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28/10/2008

La plage

C’était il y a une trentaine d’années, une nuit du mois d’août. Il faisait très doux ; un temps à rester dehors jusqu’au petit matin. Sur la plage située au bout de plusieurs rangées de cerisiers et bordant l’Ardèche, quelques petits groupes de noctambules étaient rassemblés. Assis sur le sable, chacun y allait de sa plaisanterie, de son anecdote. L’ambiance était conviviale, détendue.

Ce devait être le premier quartier de lune. En tout cas, le ciel était étoilé.

Et justement, d’un coup, cette luminosité aoûtienne se ternit. Il fit beaucoup plus sombre, et les voix devinrent moins sonores. On se mit à parler avec une certaine retenue.

Il flottait maintenant dans l’air comme un sentiment de crainte ; irraisonnable, irraisonné ; c’était palpable. Oui, quelque chose d’étrange se produisait, même si quiconque présent sur la plage eût été incapable de définir de quoi il s’agissait exactement.

Bientôt un groupe se leva et quitta la plage sans rien dire, puis un second et ainsi de suite.

Le lendemain, c’était plein soleil sur le sable rempli d’estivants, tandis que des baigneurs s’ébattaient dans l’Ardèche.

Parmi eux, j’en reconnus quelques-uns qui se trouvaient là au cours de la nuit, quand l’étrange phénomène s’était produit.

On ne retrouva pas de cadavre dans les parages, pourtant il était certain que la mort avait rôdé pendant quelques instants, jusqu’à pousser les vivants plus loin, vers leur lit. Oui, il s’était passé quelque chose.

Et le plus troublant, c’est que je ne saurai sans doute jamais quoi.

Patrick S. VAST - Octobre 2008

21/10/2008

L'infirmière en blouse noire

Daphné virevoltait, s’amusait, s’égayait, sous l’œil hilare et bienveillant de Pierrot lunaire. Et tandis qu’elle s’ébattait, Ombre furtive, sauvageonne inéluctable fuyait sous le canapé pour s’y cacher comme à l’approche de mille péripéties.

Mais un jour Daphné fut prise de lassitude, de langueur. Une insidieuse fièvre la força à s’allonger sur le canapé et à y rester dans une attitude inquiétante.

Pierrot lunaire ne trouvait plus le jeu drôle et prit ses distances avec un brin de suspicion. Il monta sur le buffet, et ignorant presque Daphné, ou alors ne consentant à la voir que d’un œil interrogateur, il se lécha, fit sa toilette avec toute l’attention féline appropriée.

Mais ce fut alors qu’Ombre furtive sortit de dessous le canapé où elle avait décidément établi ses quartiers, et s’en vint rejoindre Daphné assoupie. Celle-ci fut doucement réveillée par un ronronnement magnétique, et sa main brûlante s’en vint toucher le poil noir et soyeux d’Ombre furtive, qui bientôt entreprit un massage du bout de ses coussinets, comme pour communiquer moult vigueurs à sa maîtresse affaiblie.

Cette dernière recouvra petit à petit ses forces, bercée par le ronronnement apaisant de l’infirmière en blouse noire, qui ne se retira que lorsque Daphné fut de nouveau debout, prête à oublier son passage à vide.

À partir de ce jour, Ombre furtive resta proche et câline, jetant de temps en temps un coup d’œil à Pierrot lunaire qui toilettait sa fourrure blanche, dans la vigueur du jour sur lequel elle veillait.

 

Patrick S. VAST - Octobre 2008

14/10/2008

Une histoire de naufragés

Je vous renvoie à une note du 27/05/2007 et à une histoire de naufragés. Une sorte de gothique maritime que je vous invite à découvrir ou à redécouvrir encliquant ici.

27/09/2008

On peut apporter son manger

C’était un petit bistrot près du canal. L’enseigne indiquait « Chez Dédé », bien que l’intéressé ne fût plus de ce monde depuis longtemps, et que l’actuel propriétaire des lieux s’appelât Bruno. C’était un établissement intemporel, comme voguant dans une dimension parallèle. La façade en briques portait les cicatrices des années passées et des intempéries, et à la fenêtre, les rideaux à petits carreaux rouges et blancs contribuaient à l’ambiance désuète que l’on pouvait rechercher dans ce genre d’endroit. C’était un décor que l’on eût cru sorti d’un film de Marcel Carné, avec comme ultime touche rétro, scotchée à la vitre, une affichette jaunie sur laquelle on s’était appliqué à écrire jadis au gros feutre noir :



