinquante ; cirque des années cinquante.

Le guide des Brebillard s'approcha alors de Charles-Henri, et devant l'insistance de Pierre-Eustache, celui-ci choisit les attractions foraines.

Pierre-Eustache s'amusa comme un fou sur les chevaux de bois, sous l'oeil consterné de son père qui confia à son épouse, qu'à l'âge de leur progéniture, il élaborait déjà des plans afin d'augmenter la rentabilité des usines de la Société familiale Brebillard.

Ensuite, Pierre-Eustache choisit le cirque, et enfin le cinéma, soulageant ainsi son père qui avait craint un moment qu'il veuille se rendre au bal populaire.

C'était la toute dernière séance du film avec Gary Cooper, aussi les trois Brebillard qui s'étaient enfin débarrassés de leur guide, furent les uniques spectateurs.

Pierre-Eustache s'endormit très peu de temps après le début du film, et comme Louise-Agathe détestait les westerns, et que Charles-Harold avait déjà vu celui-ci au moins cinq fois, les Brebillard ne s'éternisèrent guère dans la salle de cinéma.

En sortant, ils constatèrent qu'il n'y avait plus personne dans les rues du village. Et pour cause, il était déjà minuit. Il y avait quand même encore quelques maisons éclairées, d'où sortaient des bribes d'émissions de radio, la télévision n'étant pas encore assez répandue en France dans les années cinquante.

Ils retrouvèrent leur BMW qui était la dernière voiture restant sur le parking, et Charles-Harold se dépêcha de démarrer, comme si le fait qu'ils fussent les ultimes visiteurs de Bourgcoussain, leur faisait courir un quelconque danger.

Charles-Harold déclara en tout cas aussitôt :

– C'était sans doute sympathique cette visite, mais la prochaine fois, nous choisirons un site préhistorique. Ca sera quand même plus instructif pour Pierre-Eustache.

– Hum, hum, fit Louise-Agathe, et qu'avez-vous donc pensé de leurs arguments, Charles-Harold ?

Ce dernier prit un ton surpris.

– Mais de quels arguments me parlez-vous, Louise-Agathe ?

– Eh bien, à propos de leur solution pour lutter contre le chômage.

– Pure utopie ! s'exclama Charles-Harold, comme s'il se libérait d'un poids énorme.

– Comment cela ?

– Eh bien, ma bonne Louise-Agathe, comment les Cartonneries Brebillard pourraient-elles s'en sortir en supprimant toutes les machines et en les remplaçant par des ouvriers qu'il faudrait payer ? Comment feraient-elles dans ces conditions, pour soutenir la concurrence sauvage des cartonneries du Zarvetzejian oriental, du Miltour septentrional, ou encore du Mingabway du sud-est ? Dans ces conditions, elles couleraient les Cartonneries Brebillard ; elles n'existeraient même plus. Non, leur théorie à tous ces Bourgcoussainois, peut tenir la route quand il ne s'agit que de fabriquer quelques yaourts qui sont servis au dessert à la buvette-restaurant, mais après...

La BMW venait juste de tourner à gauche et commençait à rouler sur la départementale, quand soudain on entendit un bruit bizarre, et presque aussitôt la voiture s'arrêta, manifestement en panne.

– Mais c'est incroyable ! s'exclama Charles-Harold avec un noeud dans la gorge. C'est pourtant une voiture allemande !

Il sollicita tous les systèmes de démarrage… automatique, assisté, pré-assisté... mais rien n'y fit.

– Evidemment, Charles-Harold, vous n'avez pas emporté votre téléphone portable ! maugréa Louise-Agathe.

Charles-Harold se contenta de hausser les épaules d'un air agacé.

– Bon, il va falloir au moins la pousser pour la garer sur le bas côté de la route, annonça-t-il.

– Mais vous n'y pensez pas, mon ami ? s'offusqua Louise-Agathe. Vous ne voudriez quand même pas que je pousse cette voiture !

– Ecoutez, Louise-Agathe, soupira Charles-Harold, ce n'est pas pour ce tas de ferraille de voiture allemande que je vous demande de m'aider, mais par pur civisme. Je ne voudrais pas qu'un autre véhicule ait un accident à cause de nous. Alors, je vous en prie, Louise-Agathe, descendez donc, et poussez !

– Et vous, Charles-Harold, qu'allez vous faire ?

– Utiliser une commande qui va fortement soulager votre poussée, ma chère Louise-Agathe. Je pense que celle-ci peut encore fonctionner.

De mauvaise grâce, Louise-Agathe descendit de la voiture, et poussa.

