Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13/01/2008

Un manoir et deux robes noires

Le manoir se dressait au bout de la lande. De mémoire de villageois, il n’était plus habité depuis au moins cinquante ans. Le dernier occupant était mort, solitaire. Des proches étaient venus pour les obsèques, et il était enterré dans la cour ; sa tombe étant par ailleurs depuis longtemps recouverte de ronces. Mais des paysans avaient aperçu aux abords du manoir, deux femmes vêtues de robes noires. Pourtant, là-bas, ne passait jamais la camionnette de la boulangère, ou celle du facteur.

Les villageois se posaient des questions à ce sujet. Mais leur esprit était surtout accaparé par les événements très graves auxquels ils se préparaient. Il y avait tout à craindre depuis que la guerre internations s’était déclarée, depuis que des hordes soldatesques avaient franchi le lointain mur de la Hargne.

Et par une fin d’après-midi, tandis que le ciel s’assombrissait tristement, des blindés arrivèrent, et entrèrent dans la cour du manoir. Ils n’avaient même pas eu à enfoncer la vieille grille rouillée, le vent violent s’était chargé de l’arracher au cours d’une nuit particulièrement tumultueuse.

Des blindés, sortirent des hommes armés, casqués et cuirassés de noir. Celui qui était de toute évidence leur chef, ne portait pas de casque, mais une casquette, avec une tête de mort argentée incrustée juste au-dessus de la visière.

Il eut très vite le regard attiré par l’une des larges fenêtres du manoir. Derrière la vitre, se tenaient deux femmes, peut-être des sœurs. Les cheveux de l’une étaient couleur de nuit ardente, et ceux de l’autre évoquaient la cendre des âtres du petit matin. Elles souriaient, semblaient même s’amuser. Le chef des soudards ouvrit la porte du manoir d’un violent coup de botte, et entraîna ses hommes derrière lui. Tout ce monde barbare trouva les deux femmes dans une grande pièce illuminée par des bougies qui étaient dispersées aux quatre coins.

Il y eut un face à face long et lourd entre la soldatesque et les deux femmes. Elles étaient également vêtues de noir comme à leur habitude. Mais cette couleur souvent associée au deuil, n’avait pas la même signification pour l’une et l’autre des deux parties qui s’observaient. Les soldats portaient le deuil de l’espoir en l’être humain qu’ils avaient tué en massacrant tout sur leur passage ; quant aux deux femmes, elle portait aussi le deuil de ce trésor perdu, mais en guettant des lendemains de renouveau et de paix retrouvée.

Les deux habitantes du manoir, ces deux incarnations de la sagesse en robe noire, ne perdirent pas une miette de leur sérénité, tandis que les soudards tenaient fermement leur arme, prête à cracher le feu du désarroi.

Un rictus de dépit déforma soudain le visage de leur chef, et il leur fit signe de partir.

Ils avaient beaucoup à faire ; le village à détruire n’était pas très loin. Mais tandis que les soudards allaient remonter dans leurs blindés, comme surgis du toit du manoir, apparurent deux oiseaux géants, hybrides d’aigles noirs et d’espèces disparues dans des temps très lointains. Le feu des armes les atteignirent, mais en vain. Les créatures fantastiques paraissaient indestructibles, et ne cessaient de défier la soldatesque qui vidait les chargeurs de ses fusils-mitrailleurs sans le moindre résultat.

Les soudards finirent par monter dans leurs blindés et s’enfuir. Mais les oiseaux géants ne les laissèrent pas en paix, et les poursuivirent sans relâche, jusqu’à les repousser par-delà le mur de la Hargne.

 

****

Dans le village, on recommença à vivre tranquillement, persuadé que le péril était loin. On se doutait qu’il s’était produit un phénomène inexpliqué du côté du manoir ; mais l’on ne voulut pas essayer de comprendre.

En tout cas, des paysans continuèrent de raconter qu’ils avaient aperçu deux femmes vêtues de robes noires, là-bas, où ne passait jamais la camionnette de la boulangère, ou celle du facteur.

Patrick S. VAST - Janvier 2008

http://patricksvast.hautetfort.com/

 

31/12/2007

La ville abandonnée

L’homme descendit du TGV de 15 h 02. Il était grand, très pâle, vêtu chaudement, et tenait une valise à la main.

Il n’y avait personne sur le quai, ni d’ailleurs dans le hall de la gare.