ON PEUT APPORTER SON MANGER



Les clients les plus fidèles étaient comme le patron, des personnages pittoresques qu’auraient pu inventer les frères Prévert.
Il y avait le surnommé La lorgne, un clochard habillé de bric et de broc qui couchait sous les ponts, et venait se réchauffer dans le bistrot l’hiver et y chercher de l’ombre l’été ; M. Lelong qui, comme son nom l’indiquait parfaitement, était très grand et très maigre ; M. Roger, un ancien marinier toujours coiffé d’une casquette noire ; et Mme Gabrielle, une dame pipi à la retraite qui achetait ses vêtements aux puces, et traînait toujours avec elle un tas de sacs où elle enfournait ce qu’elle découvrait d’intéressant dans les poubelles.
Tout ce petit monde se retrouvait principalement le midi et le soir, pour y apporter son manger, suivant la coutume de la maison garante d’une pratique inhérente aux bistrots populaires d’antan.
Ainsi, La lorgne sortait-il son bout de baguette farcie de rondelles de saucisson qu’il mastiquait debout au comptoir en le rinçant avec deux ou trois ballons de rouge. M. Lelong amenait quant à lui son Tupperware rempli de ragoût qu’il accompagnait d’un demi pression. Pour ce qui était de M. Roger, sa bouche édentée et ses problèmes de foie le cantonnaient aux salades et à l’eau minérale. Et enfin, Mme Gabrielle, qui semblait piquer dans la nourriture de ses chats, commandait toujours un quart de blanc sec pour faire passer ses pâtés douteux.
Bruno, le patron, petit gros quinquagénaire toujours vêtu d’un marcel et d’un pantalon flottant, se mettait parfois de la partie avec un quelconque plat réchauffé au micro-ondes et un verre de Beaujolais.
À l’heure des repas, il régnait une ambiance conviviale dans le bistrot, et l’on peut même dire familiale. Si bien qu’un certain midi, chacun regarda entrer d’un œil interrogateur, presque suspicieux, une petite vieille aux cheveux blancs impeccablement permanentés, tenant un grand sac noir à la main. Celle-ci s’installa à une table entre M. Roger et Mme Gabrielle, et commanda un demi.
Bruno hocha la tête puis actionna sa pompe à bière. Quand il posa le demi sur la table de la petite vieille, cette dernière sortit de son sac un énorme sandwich qu’elle commença à manger avec gourmandise. Tout le monde la regardait et se taisait. L’ambiance n’était pas comme d’habitude ; elle était un peu lourde, tendue. Et lorsqu’il eut terminé son ragoût, M. Lelong ne se leva pas comme il avait coutume de le faire pour déclamer un poème de son cru.
On sentait qu’il fallait qu’il se passe quelque chose.
Et la nouvelle venue en prit conscience, car elle déclara soudain :
— Je m’appelle Henriette.
Voilà ce que tout le monde attendait. Un sourire apparut aussitôt sur la face ronde de Bruno, ainsi que sur la trogne rouge de La lorgne, puis sur le faciès ascétique de M. Lelong, de même que sur le visage extrêmement pâle de M. Roger, et enfin sur ce qu’il fallait bien appeler la bille de clown de Mme Gabrielle.
Henriette faisait désormais partie de la maison, de la famille, elle était acceptée, et chacun se présenta à son tour pour bien le lui signifier.
La nouvelle recrue revint le soir même, et sortit encore un énorme sandwich de son sac après avoir commandé un demi. La lorgne qui en avait déjà fini avec son propre sandwich, lui fit remarquer que ce qu’elle mangeait avait l’air sacrément bon vu le plaisir qu’elle montrait à mordre dans la baguette. Alors, pas bêcheuse pour un sou, Henriette lui proposa de lui en donner un morceau. D’abord confus, La lorgne accepta, et lorsqu’il eut à son tour mordu dans le pain, il s’exclama :
— Mais c’est drôlement délicieux ça ! C’est à quoi ?
Après avoir un peu hésité, Henriette lâcha :
— C’est au bœuf.
La lorgne hocha la tête en signe d’assentiment et répéta :
— C’est drôlement délicieux ça !
Comme Henriette n’avait pas été pingre quant au bout de sandwich qu’elle lui avait donné, il en distribua des petits morceaux à Bruno et aux autres habitués pour qu’ils puissent apprécier à leur tour. Et le verdict fut unanime : le sandwich au bœuf d’Henriette était un vrai régal.
Alors le lendemain midi, elle revint encore, et cette fois sortit de son sac six sandwichs.
— Allez-y, dit-elle, puisque vous les appréciez, c’est de bon cœur !
« Fallait pas ! » s’exclama chacun par principe, mais en se servant illico.
Bientôt on n’entendit plus qu’un bruit de mandibules en action, et même M. Roger qui avait armé ses gencives pour l’occasion, mastiqua avec conviction son sandwich. Évidemment, Henriette récidiva le soir même, mais alors que La lorgne, de loin celui qui appréciait le plus les sandwichs de la petite vieille aux cheveux blancs, venait d’avaler une bouchée, son faciès passa du rouge au cramoisi, et il recracha très vite quelque chose d’étrange qui atterrit sur le carrelage. Il se baissa aussitôt afin de déterminer de quoi il s’agissait, et tandis qu’il se redressait, bredouilla :
— Mais… mais, ma parole, c’est… c’est un œil !
Henriette afficha aussitôt un air de vieille dame indigne prise en flagrant délit de vol de plaque de chocolat par un vigile de supermarché, puis tandis que les autres répétaient le mot « œil », jusqu’à ce qu’il se mette à résonner dans tout le bistrot, elle commença à se livrer à une terrible confession.


***


Elle avait vécu pendant quarante ans avec Fernand, son tyran de mari, subissant ses brimades et son caractère de cochon. Cela aurait pu durer encore longtemps, mais allez savoir pourquoi, une semaine plus tôt, tout avait basculé en une poignée de secondes. Fernand lui avait reproché d’avoir mal fait cuire le rosbif qu’elle avait pourtant préparé avec tout son cœur comme d’habitude. C’était le genre de reproches qu’Henriette avait entendus des milliers de fois auparavant. Mais il faut croire que c’en était trop. Car soudain, mue par une impulsion des plus féroces, elle prit le grand couteau à la lame effilée qui avait servi à couper la tranche de rosbif, objet du mécontentement de Fernand, et le lui planta dans l’abdomen. Fernand se mit à pousser des cris aigus, ce qui accentua la rage d’Henriette qui ne parvint plus à se retenir de lui assener des coups de couteau. Le mari irascible en reçut une cinquantaine, peut-être même plus, jusqu’à ce qu’il se retrouve allongé sur le carrelage de la cuisine, baignant dans une flaque de sang.
Alors, Henriette prit place tranquillement à la table, et se mit à manger frénétiquement le rosbif, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.
Puis elle se dit qu’il fallait qu’elle s’occupe du mort. Et prise d’une véritable fièvre culinaire, elle le traîna malgré son poids appréciable jusqu’à la salle de bains, et le fit basculer dans la baignoire. Elle se munit ensuite de tout ce qui allait être utile à son entreprise : couteaux, hache, scie électrique et même chignole.
Et elle s’improvisa bouchère, charcutière, désosseuse, décortiqueuse, émasculeuse… j’en passe et des meilleurs.
Elle fit du pâté avec le foie, l’estomac, la cervelle et même les poumons ; des tripes avec les intestins ; puis elle prépara les muscles, la chair, la peau et tout ce qui restait de comestible après les avoir hachés, dans deux grandes marmites, suivant la recette du bœuf bourguignon.
Ainsi, tout fut prêt à être mangé, à part bien sûr ce qui composait le squelette de feu son mari dont elle allait devoir se débarrasser plus tard.
Puis elle avait commencé à consommer du Fernand seule chez elle. Mais trouvant cela un peu triste, elle avait eu l’idée de venir au bistrot « Chez Dédé », où l’on pouvait justement apporter son manger. Tout avait alors bien commencé, mais il avait fallu qu’un maudit œil fasse des siennes.