Lorsque la BMW fut garée de façon satisfaisante sur le bas côté, Charles-Harold en descendit à son tour en déclarant :

– Demain je la porterai chez un brocanteur, et je commanderai une Buick. Je vais désormais rouler Américain, car décidément, l'Europe ça ne marche pas ; enfin, ça ne marche plus.

– Mais Charles-Harold ! s'écria Louise-Agathe, pour la porter demain chez un brocanteur, cette voiture, il faudrait encore que nous puissions redémarrer ! Que comptez-vous donc faire, Charles-Harold ?

L'intéressé soupira :

– Eh bien, aller chercher du secours à Bourgcoussain. Ce n'est pas si loin que cela !

– Quand même ! s'offusqua Louise-Agathe. Et à qui voulez-vous demander du secours ?

Charles-Harold haussa les épaules.

– Eh bien, au mécanicien du village, voyons !

Suffoquée, Louise-Agathe ne put que balbutier :

– Mais... mais; mon ami, vous pensez qu'il sera capable de dépanner une voiture qui ne soit pas des années cinquante ?

– Il faut l'espérer, répliqua Charles-Harold.

Puis les deux parents Brebillard s'efforcèrent de réveiller Pierre-Eustache ; ce qui ne fut guère une mince affaire.

Enfin, au bout d'un quart d'heure, la famille se mit en marche, dans la nuit, guidée par une lune heureusement pleine, et dans une douceur délicieuse.

Cela ne suffit pas pourtant à mettre en forme Pierre-Eustache, qui ne cessait de geindre ; à un tel point que son père, tandis que la famille arrivait en vue de Bourgcoussin, et sans avoir rencontrer la moindre voiture qui eût pu les secourir, lâcha à bout de nerfs :

– Pierre-Eustache, ta gueule !

Louise-Agathe laissa échapper un cri d'horreur, mais se reprit finalement très vite, car Pierre-Eustache avait soudainement cessé de se plaindre, soulageant ainsi ses nerfs qui avaient quand même été très éprouvés par les jérémiades du jeune garçon.

Les Brebillard se retrouvèrent bientôt devant le garage qu'ils avaient visité le matin même. S'il y avait des lumières à quelques fenêtres alentour, apportant ainsi un peu de clarté, ça n'avait pas l'air d'être le cas du garage. Ce fut du moins ce que Charles-Harold en déduisit après avoir levé la tête. En effet, les fenêtres de ce qui devait être les appartements du garagistes étaient complètement sombres.

Charles-Harold frappa du point contre le volet métallique fermant le garage, en criant :

– Monsieur le garagiste, s'il vous plaît ! Nous sommes en panne sur la départementale !

Aussitôt, tout le village sembla s'animer. Toutes les maisons s'éclairèrent, et des personnes commencèrent à arriver au garage.

Charles-Harold repéra tout de suite la Brigitte Bardot vendeuse de billet, qui portait toujours la même tenue, et s'approcha de lui en le montrant du doigt d'un air vindicatif.

– Je le reconnais celui-là, lança-t-elle aux autres personnes qui s'approchèrent également. Je lui ai vendu trois billets. Il fait parti de tous ces salopards qui sont venus nous regarder durant toute la journée comme des bêtes curieuses.

– Qu'on les prenne en otages ! s'écria un homme en tenue de boucher.

– Oui, qu'on les prenne en otage, répéta une femme que Charles-Harold et Louise-Agathe reconnurent comme étant l'épicière du village.

– Mais...mais, bredouilla Charles-Harold, nous ne vous avons rien fait, nous cherchons juste le garagiste pour qu'il nous dépanne. Notre voiture s'est brusquement arrêtée, là-bas, sur la départementale...

– Nous ne voulons rien savoir ! s'écria soudain l'instituteur qui avait surgi dans sa blouse grise.

– Mais... mais, monsieur l'instituteur, bredouilla Charles-Harold.

– Je ne suis pas instituteur, répliqua l'homme en blouse grise. Je n'ai jamais été instituteur. On me force à jouer l'instituteur sévère, et faire la classe à de pauvres gosses, même durant les vacances et le dimanche !

– Oui, c'est vrai ! s'écria à son tour l'un des élèves modèles de ce matin. On nous force à apprendre par coeur un tas de trucs complètement idiots. On n'y comprend rien, et on s'en fout. Ce qu'on veut, c'est qu'on nous rende nos ordinateurs, internet...

– Nos portables aussi ! cria une écolière en blouse bleue.

–Ah, ça serait bienvenu, estima Louise-Agathe, on pourrait au moins appeler une dépanneuse.

– Et qu'on nous rende aussi nos MP3, renchérit une autre écolière.

Là-dessus arriva un groupe d'ouvrières de l'usine de yaourts en combinaison rose.