L’homme pensa que l’on devait être certainement dimanche ; mais il ne savait pas trop. Après avoir passé plus de deux ans dans une maison de repos, il avait perdu la notion du temps. Il savait simplement que l’on était en décembre, et probablement au début de l’hiver. Il avait beaucoup de choses à réapprendre. C’est pour cela qu’il était venu dans cette ville où il avait vécu plus de trente ans. Il en gardait pas mal de souvenirs ; cela ne pouvait que lui être utile pour remettre de l’ordre dans ses idées.

Il se rappelait par exemple qu’il y avait un hôtel juste en face de la gare ; il avait prévu d’y prendre une chambre. Il n’eut pas de mal à traverser la chaussée pour s’y rendre, car aucun véhicule ne circulait ; il n’y avait pas non plus le moindre piéton qui traînait dans le coin.

L’homme s’approcha de la porte de l’hôtel, et à son grand désappointement, aperçut une pancarte : « Fermé ».

Il se dit qu’il allait en chercher un autre. Il commença à remonter une avenue étrangement déserte : toujours aucune voiture et aucun promeneur. Les magasins devant lesquels il passa étaient tous fermés comme l’hôtel. Soudain un étrange sentiment l’envahit, puis une pensée : « On dirait une ville abandonnée ». En laissant aller son imagination, on eût pu croire que toute la population avait fui, à cause d’un grand danger ; l’annonce d’une guerre, d’un cataclysme. L’homme qui connaissait bien l’Histoire de cette ville, savait qu’au Moyen Âge, elle avait subi une épidémie de peste, et que l’on murait les habitations des familles contaminées pour les empêcher de sortir et de répandre davantage la maladie. Ainsi les pestiférés se retrouvèrent-ils emmurés vivants chez eux, destinés à une mort lente et horrible. D’après les ouvrages qui rapportaient cet épisode dramatique, on les entendit hurler jusqu’à ce que la mort les délivre de leurs tourments.

L’homme se mit à tendre de plus en plus l’oreille au fur et à mesure qu’il passait devant des habitations : mais il ne perçut rien, pas même le moindre gémissement. La ville avait donc bien été entièrement abandonnée. Il en fut définitivement convaincu, une fois parvenu à la Grande Place, autour de laquelle existait un bon nombre de restaurants et deux hôtels, tous fermés.

Alors, l’homme continua quand même jusqu’à la rue où il avait vécu, et s’arrêta devant son ancienne maison.

D’un doigt un peu tremblant, il appuya sur la sonnette, et attendit, l’oreille aux aguets.

Il sentit son cœur battre lourdement dans sa poitrine quand il perçut ce qui devait être des semelles que l’on traînait avec nonchalance sur un carrelage.

Et il faillit s’enfuir lorsqu’il vit la poignée de la porte tourner tout doucement. Il se retint à temps, et alors, tout s’accéléra.

La porte s’ouvrit d’un coup, pour laisser apparaître un individu gras et bouffi, débraillé et mal rasé.

— C’est pourquoi ? fit celui-ci en libérant une haleine alcoolisée.

Très décontenancé, le voyageur dit :

— J’ai habité cette maison de nombreuses années.

— Ah bon, fit l’autre.

Puis il laissa échapper un immense bâillement.

— S’cusez-moi, reprit-il, mais je n’ai pas dormi de la nuit. Pas vous ?

— Heu non, fit le voyageur. Mais vous ne sauriez pas pourquoi la ville semble abandonnée ? Je n’ai même pas croisé un chat depuis la gare.

Alors l’autre le regarda d’un air ébahi, et dit avec un ton jovial :

— Mais d’où qu’vous sortez ? Z’êtes pas au courant qu’on est le 1er janvier aujourd’hui ? Tout le monde a réveillonné cette nuit, et est en train de récupérer en ce moment. C’que je devrais d’ailleurs faire, moi aussi. Si vous voulez bien m’excuser…

— Mais très certainement, dit le voyageur, rassuré sur le sort de la ville, et content de s’être en quelque sorte reconnecté à ses semblables.

Patrick S. VAST - Décembre 2007

24/12/2007

Le grand trapèze céleste

Installée dans son fauteuil, la vieille dame au chignon de cheveux blancs, regarde par la fenêtre de la maison de retraite. Elle peut ainsi voir les habitations d’en face parées de décorations de Noël : des guirlandes et de la fausse neige aux fenêtres, des figurines de Pères Noël descendant des toits.