****

 


Henriette sembla épuisée lorsqu’elle eut fini de raconter sa folle aventure. Elle regarda un à un ses amis de fraîche date. Ceux-ci affichaient un air sceptique. Henriette pouvait s’attendre au pire : qu’ils appellent la police, ou encore l’asile.
Mais il faut croire que les situations extrêmes, quasiment surréalistes, déclenchent parfois des réactions en rapport, car de son comptoir, Bruno demanda le plus simplement du monde :
— Et il vous en reste encore beaucoup dans vos marmites ?
— Pas mal, répondit tranquillement Henriette.
— Eh bien, on pourrait tous s’y mettre pour en finir, suggéra banalement La lorgne.
— Oui, car après tout, même si c’était un type insupportable, il est plutôt bon à manger votre Fernand, renchérit M. Lelong.
— Ah, préparé comme vous l’avez préparé, il est même succulent ! estima M. Roger.
— Oui, ça me change de mes pâtés, ajouta Mme Gabrielle.
Alors pour conclure, Bruno tapa du poing sur son comptoir en s’exclamant :
— Allons chercher les marmites, on va se faire un sacré gueuleton, et j’offre le Beaujolais !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Et si le patron resta dans son bistrot pour préparer les tables, Henriette qui habitait à deux pas de l’établissement, partit chez elle avec les quatre habitués, et tout ce petit monde revint bientôt dans la bonne humeur, avec deux grandes marmites et même des terrines.
Bruno s’empressa alors de fermer le bistrot, puis avec Mme Gabrielle, il finit de placer les assiettes, les couteaux et les fourchettes sur les tables qu’il avait réunies et recouvertes de nappes en papier, tandis qu’Henriette et les autres s’activaient à la cuisine pour faire réchauffer les restes de Fernand à la sauce bourguignonne.
Ce fut un véritable banquet qui eut lieu ensuite, avec les pâtés en entrée, et le contenu des marmites en plat de résistance. Le tout fut copieusement arrosé de Beaujolais, ce qui eut pour effet d’égayer les convives qui n’étaient déjà pas d’humeur morose au départ.
Lorsque toutes les assiettes furent vides, M. Lelong se leva et déclama un poème qui fut chaleureusement applaudi, puis Bruno alla chercher un électrophone qui n’avait plus servi depuis le décès de sa femme dix ans plus tôt, et des valses musettes commencèrent à résonner dans le bistrot.
Alors, rouge de plaisir, La lorgne invita Mme Gabrielle, et Bruno sollicita Henriette qui se laissa bien vite griser un peu plus par une valse endiablée.
La fête battit son plein jusqu’à minuit passé, puis ressentant une bien légitime fatigue, chacun décida alors d’y mettre un terme.
Henriette s’en alla après que Bruno eut insisté pour qu’elle laisse les marmites et les terrines chez lui en lui promettant qu’il se chargerait de la vaisselle, et elle fit un bout de chemin avec La lorgne qui refusa poliment l’hospitalité qu’elle lui offrait, pour partir rejoindre son pont attitré.
Le lendemain, la petite vieille aux cheveux blancs se leva à 8 h après avoir passé une excellente nuit. Elle avait par ailleurs très bien digéré son repas de la veille, sans même avoir bu de tisane ou ingurgité de bicarbonate de soude comme à son habitude.
À midi, elle décida bien sûr d’aller rejoindre ses nouveaux amis. Mais comme il ne restait plus rien à manger de Fernand, elle dut se rendre à la charcuterie pour acheter une tranche de jambon.
Il y avait déjà une cliente dans la boutique, et la conversation qu’elle tenait avec la charcutière l’intrigua. En effet, elle parlait d’un clochard du quartier que l’on avait retrouvé mort sous le pont où il dormait habituellement. Bien sûr, Henriette pensa tout de suite à La lorgne, et un grand trouble l’avait envahie quand la commerçante lui demanda ce qu’elle pouvait lui servir. Elle demanda sa tranche de jambon d’une voix étranglée, et ne se montra pas aussi naturelle que d’habitude, quand elle répondit à la charcutière qui l’interrogea une fois de plus à propos de son mari, que celui-ci était toujours chez sa sœur en Nouvelle-Calédonie. C’était ce qu’elle avait trouvé pour expliquer sa disparition, alors que Fernand n’avait jamais eu de sœur. Mais pour l’instant, tout cela était secondaire, et Henriette se hâta de se rendre « Chez Dédé » afin d’être rassurée sur le sort de La lorgne. Mais ce ne fut guère le cas, car elle trouva le bistrot fermé. Les pires choses se mirent à trotter dans sa tête. Et elle fut la proie de la plus grande des angoisses jusqu’aux actualités télévisées du soir, où le présentateur fit état d’une étrange affaire concernant le patron d’un bistrot ainsi que quatre habitués des lieux, qui avaient été retrouvés morts de façon mystérieuse.
Henriette crut qu’elle allait défaillir et ne put fermer l’œil de la nuit.
Au petit matin, elle se rendit chez la marchande de journaux pour acheter la gazette du jour. Ce fut dans un état second qu’elle paya son journal, et ne répondit même pas quand la commerçante lui demanda si son mari était rentré.
Une fois de retour à sa maison, elle lut le journal qui consacrait quelques lignes à l’affaire. Cela suffit amplement pour qu’elle apprenne que les victimes qui étaient bien Bruno, La lorgne, M. Lelong, M. Roger et Mme Gabrielle, étaient apparemment mortes d’une intoxication alimentaire, ce que devraient confirmer les autopsies.
Ainsi Henriette se dit que Fernand était bien un poison comme elle l’avait toujours pensé. Seulement, il l’avait tellement empoisonnée durant leurs nombreuses années de vie commune, qu’elle avait fini par être immunisée, ce qui n’était évidemment pas le cas de ses nouveaux amis.
Elle fit sa valise, se vêtit de son manteau noir à col d’astrakan, puis partit. Elle allait se rendre à la police, avouer le meurtre de Fernand, afin de s’exonérer d’une certaine manière de la mort de ceux qui avaient pour très peu de temps apporté du soleil dans son existence bien sombre. Elle avait conscience qu’il ne lui était plus utile de rester en liberté, que la vie, le quotidien, ne seraient plus supportables sans eux.
Et elle n’en fut que plus convaincue en passant devant le bistrot dont les volets étaient fermés, dissimulant ainsi tristement l’affichette jaunie sur laquelle on s’était appliqué à écrire jadis au gros feutre noir :



ON PEUT APPORTER SON MANGER

 

Patrick S. VAST - Juin 2008

23/08/2008

Une histoire de citrouille

Un appel à textes est lancé jusqu’à la fin juin 2009, ayant pour thème Mars et les Martiens. Sujet trop tentant pour que je n’y participe pas. Et en attendant, retrouvons une note du 31 octobre 2007, où il est justement question de Mars, ou plutôt d’une vision de Mars, et c’est en cliquant ici.