– Et nous, on veut qu'on arrête de nous exploiter, s'écria l'une d'elle, complètement révoltée. Qu'on arrête de nous faire travailler tous les jours gratuitement, même le dimanche ! Qu'on arrête de nous faire faire un travail complètement crétin. À manipuler sans arrêt une louche, comme une machine. À tirer des chariots, comme une machine. À étiqueter des pots de yaourts, comme une machine. On ne veut plus se faire abrutir par un travail complètement idiot !

– Mais, attendez, vous avez dit que vous travailliez gratuitement ? intervint soudain Charles-Harold.

– Bien sûr, répliqua un ouvrier en combinaison rose. On ne leur coûte pas un sou à la SA Bourgcoussain années 50. On fait tout gratuitement, et eux empochent tous les bénéfices. Tous les yaourts que nous fabriquons sept jours sur sept, douze mois sur douze, et pendant douze heures par jour, sont vendus partout en France, au prix fort. Et nous, zéro ! On ne touche rien. On est juste logé, nourri et habillé, comme d'ailleurs tout le monde dans le village, pour faire semblant de vivre dans les années cinquante.

– C'est vrai, intervint alors le frère spirituel de Louis Mariano qui portait toujours sa veste au col gaufrette. Moi, je suis chanteur de rap. Et on m'a obligé, sous la menace, à apprendre tout le répertoire de Louis Mariano que je déteste.

– Et moi celui de Dalida que je ne peux pas entendre ! s'exclama l'imitatrice de cette dernière.

La Brigitte Bardot de Bourgcoussain ôta soudain d'un geste de rage sa perruque blonde pour apparaître le crâne complètement rasé, et s'écrier :

– Et moi, je veux remettre mes piercings !

– Mais... mais, d'où venez-vous donc tous ? demanda Charles-Harold, complètement suffoqué.

– De la banlieue ! s'écrièrent plusieurs voix. On nous a tous amenés par bus entiers pour repeupler ce village où il n'y avait même plus un rat. Ce village acheté pour une bouchée de pain par la SA Bourgcoussain années 50.

– Et qu'est-ce que vous faisiez avant ? demanda encore Charles-Harold.

– On était chômeurs, répondirent certains.

– RMIstes, répondirent d'autres.

– Pères et mères de familles très nombreuses, dirent encore d'autres.

– SDF ! firent encore et encore d'autres.

– Mois, je sors juste de taule ! ajouta un dernier.

– Mais c'est pas tout ça, repartit l'épicière du village. On a des otages, on va les boucler, et négocier notre liberation avec la SA Bourgcoussain années 50.

– Mais où se trouve cette SA ? demanda Louise-Agathe en haletant, comme pour gagner du temps.

– Place Clichy, à Paris, rétorqua une voix hargneuse.

– Bon allez, on va les ligoter tous les trois ! lança l'épicière à la Brigitte Bardot sans perruque et au Louis Mariano rappeur.

Dans un geste pathétique et protecteur, Charles-Harold enserra de ses deux bras, à la fois son épouse et son fils.

Louise-Agathe était terrorisée et tremblait d'effroi, quant à Pierre-Eustache, il s'amusait plutôt de la situation.

L'épicière commença à avancer vers les Brebillard; mais un coup de sifflet strident la fit s'arrêter net.

– Les vigiles, murmura-t-on dans le groupe compact qui s'était formé devant les trois visiteurs de l'Allier.

Puis, aussitôt après, ce fut un véritable cri qui ordonna :

– Vite, fuyons !

Tout le monde disparut brusquement, et les trois Brebillard virent arriver un groupe d'hommes en uniforme de couleur minium. Ces individus qui avaient servi de guide durant la journée, avançaient, une solide matraque à la main.

À leur tête, il y avait l'homme en chemisette qui avait fait visiter la fabrique de yaourts.

– Alors, plus de peur que de mal, déclara-t-il avec un grand sourire.

– Heu, oui, fit Charles-Harold.

– Ah, plutôt ! renchérit Louise-Agathe.

L'homme en chemisette hocha vaguement la tête.

– Oh, nous avons droit à une petite mutinerie de temps en temps. Mais, comme vous avez pu le voir, c'est vite calmé. Remarquez, c'est la première fois qu'ils s'en prennent à des visiteurs. C'est à signaler, ça. Mais c'est toujours pareil, il y a longtemps que j'ai préconisé d'entourer le village de barbelés et d'installer des miradors. Seulement, au siège social, à Paris, ils estiment que ça pourrait choquer certains visiteurs. Moi, personnellement, je ne le pense pas.

Charles-Harold ne savait que dire. Ou plutôt, il y avait trop de questions qui lui venaient à l'esprit, pour pouvoir en poser ne serait-ce qu'une seule.

