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10/06/2008

Bouteille à la mer

Jean Lecoutre eut 15 ans en 1965. Quelques années plus tôt, son père lui avait offert une encyclopédie où il avait lu de fabuleuses histoires de bouteilles lancées à la mer, de messages qui avaient fait le tour du monde au gré des marées, des courants, des hasards. Habitant justement dans une petite ville des bords de Manche, il avait souvent pensé tenter le coup, la lancer sa bouteille, dans l’espoir de se faire un copain aux antipodes.
Et c’est ainsi que par une belle matinée du mois de mai1965, il était débarqué sur ce qu’il appelait familièrement et avec un certain humour « sa plage natale », avec tout le matériel nécessaire pour tenter « l’aventure ».
Il avait emmené un sac contenant la précieuse bouteille et une paire de cuissardes en caoutchouc qu’il avait empruntées à son oncle féru de chasse au gibier d’eau. Il savait qu’il devait opérer au moment où la mer se retirait, et en se plaçant le plus au large possible.
Pour ce qui était de la bouteille, il avait jeté son dévolu sur un flacon de rhum, susceptible d’être porté au mieux par les vagues. Et dedans, il avait introduit le message, le précieux message qui constituait la quintessence de l’opération. Sur une feuille de cahier d’écolier, il avait écrit son nom, son adresse, qu’il aimait les Beatles, et invitait quiconque trouverait le message à lui écrire. C’était simple, sobre, et certainement efficace. Et Jean avait ressenti une vive émotion quand il avait vissé le bouchon du flacon, le serrant même très fort afin que rien ne puisse entrer à l’intérieur.
Une fois sur le sable, il ôta ses chaussures de ville, puis enfila ses cuissardes. Elles étaient un peu trop grandes pour lui, mais il réussit quand même à marcher avec. Bientôt, la première vague mourante vint effleurer ses pieds, et il continua, avança dans la mer, aussi loin que ses cuissardes le lui permirent. Alors, prenant bien son élan, il lança avec force le flacon, et celui-ci retomba au loin dans le creux d’une vague. Mais aussitôt il réapparut porté par la suivante. Il donna tout d’abord l’impression de revenir vers la grève ce qui contraria Jean. Mais très vite, à son grand soulagement, il le vit repartir. Il suivait le rythme de la marée descendante, avançant pour ensuite mieux reculer, en cédant à chaque fois un peu plus de terrain. Jean ne pouvait s’empêcher de suivre le va-et-vient du flacon, et de façon inconsciente il avançait dans la mer pour ne pas le perdre de vue. Et au bout d’un moment, il se rendit compte en se retournant qu’il s’était considérablement éloigné de ses affaires laissées sur le sable. Alors il estima que le flacon avait pris en quelque sorte son rythme de croisière, que le message voguait déjà vers l’inconnu.
Pour Jean, il ne restait plus qu’à attendre, à espérer que quelqu’un le trouve un jour et y donne suite.