12/08/2008

ETT

Zven marchait dans une rue étroite, l’air accablé. Cet homme de 33 ans, de haute taille et aux cheveux blonds et longs, portait la combinaison verte, celle des déclassés. Le dernier décret gouvernemental paru en matière de réglementation du travail, avait remisé dans cette catégorie tous les musiciens, et tout particulièrement les guitaristes de rock. Zven ne savait pas faire autre chose, et il devait absolument se recycler. Car pour l’heure, il avait besoin d’argent, énormément d’argent. Lyana sa compagne était au plus mal ; il fallait qu’il la sauve. Six mois plus tôt, il l’avait accompagnée à la clinique H pour un traitement contre la stérilité. Les concerts commençaient alors à se faire rares, et ils avaient dû se contenter d’un établissement de catégorie 3. La rigueur n’y était pas de mise, et des agents de laboratoire avaient mélangé des flacons, si bien que l’on avait transfusé à Lyana des cellule extraites de Beetle, une créature extraterrestre dont l’engin avait été récupéré par les autorités sécuritaires trois ans plus tôt. On l’avait appelée ainsi car elle se présentait sous la forme d’un scarabée géant que l’on avait eu énormément de mal à neutraliser à grand renfort de gaz anesthésiant. Puis elle avait été disséquée, et différents éléments avaient été éparpillés dans des laboratoires ou même des cliniques.

Ainsi Lyana était-elle enceinte d’un scarabée dont elle ne pouvait pas accoucher suivant les voies naturelles. La seule solution était une opération, et de plus très délicate, à pratiquer très rapidement. Mais pour cela, Zven n’avait pas le moindre argent.

Et c’était ce qui l’avait amené en cette fin d’après midi dans une rue, où tous les dix mètres on trouvait une Entreprise de Tueurs Temporaires, établissement plus connu sous le sigle ETT. Depuis pas mal de temps maintenant, une loi autorisait le meurtre, dans la mesure où il était pratiqué dans le cadre de ces ETT, des officines privées qui devaient verser une caution importante au gouvernement pour pouvoir exercer. Le marché du meurtre s’étant avéré très vite prospère, bon nombre d’ETT avaient vu le jour. Zven remarqua un établissement dont la devanture paraissait un peu moins rébarbative que les autres : un peu moins grise, presque plus accueillante.

En tout cas, l’enseigne était suffisamment parlante :

 

KILLIN’ SERVICE

 

ENTREPRISE DE TUEURS TEMPORAIRES

 

Zven pousa la porte, et trouva à l’intérieur un individu installé derrière un bureau. On n’aurait pas su lui donner d’âge. Il était plutôt grand et carré, et vêtu d’un costume sombre agrémenté d’une cravate : l’uniforme standardisé des bureaucrates intemporels.

Il sourit, ce qui égaya son visage, et demanda :

— Que puis-je pour vous ?

Zven ravala difficilement sa salive et lâcha :

— Je cherche une mission.

L’autre hocha la tête.

— Si vous voulez bien vous asseoir, dit-il en désignant à Zven l’un des deux sièges placés devant le bureau.

Zven s’exécuta et l’employé de l’ETT demanda :

— Vous avez déjà tué ?

Cette question fit tressaillir Zven. Mais il ne fallait pas qu’il flanche, il avait déjà réussi à pousser la porte de l’ETT, ce qui pour lui n’avait pas été une mince affaire.

— Non, je n’ai jamais tué, répondit-il.

L’autre sourit de nouveau et dit :

— Il faut bien un début à tout.

Zven trouvait son humour douteux.

— Bon, passons aux choses sérieuses, reprit l’employé de l’ETT. Posez vos mains bien à plat sur ce bureau.

Étonné, Zven fit ce qu’on lui demandait, et l’employé commença :

— Alors, vous vous appelez Zven, vous êtes né le 5 décembre 2060, ce qui vous fait 33 ans. Par ailleurs, vous habitez au Bloc Z 23 du quartier Ouest WG 25, et vous êtes un ancien guitariste de rock.

Devant l’air étonné de Zven, l’autre dit :

— Ne me prenez pas pour un sorcier ; ce serait un comble de croire encore à ces sornettes alors que nous approchons du XXIIème siècle. Je ne fais que lire sur un écran fixé au mur devant moi, les informations qui sont captées et transmises par induction généticodigitale. Oui, ce bureau possède certaines particularités, y compris celle d’être doté d’un décrypteur tactile.

Zven grimaça un sourire. La seule technologie qu’il connaissait à peu près, était celle de son vieil ampli Marshall qui avait défié le temps, sur lequel il branchait selon la méthode des grands Anciens, son antique Gibson Les Paul qui aurait appartenu à Alvin Lee, un guitar hero mort dans le courant du siècle.

— Bon, je vais vous donner votre outil de travail, reprit d’un ton tranquille l’employé de l’ETT.

Il ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un Zator, l’arme la plus en vogue, qui ressemblait un peu à un Luger de jadis, mais bénéficiait des dernières trouvailles techniques et notamment d’une assistance satellitaire.

— Avec ça, même un aveugle ne raterait pas sa cible, dit l’employé avec une épouvantable décontraction.

Zven sentit de la sueur couler dans son dos lorsqu’il prit l’arme, puis la rangea dans une poche de sa combinaison.

