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13/01/2009

Goéliande

Très tôt en ce matin d’avril, le soleil avait percé les brumes, et baignait maintenant de sa chaude clarté le sommet de la falaise. Marchant sur un chemin de terre qui serpentait entre des buissons et des arbustes, Abigail, une jeune femme de vingt-trois ans vêtue d’une austère robe noire lui arrivant aux chevilles, s’avançait vers le bord du géant de grés et de calcaire qui surplombait l’océan, et au pied duquel venaient s’écraser les vagues. Elle s’immobilisa bientôt, laissant le vent jouer avec sa robe et sa chevelure brune, et fixa l’horizon. Ses yeux sombres, empreints de tristesse, restèrent en alerte, cherchant à découvrir au loin les voiles du Cor-Nac, un bateau de pêche dont elle guettait le retour depuis cinq ans.

C’était par une froide après-midi de janvier qu’il était parti, alors que de violentes tempêtes étaient annoncées. Mais le vieux Joss, le maître du navire, ne pouvait renoncer à aller pêcher la morue malgré le mauvais temps. Le Cor-Nac qui avait été autrefois un fier et solide morutier, emmenant souvent son équipages vers des eaux lointaines, était devenu au fil des années une triste carcasse, bonne à prendre une retraite bien méritée. Joss devait acheter un autre bateau, et ses hommes étaient prêts à faire front avec lui, à travailler sans relâche dans n’importe quelles conditions, afin de partir bientôt sur un nouveau morutier, un Cor-Nac flambant neuf. C’était donc pour cela que le bateau avait pris le large, la cale remplie de blocs de sel dans l’espoir d’une pêche abondante, malgré la désapprobation de tous ceux qui étaient présents quand il avait levé l’ancre. Parmi eux, il y avait Abigail, qui avait supplié Yann, un garçon de vingt ans qu’elle devait épouser une fois l’été venu, de renoncer à embarquer. Mais le jeune homme lui avait dit qu’il avait toute confiance en Joss, et que si le Cor-Nac n’avait plus vraiment fière allure, il demeurait néanmoins encore suffisamment solide pour affronter les pires tempêtes.

Abigail n’avait pu le retenir, et comme tous les autres, elle avait vu le bateau s’éloigner du port. Dès la fin de l’après-midi, le vent avait redoublé d’ardeur, et durant la nuit, la tempête en avait empêché plus d’un de dormir. Elle était demeurée violente pendant quatre jours et quatre nuits, et avait cessé d’un coup, à l’aube du cinquième jour, laissant la place à une matinée calme, qu’un soleil timide avait tenté de réchauffer. Abigail s’était rendu au bord de la falaise, tandis que d’autres avaient préféré se regrouper sur le port, commençant à espérer un miracle, priant pour le retour du Cor-Nac. À la fin de la journée, chacun s’était dit que le bateau était au moins parti pour une semaine, peut-être deux. Au bout de trois, on avait sonné le tocsin, chacun ayant compris que le Cor-Nac ne reviendrait plus, que l’océan retenait désormais le bateau et son équipage. Alors, Abigail s’était vêtue entièrement de noir ; elle était devenue la veuve de Yann, avant même d’avoir eu le temps de l’épouser. Dans les jours qui avaient suivi, elle s’était rendue deux fois à l’église. La première, pour la messe célébrée en la mémoire de l’équipage du Cor-Nac, et la seconde pour l’enterrement de sa mère qui avait succombé à une mauvaise bronchite. Abigail était restée seule dans sa maison de pierre, gagnant sa vie en réparant des filets de pêche. Elle travaillait la nuit, afin de pouvoir passer la journée au bord de la falaise, à guetter le retour du Cor-Nac. À cet endroit, elle avait connu aussi bien les chaleurs écrasantes que le gel et la neige, et avait subi autant les vents violents que les pluies qui la transperçaient jusqu’aux os. Mais elle demeurait envers et contre tout accrochée à l’espoir du retour de Yann qu’elle tenait pour une certitude. Elle arrivait tôt le matin ; repartait à midi pour se sustenter et prendre un peu de repos ; puis revenait jusqu’à la nuit.