Mais la vieille dame a l’air rêveuse. Ce soir, il y aura un repas spécial ; elle se retrouvera avec les trente autres pensionnaires de la maison de retraite dans la grande salle à manger égayée par un sapin illuminé. Comme l’année dernière on fera peut-être venir un guitariste qui chantera des chansons anciennes, où comme il y a cinq ans, un duo qui jouera des sketches bon enfant. Puis, il y aura la distribution des cadeaux ; l’année dernière, la vieille dame a eu un petit flacon de lavande, comme d’ailleurs l’année précédente.

La vieille dame est un peu triste ; elle attend.

 

***

 

Triste, elle l’a encore été au cours de la soirée qui s’est déroulée comme prévue, si ce n’est que comme attraction, on a invité une jeune fille boutonneuse qui a récité des poèmes de sa composition.

La vieille dame est remontée dans sa chambre vers 22 h. Elle ne s’est pas couchée, mais s’est installée de nouveau dans son fauteuil, et a écouté les cris de joie, les clameurs de fête venant des habitations d’en face.

 

***

 

Maintenant, son regard est rivé sur les guirlandes des fenêtres, les lumières des sapins qui clignotent sur les vitres. Et soudain, il se passe quelque chose d’étrange. La vieille dame voit un chapiteau où une sarabande de lumières semble tournoyer dans l’espace. En fait, c’est elle qui virevolte après avoir lâché son trapèze. Dino, son partenaire, doit la rejoindre dans les airs ; mais voilà qu’à une fraction de seconde près, leurs mains ne se joignent pas. Le rendez-vous est manqué, pour la première fois de leur carrière. Elle se rattrape de justesse au trapèze de Dino, et sent que tout va basculer, dans sa vie, dans ce monde à l’écart duquel elle vivra désormais.

Dino s’est écrasé sur la piste ; il reste inerte, mort à 23 ans, en ce dernier Noël de sa carrière de saltimbanque, d’artiste de cirque.

La vieille dame ouvre les yeux ; s’est-elle assoupie ? a-t-elle rêvé ?

Une lumière laiteuse se répand dans la chambre ; elle se lève de son fauteuil, se retourne, et croit toujours rêver.

Au milieu de la chambre, se tient un jeune homme brun en habit de paillettes.

— Dino ? fait-elle.

— Oui, Gina, c’est bien moi, dit le jeune homme.

— Mais où étais-tu pendant tout ce temps ?

— Eh bien, sur le grand trapèze céleste. Et ce soir je suis venu te chercher, pour que l’on reprenne notre numéro.

— Sur le grand trapèze céleste ?

— Oui, là-bas.

— Mais je n’ai plus l’âge d’être trapéziste, voyons !

— Mais si, Gina, sur le grand trapèze céleste, il n’y a pas d’âge qui compte, le temps n’existe plus, on a l’éternité pour soi. Alors, tu viens ?

Gina se revoit à l’âge de Dino, en costume de paillettes comme lui. Elle sent qu’elle va dire oui.

 

****

 

Le lendemain à 9 h, une employée de la maison de retraite entra dans la chambre de la vieille dame.

— Joyeux Noël ! madame François, s’exclama-t-elle avec entrain.

La vieille dame ne répondit pas, et après avoir retapé rapidement son lit, l’employée s’en alla après avoir lancé :

— Bonne journée, madame François !

La vieille dame ne l’avait pas entendue, ne s’était même pas aperçue de sa présence. Elle paraissait regarder les habitations d’en face, un léger sourire dessiné sur son visage.

Mais en fait, elle ne regardait rien ; elle avait quitté la maison de retraite pour ne plus jamais y revenir, et virevoltait maintenant avec Dino, sur le grand trapèze céleste.

Patrick S. VAST - Décembre 2007

09/12/2007

Consuméria

En ce dimanche matin, les employés de l’usine U travaillaient toujours plus pour remplir toujours plus leur carte de crédit. Et justement, à 10 h, en souvenir de la triste époque où les dimanches étaient honteusement chômés, une sonnette retentit, signalant que durant une heure, les Travailleurs allaient avoir la possibilité de vider leur carte de crédit à l’hypermarché H, avant de revenir la remplir pour la semaine suivante.

Les travailleurs se levèrent, quittèrent leur machine, et se rendirent en rang jusqu’au bureau du chef de production qui leur remit avec le sourire leur chère carte. Puis ils empruntèrent le tunnel qui conduisait de l’usine à l’hypermarché. Lorsqu’ils eurent franchi la porte de celui-ci, ils devinrent pour une heure des Consommateurs, qui se précipitèrent vers des caddies impeccablement rangés.