— Vous n’oublierez pas d’ôter le cran de sûreté, dit l’employé. C’est le bouton rouge sous la crosse. Ah, aussi, vous avez une charge pour cinq tirs. Mais un seul doit en principe vous suffire avec un tel matériel.

Zven acquiesça de la tête, et l’autre sortit cette fois une photo de son tiroir, et la lui donna en déclarant :

— Voici la personne que vous devez abattre.

Zven frémit ; il s’agissait d’un jeune garçon d’environ six ans, aux cheveux blonds impeccablement peignés avec une raie sur le côté. De toute évidence, c’était un bambin tranquille qui ne demandait bien sûr qu’à vivre.

— Il y a un problème ? fit l’employé de l’ETT.

— Non, s’efforça de répondre Zven.

Alors, l’employé éclata franchement de rire.

— Ah, fit-il, vous autres les humains, vous êtes tous les mêmes. Vous vous déclarez prêts à tuer, mais dès qu’il s’agit d’un enfant, vous vous dégonflez. Nous autres robots, nous n’avons pas tous ces problèmes, et nous espérons bien que l’on ne nous embarrassera jamais avec cette foutue conscience que votre inventeur a eu la bien mauvaise idée de vous refiler.

Zven aurait dû s’en douter ; il avait affaire à un robot. On en rencontrait de plus en plus qui, par ailleurs, ressemblaient à s’y méprendre à des humains. Ils les remplaçaient dans un tas de branches d’activité, les excluant du monde du travail. Ce phénomène associé à celui du déclassement, avait été principalement à l’origine de la légalisation du meurtre pour combattre le chômage.

Le robot regardait maintenant Zven avec un air dur, et il dit en détachant bien ses mots :

— J’espère que vous êtes toujours partant !

— Je le suis, fit Zven d’un ton qu’il voulut le plus convaincant possible.

— Très bien, fit l’autre, car il faut que vous sachiez que vous avez signé votre contrat, et donc que vous en avez accepté les termes, tous les termes, n’est-ce pas ?

— Je l’ai signé par induction généticodigitale ? fit Zven d’un air résigné.

— Exactement, dit le robot, je vois que vous vous adaptez très vite au progrès. Alors, voilà les conditions : votre mission va vous rapporter 5000 € ; vous en toucherez 1000 lorsque vous ramènerez le Zator, et le reste lorsque l’on aura pu vérifier que le travail a bien été effectué. Ah, un point important, si d’aventure vous ne respectiez pas votre contrat, nous serions alors autorisés à vous rechercher et à vous éliminer. C’est une clause que vous avez bien entendu également signée.

Zven n’avait pas besoin d’en entendre d’avantage, aussi se leva-t-il.

— Attendez, encore une toute dernière chose, fit l’autre en prenant un petit boîtier dans son tiroir. Là-dedans, vous trouverez tout ce qui est utile à votre mission. C’est d’un usage très simple, il suffit de suivre le mode d’emploi.

Zven prit le boîtier, et se hâta de partir de cette ETT où il n’aurait jamais dû poser un pied.

La grande question était maintenant pour lui de savoir si tout l’amour qu’il portait à Lyana et sa détermination à vouloir la sauver, allaient le rendre capable de tuer un bambin de six ans.

***

 

Il retrouva sa compagne dans leur appartement municipal au vingt-cinquième étage d’une tour sécurisée.

Elle était allongée sur leur natte de couchage et souffrait comme d’habitude. Son ventre était de plus en plus rond ; le scarabée continuait de se développer. Elle ouvrit les yeux et tenta de sourire à Zven. Ses longs cheveux noirs étaient collés à son visage ; elle avait beaucoup de fièvre. Zven partit dans une autre pièce afin de préparer une injection de Xyen 100. C’était un stupéfiant qui allait permettre à Lyana de dormir. Du temps où il faisait de la scène, il lui arrivait d’avoir recours à quelques substances prohibées. Il était resté en contact avec son fournisseur de l’époque qui avait été sensible à son épreuve. Il avait accepté de lui donner quelques ampoules de Xyen 100. Mais Zven savait que c’était bon pour une fois, et que bientôt il n’aurait même plus les moyens d’apaiser les souffrances de sa compagne, sauf si…

Bien sûr il n’avait pas de mal à se trouver toutes les excuses du monde pour abattre un bambin sans défense. Il ne pouvait surtout pas concevoir que Lyana meure dans d’atroces souffrances et qu’elle embarque dans la tombe un scarabée qui se mettrait alors à la ronger de l’intérieur pour pouvoir subsister. Cette pensée était intolérable, inadmissible.

Zven injecta le liquide apaisant dans le bras de Lyana qui soupira de reconnaissance.

Elle ne tarda pas à s’endormir.

Il ne fallait pas que Zven perde de temps maintenant. La durée des effets du produit était variable, et il avait beaucoup à faire.

Il consulta le boîtier que lui avait remis l’employé de l’ETT, dont l’utilisation était en effet fort simple, et ne requerrait même pas le moindre mode d’emploi. Il appuya tout simplement sur l’unique bouton que l’appareil possédait, et les instructions s’affichèrent sur un petit écran.

Il devait se rendre jusqu’au quartier Sud-Ouest 25, lot 2000 Est. L’enfant habitait au 15A, et il serait comme chaque soir dans sa chambre vers 20 h. Il y avait une gardienne pour s’occuper de lui, mais elle avait l’habitude de rester scotchée à la télévision, laissant l’enfant livré à lui-même. Il était précisé qu’il fallait passer par une porte située à l’arrière de l’habitation, dont le code d’ouverture était NUAGE. Puis un message avertit que les instructions allaient être fournies une seconde fois, qu’il était nécessaire de bien les noter ou de les retenir, car après elles seraient effacées.

Zven avait pas mal exercé sa mémoire durant un temps où il fut également chanteur, car il avait dû apprendre un tas de chansons en islandais, qui était devenu la langue internationale et obligatoire du rock. Aussi n’eut-il pas besoin de noter quoi que ce soit, tout s’imprima facilement dans son esprit.

À 19 h 30, il descendit au garage communautaire de la tour. À ce moment de la journée particulièrement calme, il lui fallait 25 minutes au lieu de 3 heures durant les pics de circulation, pour atteindre l’adresse indiquée.