****
Les semaines passèrent, puis les mois. Les saisons défilèrent aussi. Ce fut l’été, puis l’automne, puis l’hiver, et le retour du printemps avec le seizième anniversaire de Jean.
Durant tout ce temps, il lui était arrivé de penser au message qu’il avait livré aux soubresauts des vagues. Mais il faut dire que cela ne l’obsédait pas réellement, même s’il souhaitait toujours qu’un jour on lui annonce qu’il avait reçu une lettre en provenance du bout du monde.
Ce ne fut pas tout à fait le cas, mais pourtant, un midi, alors qu’il rentrait du lycée, sa mère lui annonça :
— Jean, tu as reçu une lettre, une lettre d’Angleterre.
L’opération qui devait beaucoup au hasard, avait pris en tout un peu plus de dix mois. Dix mois pour parcourir la quarantaine de kilomètres d’eau salée qui séparent le littoral où il vivait de l’Angleterre.
Étonnée, sa mère lui dit :
— Mais tu nous avais caché que tu avais un correspondant à Douvres !
— Oui, c’est vrai, fit Jean de façon évasive, tout en pensant qu’en gagnant Douvres, le flacon avait vraiment suivi le chemin le plus court.
Il prit l’enveloppe timbrée à l’effigie d’Élisabeth II que lui tendait sa mère et monta dans sa chambre.
Il ouvrit nerveusement l’enveloppe, et en sortit une feuille de papier d’écolier assez semblable à celle qu’il avait utilisée. Il lut ce qui y avait été écrit avec application et dans un français des plus corrects. Le flacon avait été trouvé par une certaine Caroline Harding qui lui indiquait qu’elle aimait également les Beatles et lui demandait son âge. Elle mentionnait bien sûr son adresse à Douvres.
Jean trouva la missive un peu succincte, mais se dit que ce n’était après tout qu’une prise de contact, et que lui-même n’avait guère été prolixe dans son message.
Alors, le soir venu, il répondit en utilisant cette fois du papier à lettres. Il annonça à Caroline Harding qu’il avait juste 16 ans, et lui demanda à son tour son âge et quelles étaient ses chansons des Beatles préférées. Comme celle qui n’était encore pour lui qu’une inconnue avait écrit ses quelques mots en français, il ne s’était pas cru obligé d’utiliser l’anglais, langue qu’il ne maîtrisait que moyennement.
Cette lettre reçut une réponse quinze jours plus tard, et Caroline lui apprit qu’elle avait également seize ans, et aimait les Beatles de façon générale, sans avoir vraiment de chansons préférées.
Alors commença une correspondance soutenue entre Jean et Caroline. Mais si Jean s’épanchait de plus en plus dans ses lettres, sa correspondante anglaise restait plutôt évasive. Jean en vint à penser que c’était tout simplement par timidité. Et comme lui ne souffrait guère de ce problème, alors qu’ils en étaient à six mois de correspondance, il lui envoya sa photo en lui demandant si elle voulait bien lui faire parvenir la sienne.
Il eut une petite hésitation avant de glisser la lettre dans la boîte de la poste, craignant d’être allé trop loin. Mais finalement, il lâcha l’enveloppe qui parut se laisser absorber par la fente de la boîte.
Une semaine plus tard, il ne regretta pas son audace, car il reçut une réponse avec dans l’enveloppe, la photo en noir et blanc d’une jeune fille aux cheveux blonds, vêtue d’un uniforme comme portaient les lycéennes britanniques.
Jean trouva Caroline ravissante, et à partir de cet instant, la correspondance ne pouvait, en ce qui le concernait, que prendre une orientation romantique.
Il y eut toutefois une chose qui l’intrigua : la photo était un peu jaunie ; mais il en déduisit que le papier ne devait pas être à l’origine d’une très bonne qualité.
Il se hâta de répondre en mentionnant simplement qu’il avait été très touché par l’envoi de la photo. Mais en juin 1967, alors que Jean s’apprêtait à passer sa première partie de baccalauréat comme cela se faisait à l’époque, enthousiasmé par la sortie de l’album Sergeant Pepper’s lonely heart club band des Beatles, il écrivit à Caroline pour lui demander ce qu’elle en pensait, et surtout pour lui proposer d’aller lui rendre visite à Douvres s’il était reçu à son examen.
Il attendit impatiemment la réponse ; mais une semaine s’écoula, puis deux, puis trois. Au bout d’un mois il récidiva en pensant que sa première lettre s’était peut-être perdue en route. Mais un nouveau mois passa sans qu’il n’ait davantage de réponse.
Alors, Jean qui pendant ce temps avait été reçu à son examen, en arriva à se dire qu’il avait certainement commis une bourde, et partit avec ses parents en vacances dans les Landes. À son retour, il entra en classe de Terminale philo, et se promit de ne plus penser à Caroline. Il travailla dur pour préparer sa seconde partie de baccalauréat, s’enthousiasma encore lorsque les Beatles sortirent « Lady Madonna » au printemps 1968, survola les événements de mai, et décrocha haut la main le baccalauréat en juin.
Il reçut en récompense quelques billets de 100 francs de la part de membres de sa famille, ce qui d’un coup le décida à s’offrir un petit voyage de l’autre côté de la Manche.