Cela durait depuis cinq ans, et en ce matin d’avril où le printemps voulait s’affirmer, elle était fidèle au rendez-vous. Elle se tenait droite, humant l’air chargé d’iode et de sel, laissant le soleil caresser doucement son visage. Son regard se portait très loin, traquant la moindre trace de voile à l’horizon. Mais si quelques bateaux passèrent au large, ils n’empruntèrent pas la route menant au port. Au bout d’une heure, Abigail eut soudain envie de rentrer chez elle ; non qu’elle eût perdu l’espoir de revoir Yann ; non qu’elle fût lasse de rester ainsi immobile au bord de la falaise ; mais elle ressentait comme un appel. Il ne lui fallut pas longtemps pour rejoindre son logis tout proche. Et une fois arrivée devant la petite maison de pierre où elle était née, elle comprit qu’un esprit bénéfique s’était manifesté ; car contrairement à d’habitude, il y avait un homme qui attendait devant. Elle sut tout de suite qu’il était porteur d’une bonne nouvelle. Il avait sur lui de vieux vêtements très sales, et dégageait une puissante odeur. À coup sûr, il venait de loin, et avait marché longtemps. L’homme qui était un vieillard ridé, aux longs cheveux gris et raides, expliqua à Abigail qu’il avait cheminé pendant au moins deux bonnes semaines, pour faire le trajet depuis les dunes de Flandre jusqu’à son pays de falaises. Il ajouta qu’il avait trouvé sur une plage de la mer du Nord, une bouteille de rhum ; et que si celle-ci ne contenait plus la moindre goutte de tafia, elle renfermait par contre une feuille de papier. Il avait dû casser la bouteille sur un morceau d’épave échoué sur la plage, pour pouvoir libérer le message. Celui-ci mentionnait tout ce qui était utile pour parvenir jusqu’à Abigail ; alors le Flamand s’était mis en route, car la missive semblait importante. Il sortit d’une musette crasseuse le fameux message qu’il tendit à Abigail. Celle-ci appréhendait de le lire, tant elle était partagée entre un invincible espoir, et l’insondable crainte d’être amèrement déçue. Elle proposa une bolée de cidre au messager, plus pour reculer l’instant fatidique, que par gratitude ou hospitalité. Mais celui-ci refusa, disant qu’il lui fallait se remettre immédiatement en route. Lorsqu’il eut pris congé, Abigail lut avec minutie le papier jauni et froissé qu’elle serrait entre ses doigts, puis explosa de joie. Elle partit alors à toutes jambes, perdant en route ses sabots ; et ce fut pieds nus qu’elle arriva en ville et se précipita chez le père de Yann. Celui-ci eut à peine le temps de comprendre ce qu’elle lui racontait, qu’il se trouva entraîné vers le port. Ils y arrivèrent tous deux très vite, et entrèrent dans une taverne. Ils se rendirent à une table du fond où étaient installés quatre hommes sirotant de l’eau-de-vie. Abigail tendit le message au plus âgé qui portait une casquette de marin, et expliqua ce qu’il contenait. Le marin regarda la feuille d’un côté puis de l’autre, et hocha la tête. Il dit que d’après le message, Yann avait réussi à gagner une île peuplée de goélands. On parlait de cette île dans de très vieilles légendes ; mais à son avis, il était peu probable que Yann eût pu survivre durant toutes ces années dans un endroit sans aucun doute isolé. Abigail ne voulut pas en entendre davantage et perdre son précieux espoir, et se rendit chez Gwendoline, la druidesse. On la nommait ainsi, car bien que parfaitement chrétienne, elle n’en avait pas pour autant renié les religions de jadis, et possédait des pouvoirs bénéfiques. Elle la trouva chez elle, occupée à remplir d’un liquide ambré des bouteilles qui avaient contenu de l’eau-de-vie ou du cidre. Abigail lui parla du message qu’elle lui tendit, et la jeune femme rousse toute vêtue de blanc que l’on appelait la druidesse, poussa une grande exclamation. Elle déclara que Yann avait réussi à atteindre Goéliande, la terre sacrée des goélands ; une île merveilleuse située aux confins de l’Atlantique et de la mer d’Irlande ; et qu’il se trouvait sous la protection de Ler, le dieu de la mer que les Celtes des temps anciens vénéraient. Gwendoline incita Abigail à continuer d’espérer, et lui remit un flacon qui l’aiderait à combattre les fièvres qui allaient s’emparer d’elle jusqu’à l’arrivée d’un message magique.