Il prit place à bord de son Autorun, régla son navigateur sur l’adresse où habitait l’enfant et démarra. Il emprunta la rocade Sud, et roula tranquillement dans la nuit en écoutant le morceau « Spoonful » interprété par The Cream, une formation considérée désormais comme antique. La guitare d’Eric Clapton l’amena à une douce rêverie qu’accompagnaient les lumières orangées de la rocade. Il prit bientôt la sortie Ouest, puis la direction du lot 2000 Est. Le morceau de Cream était en version live de 30 minutes, et Clapton, Bruce et Ginger Baker s’en donnaient encore à cœur joie quand Zven stoppa son Autorun au début du lotissement qu’éclairaient des lampadaires directionnels.

Il sortit rapidement de son véhicule, et chercha le 15A sur les façades des villas que l’on trouvait aux alentours. Il y arriva très vite. La maison ne possédait pas de porte sur le devant. Pour des raisons de sécurité il en était ainsi pour beaucoup de demeures. Seulement, généralement, elles étaient munies de caméras ou de capteurs permettant de repérer quiconque avait tendance à s’approcher trop près. Mais Zven se dit que ce ne devait pas être le cas de l’habitation en question, sinon les instructions l’auraient mentionné. Par une petite allée, il accéda à l’arrière de la villa, et trouva la porte ainsi que son digicode. Il composa Nuage, et put entrer. Il se retrouva dans un couloir où se répandait une lumière tamisée, mais également les bribes d’un programme télévisé. Zven se demanda ce qu’il devrait faire si par malchance la gardienne intervenait. Il s’était renseigné sur la réglementation des ETT. S’il était parfaitement couvert pour le meurtre qui constituait sa mission, il n’en était pas de même des problèmes collatéraux. Il sentit l’angoisse monter en lui, d’autant qu’il réalisa que dans les instructions, n’avait pas été mentionné où était située la chambre de l’enfant.

Il y avait plusieurs portes dans le couloir. Il en ouvrit une première qui était celle des toilettes, puis une seconde donnant sur un placard à balais. Et à la troisième, il ressentit un grand soulagement qui fut aussitôt suivi d’un effroyable malaise. Il avait ouvert la porte d’une pièce parfaitement éclairée, au milieu de laquelle, assis par terre, un enfant en pyjama jouait avec une console. Il regarda Zven avec un grand sourire, paraissant nullement inquiet, le considérant peut-être comme un copain à qui il pourrait prêter sa console.

Zven devait être fort et ne pas flancher. Il fallait qu’il pense à Lyana, rien qu’à elle. Et surtout, il était nécessaire d’agir vite, très vite. Il entra dans la pièce et sortit son Zator. Il en ôta le cran de sûreté et le pointa sur l’enfant.

Celui-ci perdit aussitôt son sourire et regarda Zven avec dans les yeux une insoutenable détresse.

Zven avait le cœur qui battait très fort dans sa poitrine, et sa combinaison poissait de sueur. Il se concentra de tout son être sur Lyana, ne cessa de se répéter intérieurement qu’il devait la sauver, qu’il fallait qu’il tire, qu’il abatte l’enfant sans états d’âme. Il finit par en ressentir une terrible douleur dans la nuque, et une nausée monta en lui. Il ne tint pas très longtemps, et baissa son arme. Non, il ne pouvait pas tuer le bambin, il ne pourrait jamais abattre de sang froid un enfant. Lyana et lui en avaient désiré un, il lui était impossible de s’en prendre à celui-ci.

L’enfant qui avait bien compris ce qui se passait, avait retrouvé un semblant de sourire.

Alors Zven qui avait tout d’abord eu l’intention de s’enfuir de la maison, d’y laisser l’enfant en espérant que celui-ci croirait qu’il avait tout simplement fait un cauchemar, où à la rigueur, que ce qu’il avait vu, c’était pour rire, que ce n’était pas « pour du vrai », pensa que d’autres risquaient de venir ; d’autres tueurs temporaires qui eux n’hésiteraient pas à tirer.

Il s’approcha de l’enfant, et lui dit à voix basse :

— Il faut que tu viennes avec moi. Sinon, tu seras toujours en danger.

L’enfant le regarda et resta impassible.

— Tu m’entends ? s’enquit Zven.

L’enfant ne réagit toujours pas.

Pour Zven il devint alors clair qu’il était sourd et muet. Il se demanda qui avait bien voulu éliminer un enfant handicapé, sans défense. Mais l’important était de l’éloigner de cette maison.

Il insista pour qu’il vienne, mima même ce qu’il attendait de lui, et à son grand soulagement, l’enfant finit par accepter de lui donner la main, et de partir avec lui. Il avait compris.

Zven l’amena dans le couloir où l’on n’entendait plus la télévision. Et pour cause, il eut soudain l’impression que quelqu’un arrivait. Il emmena l’enfant jusqu’à la porte qu’il ouvrit, et ils gagnèrent rapidement la rue. L’enfant en plus d’être en pyjama, était nu-pieds. Alors Zven marcha très vite en l’entraînant et en espérant ne rencontrer personne. Il respira beaucoup mieux lorsqu’ils furent installés dans l’Autorun. Il se dépêcha de démarrer et emprunta comme à l’aller la rocade. Mais cette fois il s’écouta « Meddle » du Pink Floyd, un groupe considéré comme progressif, vu l’avant-gardisme dont il avait fait preuve à son époque déjà bien lointaine. De temps en temps, Zven jetait un coup d’œil à l’enfant assis à côté de lui, et constatait avec satisfaction que celui-ci avait un air confiant.

Quand il arriva à sa tour, il fit comprendre à l’enfant qu’il devait l’attendre, puis sortit de son Autorun.

Il se dépêcha de montrer jusqu’à son logement, et une fois entré, vit avec joie que Lyana était levée et ne semblait pas trop mal en point. C’était un chance. Alors Zven alla droit au but et lui dit qu’il fallait qu’elle vienne avec lui, qu’ils devaient fuir. Comme elle montrait son étonnement et lui expliquait qu’elle n’était pas assez en forme, il lui parla brièvement de l’enfant. Lyana comprit que la situation était grave, et bien qu’elle commençât à ressentir de nouveau des douleurs, elle suivit son compagnon.