Et c’est ainsi qu’il prit le ferry par une belle matinée de juillet. La mer était calme, et il arriva en bonne forme à Douvres.
Il trouva un hôtel dans les environs de la gare maritime, et y loua une chambre pour deux nuits.
Il ne tarda pas alors à se mettre à la recherche de l’adresse de Caroline, le but de son voyage en Angleterre.
La rue en question ne se trouvait pas très loin de l’hôtel, et lorsqu’il l’eut atteinte, il fut étonné de constater que celle-ci comptait un nombre impressionnant de maisons en ruine, et d’autres en chantier. Manifestement, plus de vingt ans après la fin de la guerre, les traces de celle-ci affectaient encore sérieusement les lieux. Et Jean ressentit une grande émotion quand il découvrit la maison de Caroline qui n’avait manifestement pas été épargnée par les bombes. Il comprit alors pourquoi elle n’avait pas répondu à ses deux missives où il faisait part de son intention de lui rendre visite. Il vit toutefois la boîte à lettres, une boîte branlante, sur laquelle était fixée une affichette jaunie où était inscrit le nom Harding. L’aspect de cette affichette ne manqua pas de lui rappeler celui de la photo qu’il avait reçue, et un étrange sentiment l’envahit.
Il n’arrivait pas en plus à comprendre comment des personnes parvenaient à vivre dans la maison qu’il avait en face de lui. Tous les carreaux des fenêtres étaient brisés, et le toit était percé d’un énorme trou.
Il regarda tout autour de lui. Il n’y avait pour l’instant aucun passant dans la rue. Par contre, il vit une boutique du côté opposé. Il décida de s’y rendre. Lorsqu’il en eut ouvert la porte, un léger tintement se fit entendre. Il entra dans une confiserie, et une femme grande et brune d’une cinquantaine d’années apparut très vite.
Jean commença à lui parler en anglais, mais la commerçante s’exclama avec un grand sourire :
— Oh, un Français ! Vous pouvez me parler dans votre langue ; je suis native de Calais, et je suis venue m’installer à Douvres en 1935 avec mon mari.
— Ah, très bien, dit Jean. En fait, je voudrais me renseigner à propos de la maison d’en face.
— Ah, la maison de madame Harding ? demanda la commerçante.
— Oui, c’est cela, dit Jean.
La commerçante dont le visage s’était soudain assombri, déclara :
— Oh, elle a été bombardée pendant la guerre. Tout le quartier a été durement touché par les bombes. Mais madame Harding ne s’en est pas remise, et depuis elle continue de vivre dans les ruines. Nous nous fréquentions avant. Comme elle était professeur de français, elle prenait plaisir à converser avec moi. J’ai tout essayé pour la sortir de son grand désarroi ; mais il n’y a rien eu à faire. Elle reste murée dans le passé.
— Ah bon, fit Jean, très intrigué. Mais en réalité, je viens surtout pour sa fille…
— Caroline ? le coupa la commerçante.
Jean hocha la tête.
— Oui, c’est cela, Caroline. Nous avons correspondu ensemble.
— Vous avez correspondu avec Caroline ! s’étonna la commerçante. Mais quand ça ?
— Eh bien, il n’y a pas très longtemps ; entre le mois de mars 1966 et le… mois de juin 1967 à peu près.
La commerçante grimaça alors un bien étrange sourire ; mais elle s’exclama brusquement :
— Oh, voilà justement madame Harding qui sort de chez elle !
Jean se retourna, et vit par la vitre du magasin, une vieille femme aux longs cheveux gris qui lui tombaient sur les épaules. Elle se tenait voûtée, était vêtue d’un manteau assorti à sa chevelure, et de la voir ainsi devant sa maison lugubre, avait vraiment quelque chose d’impressionnant.
— Bon, je vais aller lui parler, annonça Jean à la commerçante qui le salua avec cette fois un sourire figé.
Une fois dehors, Jean hésita à traverser pour aborder cette étrange femme qui semblait avancer sans rien voir autour d’elle, comme perdue dans un monde bien lointain.
Il resta donc sur le trottoir opposé tout en prenant le même itinéraire qu’elle. Il se demanda bien vite où elle se rendait ainsi, et quand tous deux arrivèrent à la sortie de la ville, il pensa même abandonner. Mais il persévéra, et bientôt Mme Harding qui ne s’était aucunement aperçue de sa présence, l’amena à un endroit bien singulier. Jean ne pouvait plus qu’aller jusqu’au bout désormais, et très désemparé, il se retrouva en train de la suivre dans une allée cernée de tombes. Un cimetière ! Mme Harding l’avait conduit à un cimetière ! Il la vit s’arrêter devant une tombe. Alors, il fit de même, sans être capable seulement de lire ce qui était écrit sur celle qu’il avait devant lui tant il était bouleversé. Mais très vite, Mme Harding quitta la tombe qui était manifestement le but de sa sortie, et passa juste derrière lui. Il en ressentit un grand frisson qui s’amplifia tandis qu’il la regardait s’éloigner.
Et lorsqu’elle fut sortie du cimetière, avec le cœur battant, il se hâta de se rendre à la tombe devant laquelle elle s’était recueillie un court instant.
Alors, il comprit tout, et surtout que sa correspondante anglaise aurait éternellement 16 ans, quand il lut, inscrit en lettres dorées sur le marbre gris :