L’hypermarché était immense, parfaitement éclairé, et égayé par des chants grégoriens, dont les textes jadis en latin, étaient remplacés par des odes chantées en français, et dédiées aux promotions de boîtes de cassoulet ou de choucroute, aux lots de yaourts, aux kilos de tomates, aux pièces de bœuf, à toutes les denrées que les Consommateurs pouvaient acquérir grâce à leur carte dûment remplie par leur ferveur à travailler toujours plus.

Les Travailleurs et les Travailleuses de l’hypermarché possédaient un statut particulier. En effet, ils constituaient la pierre angulaire de Consuméria, la cité radieuse et idéale des temps nouveaux. À ce titre, ils étaient appelés des Officiants, et étaient vêtus de chasubles vertes.

Les Consommateurs se dirigèrent vers l’immense allée centrale de l’hypermarché, afin d’aller au devant du directeur que l’on appelait le Célébrant, qui portait une chasuble pourpre, et était coiffé d’une mitre dorée.

Il parut bientôt, et les Consommateurs s’immobilisèrent.

Le Célébrant les congratula d’un large sourire, leva les bras vers le plafond, et sur un accompagnement d’harmonium, entonna d’une voix de stentor :

« Glorifions la consommation,

Bénissons la croissance,

Louons le travail source de nos achats salvateurs,

Travaillons toujours plus pour consommer toujours plus ! »

 

Il s’arrêta là, et les Consommateurs s’écrièrent avec conviction :

 

« Amen ! »

 

Le célébrant reprit aussitôt :

« Rendons grâce à Consuméria notre nation, notre système et notre patrie,

Rendons grâce à la consommation de masse, qui nous offre notre paradis ! »

 

Et les Consommateurs de s’exclamer avec toujours plus de conviction :

 

« Amen !!! »

 

Puis le Célébrant se retira, et les Consommateurs arpentèrent les allées de l’hypermarché, l’air extasié, poussant avec joie et détermination leur caddy.

 

Mais soudain se produisit ce qui pourrait apparaître comme un incident, mais qui constituait en fait un grand moment de distraction pour les Consommateurs.

Surgi d’on ne sait où, un homme hirsute et en haillons se dressa d’un coup. Il s’agissait d’un individu appartenant à la communauté très particulière des Déclassés, une espèce marginale vivant dans les sous-sols de Consuméria, et dont certains éléments remontaient parfois à la surface pour invectiver les honnêtes Consommateurs.

— Écoutez-moi donc, commença le Déclassé ; autrefois le dimanche on se reposait, on se distrayait, on profitait de la vie ! Alors que maintenant vous êtes esclaves de votre travail, de votre consommation, vous ne vivez même plus !

Comme d’habitude, les Consommateurs se tordaient de rire à l’écoute des propos du Déclassé, qu’ils jugeaient complètement incohérents, dépourvus de sens.

La police avait à chaque fois coutume de ne pas intervenir tout de suite, afin de laisser les Consommateurs s’amuser ; mais au bout d’un moment elle faisait cesser le trouble.

Et c’est ainsi que dix agents cuirassés et casqués se précipitèrent sur le Déclassé, et lui assenèrent de violents coups de matraque neurotronique.

Cela fit encore bien rire les Consommateurs, jusqu’à ce que le Déclassé soit emmené en dehors de l’hypermarché, pour être conduit au sas de liquéfaction. Alors, les Consommateurs reprirent leurs emplettes.

Mais deux agents qui étaient restés en retrait, s’approchèrent d’un homme qui poussait avec nonchalance son caddy, et lui demandèrent de les suivre. L’homme abandonna son caddy et s’exécuta. Il fut amené dans un petit local, semblable à ceux qui servaient jadis à interroger les individus ayant été pris en flagrant délit de vol.

Dans le local, il y avait un gradé. Lorsqu’il vit l’homme qu’encadraient les deux agents, il demanda :

— Que se passe-t-il ?

L’un des agents répondit aussitôt :

— Cet homme n’a absolument pas ri lorsqu’un Déclassé s’est manifesté.

Le gradé fronça les sourcils.

— Et pourquoi n’avez-vous pas ri ? interrogea-t-il.

L’homme se contenta de hausser légèrement les épaules.