Quand elle vit l’enfant, elle faillit fondre en larmes. Zven installa cette fois le bambin à l’arrière du véhicule afin que Lyana fût à ses côtés. Et très vite ils partirent et empruntèrent l’autoroute spéciale, celle qui allait permettre de pousser l’Autorun jusqu’à 300Kms/h.

Lyana voulut parler à l’enfant, mais Zven lui indiqua qu’il était manifestement sourd et muet. Elle désira savoir ce qui se passait exactement, alors Zven lui expliqua tout.

Quand elle eut entendu son récit, Lyana fut catastrophée.

— C’est une histoire infernale, fit Zven, tandis que l’Aurorun avait atteint le maximum de la vitesse autorisée, et roulait au milieu de sillons bleutés constituant l’éclairage de l’autoroute spéciale. On me proposait 5000 €. C’est à dire 4000 € pour régler ton opération, et les 1000 autres auraient pu nous aider à voir venir.

— Mais Zven, fit Lyana, tu aurais été capable de tuer pour cela ?

— Pour te sauver, oui, répondit Zven, mais de toute évidence, je ne pouvais pas tuer un enfant.

— Et qu’allons-nous devenir maintenant ?

Zven soupira :

— Je n’en sais rien. Enfin, si, je sais quand même une chose : des tueurs vont se mettre à ma recherche ; des tueurs temporaires, probablement. Cette notion de « tueur temporaire » est efficacement perverse ; elle arrive à annihiler les principes fondamentaux du bien et du mal. Après tout, rien ne dure vraiment, tout est éphémère. Il suffira d’oublier après, de passer à autre chose, à ce qui s’incruste réellement dans la continuité. À cause de cela, si l’on m’avait désigné comme victime un adulte, je serais sans doute sur le point d’empocher 5000 €.

— Et tu n’aurais pas de remords ? demanda Lyana.

Zven réfléchit avant de répondre :

— Sans doute, mais dans l’ensemble, combien arrive à retrouver un semblant de morale après avoir empoché leur fric ? Très peu à mon avis, vu la prospérité des ETT.

Lyana resta silencieuse pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que Zven s’exclame :

— Bon sang ! on dirait qu’on est arrivé à la Zone Terminus !

— Quoi ! fit Lyana.

— Oui, là devant, regarde ! fit Zven qui avait arrêté son véhicule.

Les phares puissants de l’Autorun fouillaient la nuit en débusquant des sortes de bunkers. Il y en avait un bon nombre.

— La Zone Terminus ! répéta Zven. Celle que l’armée a édifiée pour repousser l’attaque des Amyliques.

Cinq ans plus tôt, le monde terrestre avait été menacé par des mutants vivant sous la mer. Ils risquaient de débarquer sur la côte Nord-Ouest, alors le gouvernement avait fait construire en hâte des casemates le long des plages pour pouvoir y loger ses troupes. Mais finalement, un compromis pacifique avait été trouvé ; l’attaque n’avait pas eu lieu.

— Mais comment sommes-nous arrivés jusqu’ici ? demanda Lyana.

— Je n’en sais rien, fit Zven, j’ai dû avoir un moment d’inattention et j’ai emprunté une bretelle périphérique. Bon, il faut repartir en arrière et regagner l’autoroute.

Il s’employa à faire rapidement demi-tour, mais l’Autorun venait à peine de parcourir une centaine de mètres, qu’elle s’arrêta d’un coup, et sur l’écran de contrôle apparut la mention : OUT OF SERVICE !

— Merde ! s’exclama Zven, la pile propulsive est à plat ! Je n’ai pas pensé à vérifier le compteur énergétique ces derniers temps.

Lyana commença alors à gémir et se tint le ventre.

— Ça ne va pas ? s’enquit Zven.

— Non, fit Lyana d’une voix haletante, j’ai très mal.

Zven était désespéré. Il avait envie de hurler, d’extérioriser de façon violente son découragement et la peur qui le rongeait. Mais il jugea très vite qu’il importait de maîtriser la situation, et surtout de prendre les bonnes décisions.

— Nous allons nous installer dans un bunker, annonça-t-il. D’après ce que je sais, ils ne sont pas trop mal équipés. Ce sera en tout cas toujours mieux que cette voiture.

Lyana hocha la tête, et elle sortit du véhicule. Zven en fit autant, et ils s’aperçurent alors que l’enfant dormait paisiblement. Zven le prit dans ses bras et le sortit délicatement de l’Autorun. Il tremblait légèrement, pensant que cet enfant avait la vie sauve grâce à lui, qui avait sans aucun doute sacrifié Lyana. Mais il ne voulait pas réellement se l’avouer ; il espérait trouver une solution, et surtout y croire. Aussi quand sa compagne lui demanda ce qu’il comptait faire ensuite, il lui répondit que des bateaux devaient croiser au large, et que demain quand il ferait jour, il s’efforcerait d’attirer l’attention des équipages. En principe, ces bateaux appartenaient à des territoires extérieurs aux Lois de la Nation. Ainsi, tous trois seraient définitivement sauvés, ils pourraient demander l’asile politique, se soustraire aux tueurs temporaires. Mais Zven aurait dû admettre qu’il y avait également des embarcations nationales qui croisaient au large, et dans ce cas, c’en serait fini de lui, de sa compagne et de l’enfant.

Il marcha avec le bambin dormant paisiblement dans ses bras, et Lyana qui se plaignait à ses côtés, jusqu’à un bunker, tandis que le chuintement de la mer se répandait alentour. La pleine lune avait accompagné leur marche, leur permettant d’y voir suffisamment dans la nuit moite.

Le bunker était parfaitement équipé, et notamment il y avait l’électricité.

Zven allongea l’enfant sur une couchette, et ce fut alors que Lyana sortit deux seringues d’une poche de sa combinaison.

— Tiens, dit-elle, faits-moi une injection que je puisse dormir. Et je te conseille de t’en préparer une aussi, tu as besoin de repos.

— Oui, c’est vrai, reconnut Zven.

Il administra le Xyen 100 à sa compagne, puis se fit une piqûre dans le bras.

Et moins de deux minute plus tard, ils étaient endormis, étendus sur une couchette à deux places.