CAROLINE HARDING

1926 – 1942

 

 

Patrick S. VAST - Juin 2008

 

06/06/2008

De la glace autour des tombes

J’ai plutôt écrit pour des fanzines ces derniers temps. Car si je trouve très intéressante l’expression par le net, le support papier reste pour moi un must.
J’ai donc proposé deux textes fantastiques, un texte de S-F et tout dernièrement un texte polar.
Donc en attente, tout comme mon roman fantastique XIXème siècle qui est toujours en lecture chez l’éditeur à qui j’ai confié le manuscrit.
En tout cas, j’écris quand même une nouvelle pour ce blog. Pour une fois il ne s’agit pas de PSF, de mes domaines habituels, mais d’une histoire qui s’appelle « Bouteille à la mer ».
Et bien sûr, dès le 5 juillet, en ligne, le 1er épisode de « L’affaire Carouge », votre feuilleton de l’été.
Là, l’exercice est moins périlleux que pour « Le meurtre de l’Underwood » qui fut totalement improvisé, puisqu’il s’agit d’un texte écrit il y a déjà trois ans.
Et pour maintenant, je vous propose de revisiter un petit « Matin de glace », un texte fantastique XIXème siècle qui, ma fois, me tient assez à cœur.
Pour cela, il suffit de retrouver une note du 14 avril 2007 en cliquant ici.

30/05/2008

Underwood (l'intégrale)

À toutes celles et tous ceux qui ont suivi les 16 épisodes du « Meurtre de l’Underwood », je propose de lire cette novella cette fois en une seule pièce et même de la télécharger, en se rendant sur cet excellent espace de liberté d’expression qu’est le site In Libro Veritas.

Je rappelle que les 16 épisodes ont été entièrement improvisés et écrits semaine par semaine. À la relecture j’ai eu le plaisir de constater que l’ensemble était cohérent, et que les fautes n’étaient pas trop nombreuses.

Un point quand même, dans le 16ème et dernier épisode, fatigue oblige, peut-être, je fais boire du jus de concombre aux robots. Non, les robots ne boivent pas, (du moins pas encore), d’ailleurs R-Job et R-Lex n’avaient même pas accepté un verre de lait chez James Hadley Chase. J’ai donc modifié ce passage dans le 16ème épisode et bien sûr dans l’intégrale.

Autre point important, à partir du premier samedi de juillet, vous pourrez lire le premier épisode de « L’affaire Carouge », votre feuilleton de l’été !

Et maintenant pour lire l’intégrale du « Meurtre de l’Underwood », on clique ici même.

29/05/2008

Les bistots du port

Les bistrots du port
Sont les refuges des âmes en attente, baignant dans la nostalgie d’un temps d’avant
Ce sont les senteurs de tabac de miel et d’ale moussante
Des filles perdues cherchant la chaleur des boiseries trop encaustiquées
Fuyant le crachin de l’hiver et l’empressement de futurs naufragés

Les bistrots du port
Sont les souvenirs des fantômes aux cirés couverts d’embruns et de plus soif
Perdus dans un Valhalla sans guerriers, mais rempli de corps brisés par les lames de fond

Les bistrots du port, ce sont des nuits au carrefour des matins de brouillard
Quand on se souvient de ceux qui sont partis à l’aube
Pour des marées d’exception
La fortune aux confins de Terre-Neuve
Les retours espérés avec la cale pleine

Les bistrots du port sont les sarcophages terrestres
De ceux qui ont cédé aux langueurs du chant des abysses
Et que de vieux compagnons évoquent
En levant leur bock
En tirant sur le tuyau de leur pipe
Et en clignant des yeux en signe d’adieu et de regrets.