Le gradé se crispa.

— Exécution, résolution B ! lança-t-il aux deux agents.

L’homme blêmit, conscient que dans moins de deux minutes, il serait réduit en fumée.

Le gradé le regarda partir avec un petit sourire de satisfaction : Consuméria représentait la société idéale, le système inégalable ; il ne fallait surtout pas laisser un grain de sable venir gripper les rouages du bonheur de l’Humanité.

 

 

01/12/2007

L'Hôtel de la gare

L’homme arriva à la réception de l’Hôtel de la gare, un établissement banal, comme on en trouve tant dans les petites villes de province. Ce voyageur l’était peut-être un peu moins, car il ne tenait pas une valise à la main, mais une sacoche, du genre de celles qu’emmènent au travail les bureaucrates.

Ce détail trouva très vite une explication.

— Bonsoir, dit-il à l’employé de la réception, j’ai été retardé, et j’ai manqué mon dernier train. Je ne peux pas rentrer chez moi ; je vais donc prendre une chambre pour la nuit. Dans un sens, je serai sur place pour être au travail demain.

L’employé de la réception, un homme malingre à la fine moustache, hocha la tête.

— Je n’ai pas de bagages, se crut obligé de préciser le voyageur, je ne m’attendais pas à dormir à l’hôtel cette nuit.

L’employé de la réception, qui ne l’avait écouté que d’une oreille distraite, lui attribua la chambre numéro 9, située à l’étage.

Il l’y accompagna, et le voyageur, un homme grand, de bonne stature, lui demanda s’il était possible de le réveiller le lendemain à 7 h.

L’employé hocha encore la tête, et le voyageur découvrit la chambre qui était typique de celles que l’on trouve dans les hôtels en face des gares : vieillotte, sentant la poussière, un brin cafardeuse.

Il alla dîner dans un restaurant qui se trouvait non loin de l’hôtel, et traîna un peu devant le téléviseur de l’établissement qui diffusait un reality show.

Il était un peu plus de 21 h quand il regagna sa chambre.

Il trouva dans la salle de bains de quoi faire sa toilette, puis se coucha en slip et en maillot de corps.

Il s’endormit très vite. Il aurait pu dormir paisiblement jusqu’à ce qu’on le réveille comme il l’avait demandé, mais un bruit le tira soudain du sommeil.

Il ouvrit les yeux, et à sa grande surprise, s’aperçut que la chambre était allumée. Il était pourtant certain de l’avoir éteinte avant de se coucher. Il s’assit dans le lit, et sursauta en découvrant un homme installé tout près dans un fauteuil.

— Mais que faites-vous dans cette chambre ? s’étonna le voyageur.

L’homme qui comptait une cinquantaine d’années, était vêtu d’un imperméable, et portait un chapeau sur la tête.

— Oh, ne vous inquiétez pas pour moi, fit-il. Ah, c’est vrai, je n’aurais pas dû éclairer ; cela vous dérange sans doute, je vais éteindre.

Il allait se lever, mais le voyageur s’exclama :

— Mais vous n’avez rien à faire dans cette chambre ! C’est ma chambre, je l’ai louée pour la nuit !

L’autre eut un petit sourire.

— C’est la mienne aussi, fit-il, et cela depuis dix ans. Depuis qu’un soir j’ai manqué le dernier train pour rentrer chez moi. J’y ai passé la nuit, et le lendemain, j’avais mon accident. Tué sur le coup ! Mais le pire, c’est qu’après, j’y suis resté dans cette chambre, comme si c’était ma destinée. Après tout, en manquant mon train, c’était ma vie qui s’arrêtait. La vie n’est jamais qu’un long train que l’on emprunte. Bien sûr, des fois on peut en descendre, faire une halte ; on n’arrête pas de vivre pour autant, mais à condition de ne pas le rater quand c’est le moment de remonter à bord. Et c’est-ce que j’ai fait il y a dix ans. J’ai raté le départ, c’était donc fini pour moi.

Le voyageur regarda l’homme avec stupéfaction, et celui-ci lui demanda :

— Au fait, vous avez manqué aussi votre dernier train ?

—Oui, rétorqua le voyageur.

L’autre hocha doucement la tête.

— Bah, si vous me remplacez dans cette chambre, je pourrais peut-être enfin connaître le repos, et surtout changer de panorama. Bon, je vais éteindre et vous laisser dormir.

L’inconnu se leva et éteignit.