 

****

 

Durant son sommeil, Zven crut entendre Lyana gémir. Mais il ne trouva pas l’énergie nécessaire pour réagir. Puis, peut-être faisait-il tout simplement un mauvais rêve.

Quand il se réveilla, c’était en tout cas le calme complet. Il cligna des yeux après les avoir ouverts, car le jour était levé, et le soleil entrait généreusement dans le bunker.

Lyana semblait dormir paisiblement. Mais très vite, un détail d’importance attira l’attention de Zven. Il ne percevait aucunement sa respiration. Elle était tournée sur le côté, alors Zven se pencha, et tressaillit aussitôt. Elle avait un trou de la taille d’une pièce d’1 € en plein milieu du front. Il n’y avait pas de doute, cela ne pouvait provenir que d’un tir de Zator, un tir qui avait tué Lyana.

Zven bondit hors du lit, et fut alors tétanisé d’horreur.

Au milieu de la pièce, se tenait l’enfant qui pointait sur lui le Zator.

— Mais… mais, qu’est-ce que tu as fait ? bredouilla Zven.

— J’ai abrégé ses souffrances, répondit l’enfant d’une voix fluette mais d’un ton déterminé. Le contraste était horrible et glaçait le sang.

Puis l’enfant leva légèrement l’arme.

— Et maintenant, tu vas y passer à ton tour, dit-il sans sourciller.

— Mais qui es-tu ? demanda Zven.

Cette question fit sourire l’enfant.

— Qui je suis ? Au départ j’étais un appât.

— Un appât ?

— Oui, mon contrat stipulait que je devais servir à vérifier si tu allais bien remplir ta mission. Beaucoup d’ETT ont décidé d’agir ainsi pour tester le sérieux de leurs tueurs temporaires. Le marché est devenu très tendu, et il n’est plus possible de mécontenter les clients. Il faut des tueurs temporaires déterminés, fiables, irréprochables. Et il importe donc de faire le tri.

— Mai si je t’avais tué ? demanda Zven, complètement chamboulé.

— C’était une possibilité, répondit l’enfant ; une possibilité bien sûr qui figurait au contrat que j’ai signé.

Zven ne savait plus quoi penser ; il vivait un cauchemar éveillé, tandis que l’enfant s’apprêtait à appuyer sur la détente du Zator.

— Alors, dit-il pour tenter de gagner du temps, après avoir été un appât, tu es devenu un tueur temporaire ?

— Exactement, répondit l’enfant. Il existe une clause à mon contrat le permettant. Il me suffira juste de signer un avenant rétroactif par la suite pour régulariser cette phase de la mission.

Cet enfant parlait avec un réalisme froid, soulignant tout le pragmatisme qui caractérisait la déshumanisation d’une société reposant uniquement sur des valeurs économiques, servie par une morale purement administrative.

Son visage portait le masque de l’indifférence absolue, et sa petite main qui tenait avec de plus en plus de détermination le Zator, était celle d’un tueur sans états d’âme.

Zven se préparait à mourir, guettant sur le visage de l’enfant le signe indiquant qu’il allait faire cracher à son arme le rayon mortel, quand soudain une expression de terrible effroi y apparut. Instinctivement, Zven se retourna, et ses yeux s’écarquillèrent quand il vit le ventre de Lyana éclater avec un étrange bruit de succion, et apparaître une immonde créature couverte de sang. C’était le scarabée qu’elle avait porté. La mort de celle qui lui avait permis de se développer, l’avait certainement amener à s’extirper de ce qui n’était plus pour lui qu’une enveloppe inutile.

La créature plus large qu’une assiette, sauta de la couchette et se reçut sur ses pattes, puis avança vers l’enfants en laissant d’horribles traînées rougeâtres derrière elle.

L’enfant tira une première fois sur la créature, mais celle-ci continua de se diriger vers lui. Alors il tira une seconde fois, puis une troisième, et enfin à la quatrième, le rayon sembla avoir neutralisé le scarabée, puisqu’il s’immobilisa à un petit mètre seulement de l’enfant. Celui-ci respirait avec difficulté et avait les yeux hagards.

Mais il se reprit très vite, pointa de nouveau le Zator sur Zven et appuya sur la détente.

Contre toute attente, aucun rayon ne sortit du canon de l’arme qui n’avait livré qu’un clic inoffensif.

Zven qui était inondé de sueur laissa tranquillement son cerveau se remettre en marche et raisonner à son rythme. L’enfant avait tiré une première fois sur Lyana, puis quatre fois sur le scarabée : soit les cinq tirs dont disposait l’arme selon ce qu’avait déclaré l’agent de l’ETT.

L’enfant jeta le Zator par terre comme s’il s’agissait d’un banal jouet dont il ne voulait plus, et éclata en sanglots.

Alors Zven s’approcha de lui, s’agenouilla, et dans cette effroyable absurdité régentant le monde en perte de repaires dans lequel il avait l’impression de macérer, le serra très fort contre lui, comme pour le consoler.

 

****

 

Un peu plus tard, l’enfant l’aida à inhumer Lyana dans le sable de la plage environnante. Puis Zven décida également d’y laisser reposer la créature d’aspect immonde, qui était pourtant le fruit de leur fusion ; cette fusion dévoyée par l’inconséquence d’humains que Zven avait beaucoup de mal à ne pas considérer plus hideux encore qu’un scarabée mutant tout poisseux de sang.

Zven prit ensuite l’enfant par la main et alla avec lui regarder la mer dont les vagues nacrées scintillaient sous les rayons d’un soleil bienveillant. Zven n’arrivait même pas à éprouver la moindre haine pour celui dont on avait assassiné l’innocence. Il était avant tout un enfant, et à ce titre représentait ce pour quoi lui et Lyona s’étaient perdus dans un infini cauchemar. Puis, le destin de l’enfant et le sien étaient trop liés désormais. Car en regardant la mer, en scrutant l’horizon, aucun navire, aucune embarcation de quelque sorte que ce soit n’apparaissait.

Par contre, en se retournant, on pouvait voir comme un nuage arasant le bitume de la bretelle périphérique.

Et ce pouvait être un nuage de sable, ou de poussière, annonciateur d’un véhicule lancé à grande vitesse, arrivant d’un monde désarçonné : celui des tueurs temporaires.

Patrick S. VAST - Mai 2008