 
Patrick S. VAST - Mai 2008 

27/05/2008

Une histoire blues

Il y a des textes que l’on souhaite voir lire plus particulièrement que d’autres peut-être. C’est le cas de ma nouvelle Retour à « Bourbon Street » qui a été publiée dans l’excellente revue Hauteurs (voir colonne de gauche pour ce qui la concerne).

Cette nouvelle, c’est la synthèse du fantastique et du blues, les deux mamelles en quelque sorte de mes pôles d’intérêts. Mais à travers Angel, c’est un hommage que je rends à Billie Holiday, la diva qui savait blueser le jazz, ou jazzer le blues, chacun choisira l’option ; en tout cas, celle qui apportait beaucoup de bonheur avec sa voix et son feeling.

Pour relire le texte, il suffit de retrouver une note de février 2007, en cliquant tout simplement ici.

20/05/2008

La cliente en noir

Elle était vêtue de noir : une couleur assortie à sa chevelure. Elle avait la peau très blanche ; elle ressemblait un peu à Maria Casares dans le film « Orphée » de Jean Cocteau. D’ailleurs, elle était descendue d’une grosse automobile de marque ancienne, comme celle que l’on voit également dans le film. Elle est entrée dans le café de la place du village, tandis que l’attendait son chauffeur vêtu d’un grand imper et coiffé d’une casquette. Décidément, il est vrai que l’on se serait cru dans « Orphée ».
Dans le café, il y avait Paul, le patron : un petit moustachu quadragénaire avec son éternel béret sur la tête. Puis, assis près de l’antique poêle à charbon, on trouvait Ernest, un vieux de 85 ans, qui effectuait sa première sortie après trois mois sans avoir mis le nez dehors. Il revenait de loin, et avait eu le temps d’apercevoir la Camarde. Du moins c’est-ce qu’il affirmait, et il s’empressait d’ajouter qu’il la sentait encore rôder dans les parages. On lui disait alors qu’il se faisait des idées, qu’il était reparti d’un bon pied, qu’il allait même enterrer tout le reste du village. Mais Ernest était sceptique.
La cliente salua Paul, puis Ernest, et s’assit dans un coin. Quand Paul lui demanda ce qu’elle allait boire, elle répondit :
— Un fernet branca, s’il vous plaît.
Ernest leva les yeux de son ballon de rosé, comme si le timbre de la voix de la cliente avait attiré son attention.
Puis il se mit à la regarder. Alors elle lui sourit.
Cela donna de l’audace au vieil Ernest qui se leva et vint s’asseoir à sa table.
Paul suivit la scène d’un œil interrogateur. Mais Ernest semblait parti dans un autre monde. Il regarda la cliente en noir avec une infinie tendresse, et lui murmura :
— Ainsi, tu ne m’as pas oublié ; tu es revenue. En plus tu me reconnais.
Le vieil Ernest baignait manifestement dans un doux romantisme. Il avait tout l’air d’un incurable amoureux pour qui les années ne pèsent guère davantage qu’une plume soumise aux caprices du vent.
La cliente en noir lui sourit encore ; et Ernest était sur une douce volute.
Paul apporta le fernet branca et se retira.
La cliente but son verre d’un trait, se leva et alla payer sa consommation et le ballon de rosé d’Ernest.
Complètement ébahi, Paul les vit partir tous les deux.
De la grande vitre du café, il les suivit des yeux tandis qu’ils allaient s’asseoir sur un banc de la petite place toute proche. Ils parlèrent ensemble pendant un moment ; puis contre toute attente, la cliente en noir déposa un baiser sur la bouche du vieil Ernest. Elle se leva ensuite très vite du banc, et attendit près de la route que son chauffeur arrive. Elle monta à l’arrière de la voiture, et celle-ci quitta le village.
Croyant avoir rêvé, Paul se décida à sortit de son café et se hâta d’aller rejoindre Ernest qui demeurait sur le banc.
Mais il ne put répondre aux questions du cafetier, car s’il arborait un doux air rêveur, de ceux dont ont le secret les amoureux naïfs, il ne pouvait cependant plus rien dire, ni faire : il avait été manifestement victime de sa passion à la fois soudaine et éphémère.
À son enterrement, chacun commenta la fin du vieil Ernest, et à partir de ce jour, à chaque fois qu’un ancien venait boire son ballon de rosé au café de la place du village, il s’assurait toujours avant d’entrer, qu’il n’y avait pas à l’intérieur, une cliente en noir.

Patrick S. VAST - Mai 2008