Cette nuit-là, Abigail commença en effet à être la proie de terribles fièvres qui semblèrent ne plus vouloir la quitter. Elle ne dut sa survie qu’à la potion de la druidesse ; et un matin, elle fut réveillée par un chant étrange. Elle se leva, sortit de chez elle, et marcha en direction de la falaise. Elle trouva bientôt sur son chemin, perché sur une énorme pierre, un goéland majestueux qui déploya ses larges ailes et prit son envol. Abigail le suivit en pressant le pas jusqu’au bord de la falaise. L’oiseau marin se mit à planer avec grâce au-dessus de l’océan, et en regardant son plumage blanc agrémenté de touches de gris et de noir, Abigail songea que ce devait être d’une plume de goéland dont s’était servit Yann pour écrire son message. À l’horizon, le ciel devint soudain rougeâtre, et l’on eût pu croire que les vagues s’embrasaient. Éblouie, Abigail ferma les yeux, puis les rouvrit peu de temps après. Alors, elle vit une chose fantastique qui la stupéfia. Au loin, portée par l’océan qui avait recouvré une couleur d’azur, se dressait une immense plume piquée dans la crête nacrée d’une vague. Abigail regarda fascinée cette plume que l’océan amenait vers elle, cette plume qui semblait lui écrire dans le déroulement de la vague, le message magique annoncé par Gwendoline. Bientôt, la plume se mua en une voile blanche qu’un vent léger commença à gonfler ; et le frêle esquif qu’elle entraînait, pencha à tribord, puis prit tranquillement la direction du port, accompagné du goéland qui volait au-dessus de lui.

Abigail courut à toutes jambes à travers la falaise ; il fallait qu’elle arrive avant Yann au port, et soit surtout la première à l’accueillir.

Patrick S. VAST - 2005

13/12/2008

La vie

La vie

C’est comme les congés payés

Au début ça y va doucement

On a l’impression d’avoir tout son temps

Que ça pourrait même durer éternellement

 

Puis tout s’emballe

On n’arrive plus à retenir le temps

Même si on ne se couche plus

Qu’on profite du jour et de la nuit

 

Et alors vient la fin

Faut regagner sa boîte

Partir pour un fichu turbin

Qui paraît durer une éternité

Et qui nous fait rêver

 

Du dehors

De la vie

05/12/2008

Fantastique 19ème siècle

Je reviens à mon péché mignon, à savoir le fantastique 19ème siècle.

Et bien sûr je ne peux que vous parler du Calepin Jaune, le fanzine, qui a changé sa première page et s’apprête à sortir un nouveau numéro.

Et je vous parlerai encore du Calepin Jaune Éditons, l’éditeur qu’il faut soutenir absolument en achetant ses ouvrages bien sûr, d’autant qu’une collection jeunesse va voir le jour.

Le nouveau calendrier de parutions est sorti, avec mon roman « Sandie » dont la publication est maintenue pour novembre 2010. C’est pas pour bientôt, diront certains. Mais comme l’a prouvé Einstein, tout est relatif, et quand on est comme moi, un passionné de voyages dans le temps, on relativise encore plus. Qui sait si je ne vais pas vous emmener dans une machine à voyager dans l’espace spatio-temporel, direction le mois de novembre 2010 ?

En tout cas, pour l’instant on remonte dans le temps, avec "Arcanes XIXème",  comprenant notamment deux nouvelles parues dans le fanzine Le Calepin Jaune », et pour rester dans le contexte, je vous propose également « Le rendez-vous de Folkestone » qui a eu également les honneurs de la revue.

Bonne lecture !

 

 

 

 

 

02/12/2008

Joyeux Noël

Voilà un titre qui pourrait presque paraître iconoclaste en ces temps de sinistrose institutionnalisée.

Mais qu'importe, je vous invite à lire deux nouvelles gourmandes et sympathiques.

La première, vous la connaissez sûrement puisqu'il s'agit "D'une odeur de dinde".

Quant à la seconde, "La nymphe de Nöel", c'est un inédit que je vous incite à aller lire sur le site d'In Libro Veritas en cliquant ici-même.

 

 

22/11/2008

La grande faucheuse

 

La grande faucheuse, Thanatos, combien de noms qui reviennent à la mort.

La mort, je l’ai matérialisée en gitane et baroudeuse en tenue kaki dans « Thana ».

 

En cliente de bistrot de village dans « La cliente en noir ».

 

Et enfin en hard-rockeuse du port de Hambourg, dans « Hambourg, ultime limite », un inédit que je vous invite à découvrir en vous rendant dans ce merveilleux espace de liberté d’expression qu’est In Libro Veritas, après avoir cliqué ici même.