L'homme en chemisette continua :

– Que voulez-vous, ce sont de pauvres hères qui ne réalisent même pas que l'on agit pour leur bien. En plus, ils s'étaient habitués au chômage, à la paresse, à l'assistanat. Alors, bien évidemment, travailler un peu leur parait insurmontable. Mais, ici, à Bourgcoussain, nous avons renoué avec le plein emploi des années cinquante. Ici, les Trente Glorieuses continuent, et sont même devenues les Soixante Glorieuses. Alors, il va falloir que tous ces gens se mettent au pas. Mais ils y arriveront. Avec notre aide, bien entendu, mais ils s'en sortiront. Il ne faut pas oublier que la SA Bourgcoussain années 50, est une SA à vocation sociale.

– Noble tâche, fit Charles-Harold d'une voix étranglée.

L'homme en chemisette sourit plus que jamais, puis demanda :

– Au fait, que faisiez-vous encore ici ? Vous vous étiez perdus ?

– Non, non, s'empressa de répondre Charles-Harold. Nous nous en allions.

– Ah bon, fit l'homme en chemisette.

Puis il tendit à Charles-Harold des billets qu'il tenait à la main.

– Tenez, dit-il, voici trois billets en dédommagement de l'incident de tout à l'heure. Vous pourrez revenir gratuitement quand vous le voudrez. Mais sachez que la semaine prochaine, il y aura en attraction le frère spirituel de Gilbert Bécaud accompagné par la fanfare municipale, et la semaine suivante, on fêtera le premier anniversaire de Bourgcoussain années 50. Eh oui, ça va déjà faire un an que nous avons débuté notre grande oeuvre d'intérêt public !

Charles-Harold remercia le mieux qu'il le put l'homme en chemisette, et partit en entraînant à sa suite Louise-Agathe et Pierre-Eustache.

Louise-Agathe attendit qu'ils fussent sortis du village pour dire d'un ton exaspéré :

– Pourriez-vous m'expliquer, Charles-Harold, pourquoi vous n'avez pas demandé à ce monsieur en chemisette d'appeler une dépanneuse ?

Charles-Harold soupira un grand coup dans la nuit :

– Ecoutez, Louise-Agathe, je n'avais qu'une envie, c'était de fuir au plus vite cet endroit. Car,qui sait s'ils n'auraient pas fini par nous retenir, nous aussi ?

– Voyons, s'indigna Louise-Agathe, vous délirez !

– Pas du tout, se défendit Charles-Harold. Et d'ailleurs, je renonce à aller visiter la prochaine fois un site préhistorique. Car, qui sait ce que nous risquerions ?

Bientôt, les Brebillard abordèrent la départementale, et commençèrent à marcher vers leur BMW. Charles-Harold avait décidé qu'ils y passeraient la nuit si nécessaire ; qu'au matin, s'ils n'avaient toujours pas été secourus, il y aurait bien enfin quelqu'un qui s’aventurerait dans le coin.

Ils avancèrent donc sur le bas côté de la départementale que plus personne ne semblait emprunter, Charles-Harold tirant par la main Pierre-Eustache qui ne cessait de se plaindre.

Cela dura ainsi jusqu'à ce que Louise-Agathe déclare soudain d'un ton dégagé qui ne lui était guère habituel :

– En tout cas, il y a au moins un habitant de Bourgcoussain qui a réussi à quitter les années cinquante.

– Qui donc, Louise-Agathe ? demanda Charles-Harold avec un soupçon d'anxiété dans la voix.

– Eh bien, le garagiste, répondit son épouse. Il a découvert apparemment la machine idéale pour remonter le temps et revenir à notre époque.

– Et quelle est cette machine, Louise Agathe ? demanda Charles-Harold, maintenant franchement anxieux.

Alors, Louise-Agathe répondit d'un ton badin :

– Notre voiture, Charles-Harold. Car il me semble que ça fait un moment que nous avons dépassé l'endroit où nous l'avions laissée.

Charles Harold ne prononça plus aucune parole, n'émit aucun son, et se contenta d'avancer, ignorant Pierre-Eustache qui s'était assis sur le bord de la départementale, refusant obstinément d'aller plus loin.

 

Patrick S. VAST - Août 2005

20/03/2009

Will the circle be unbroken ?

« Will the circle be unbroken », un traditionnel, que l’on chante dans les jamborees ou les hootenanies. C'est aussi avec  les paroles de ce chant que commence ma nouvelle « Espèce protégée ». Je l’ai écrite en mémoire de l’ourse Cannelle. Car la fin d’une espèce signe le début de la fin de tout. Le cercle ne doit pas être cassé : le cercle de la vie, des existences, des espèces, des locataires de la planète.

On retrouve la nouvelle en cliquant ici.