 

 

 

 

 

 

 

 

18/11/2008

L'ouvreuse

Le film s’étirait plein écran en technicolor. C’était un vieux western dans le New Kino. Deux époques se contemplaient, et dans son fauteuil, le spectateur nostalgique voguait en plein champ, entre les vieilles bobines au lion rugissant. Effet de la nostalgie, ou farce hallucinatoire, il vit soudain, entre les rangées sages et tranquilles, la lumière si caractéristique. Lumière du passé, lumière de la lampe de poche de l’ouvreuse qui s’en serait venue placer des retardataires comme dans les temps immémoriaux. « L’ouvreuse », quel drôle de nom, pour qualifier celle du vieux cinéma de quartier que l’on avait abattu il y a bien longtemps, pour un multi salles, puis pour ériger le New Kino, temple de la fringale cinématographique, consommée comme n’importe quel produit manufacturé. Elle avait les cheveux auburn et courts, avec des frisottis sur le devant l’ouvreuse de jadis. Elle portait souvent un corsage rouge et une jupe vichy. L’ouvreuse, on l’aimait, mais certains, mal embouchés, acariâtres, râleurs impénitents, ne voulaient pas lui donner la pièce : son seul salaire. Elle plaçait les retardataires pendant le premier film en noir et blanc que certains snobaient, et parfois encore durant les actualités précédant le dessin animé, puis les réclames. Ensuite, pendant l’entracte, elle passait entre les rangées avec son lourd panier en osier débordant de bâtonnets glacés, de paquets de bonbons.

Et quand les lumières s’éteignaient de nouveau, elle s’asseyait au fond de la salle, avait le droit de suivre avec tout le monde le western, le péplum ou autres.

Maintenant, on passe directement au plat de résistance : le film, le seul et unique film. Le spectateur nostalgique se dit que ce doit être pour cela qu’elle se manifeste maintenant, pendant le seul et unique film. Adieu retardataires qui se faisaient enguirlander quand il fallait déranger des couples, des petits vieux, des enfants pas sages, ou qui enguirlandaient à leur tour l’ouvreuse n’y pouvant rien, lorsqu’elle n’avait plus qu’un strapontin à leur offrir.

Cinémas d’antan, cinémas du passé, et le fantôme de l’ouvreuse qui s’en vient distraire, taquiner le spectateur nostalgique qui ne voit plus que la lumière de la lampe de poche. Lumière qui vacille, qui s’étiole, qui pâlit, comme la vie, les années qui défilent trop vite. La vie, vieux film qui se débobine, mais qui ne se rembobine en principe jamais. Qui commence au ralenti, et s’accélère sans crier garde, à la vitesse des anciens films muets, panthéon de Max Sennet, de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton.

À la sortie du New Kino, le spectateur nostalgique se sent tout chose. Il traîne sa carcasse, trop vite vieillie, trop vite dépassée par sa destinée en roue libre. Parfum suranné, que celui du dehors dans une brume d’amertume. Puis gros coup au cœur. Là, dans un recoin, dans une vieille clocharde assise par terre, entortillée dans ses hardes et ses couvertures, il reconnaît l’ouvreuse. Que fait-elle là ?

— Il fallait bien que je revienne un jour, dit-elle au spectateur nostalgique interrogateur, qui n’est plus qu’un passant de la nuit transparente. Tout à l’heure le fantôme des années inaccessibles s’en est allé hanter le New Kino ; le rappeler au temps des bâtonnets glacés et des bonbons que l’on achetait à l’entracte. Je croyais surtout être arrivée trop tard pour la séance, quand je me suis aperçue que le film en couleur était commencé. Mais je me suis surtout rendue compte qu’il était trop tard tout simplement. Pour tout, pour la vie, pour la jeunesse enfouie, ma jupe vichy avalée par les mites…

La clocharde s’arrête, comme si c’était la fin.

Mais le spectateur nostalgique, le passant de la nuit transparente, ne l’entend pas de cette oreille.

Tout à l’heure, il était trop distrait pour voir le mot FIN sur l’écran. Il s’est levé de son siège pour suivre le mouvement. Le mouvement du monde, le mouvement de l’existence et de ses péripéties. Rien n’est fini ; il ne peut en être ainsi. Alors il prend la clocharde par la main, l’aide à se lever, et l’emmène dans ses hardes, ses pieds nus clapotant dans les flaques nauséeuses de la rue sombre et sans fond.

Et il l’emmène à l’autre bout de la ville, à l’autre bout de la vie, dans un décor de western, de péplum et autres, vers un plein écran en technicolor que l’on appelle renouveau, ou que l’on nomme infini espoir.

 

Patrick S. VAST - Novembre 2008