La chambre fut plongée dans l’obscurité totale, et le voyageur s’allongea puis se rendormit aussitôt.

Quand il fut réveillé de nouveau, ce fut par un employé qui frappait à la porte pour le prévenir qu’il était 7 h. Il se prépara rapidement, et comme il fallait attendre un peu pour qu’on lui serve le petit déjeuner, il décida d’aller le prendre au buffet de la gare.

Il sortit de l’hôtel, vêtu de son imper qui était bien utile, car une pluie fine perçait l’obscurité de ce petit matin de novembre.

En traversant le passage clouté pour se rendre au buffet de la gare, le voyageur repensa à ce qui lui était arrivé durant la nuit. Cela l’absorba complètement, au point qu’il ne vit pas arriver à toute vitesse une grosse Limousine conduite par un chauffard. Quand celle-ci le heurta, sous le choc, il fut soulevé de terre, et retomba lourdement sur le macadam.

Un attroupement se forma aussitôt autour du voyageur qui avait été tué sur le coup, et demeurait inerte sur la chaussée mouillée.

À l’Hôtel de la gare, le rideau de la chambre numéro 9 s’écarta tout doucement, et une silhouette apparut Puis, très vite le rideau recouvrit de nouveau la fenêtre, ne laissant filtrer qu’une lumière pâlichonne.

Dans la chambre, l’inconnu de la nuit empoigna sa sacoche, et s’apprêta à quitter définitivement la chambre : il lui fallait désormais partir, laisser la place au suivant.

12/11/2007

Déshumanité

Mme Lizette reposa en soupirant le combiné de son antique téléphone à touches. Plus de tonalité : ligne morte !

Elle resta interdite durant un court instant, puis l’angoisse l’étreignit. Et si elle n’avait pas rempli correctement son SPE (Système de Paiement Express) ? Déjà qu’elle l’avait envoyé avec un jour de retard ! Oui, c’était cela, on lui avait coupé sa ligne téléphonique. Elle était isolée du monde. Pour elle, il n’avait jamais été question d’acheter l’un de ces petits appareils que beaucoup exhibent dans la rue en parlant tout seul sans que personne ne s’en inquiète. Non, elle préférait son bon vieux téléphone. Il fallait qu’elle se rende à son agence Nationvitacom pour que tout revienne en ordre.

Elle n’y était pas allée depuis au moins trente ans. Il lui arrivait toutefois de passer devant, et elle n’avait pas manqué de remarquer que l’endroit avait bien changé. Jadis, on n’y allait que pour se faire installer le téléphone, tandis que maintenant, c’était devenu une boutique où un tas de gens achetaient ce qui semblait être leur jouet, d’un Noël qui serait permanent.

Quand elle arriva à l’agence, il y avait une dizaine de personnes qui attendaient l’ouverture. Elle fit de même, bravant le froid mordant de cette journée grise, dans son manteau d’hiver. Pour cette nonagénaire, demeurer ainsi debout était pénible, mais la grille de l’agence finit par se lever.

Les gens qui attendaient avec Mme Lizette se précipitèrent à l’intérieur. Il ne leur fallut que quelques minutes pour prendre sur les nombreux présentoirs, leur nouveau petit jouet, et se diriger tout souriants vers les différents comptoirs disséminés dans l’agence, derrière lesquels se tenaient des employés de Nationvitacom, aussi épanouis que leurs clients.

Mme Lizette attendit patiemment son tour, et se dirigea vers un grand brun vêtu comme ses collègues, de la combinaison fuchsia de Nationvitacom.

Il perdit aussitôt son sourire et regarda Mme Lizette d’un air à la fois interrogateur et méfiant.

Très émue, celle-ci dit d’une voix basse :

— Mon téléphone ne marche plus ; ma ligne semble coupée.

L’autre parut interloqué.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? répliqua-t-il sèchement.

Il s’apprêtait sans doute à passer à la personne suivante, mais Mme Lizette insista :

— Je pense que c’est parce que je suis un peu en retard pour payer, et…

Aussitôt, l’employé de Nationvitacom lui tendit un drôle d’objet tout à fait comparable aux jouets qu’achetaient les autres personnes.

— Mais, qu’est-ce que c’est ? demanda humblement Mme Lizette.

L’autre haussa les épaules avec mépris.

— Eh bien, un portable satellitaire ! Le service de facturation se trouve dans le désert de Gobi, alors il faut couvrir de la distance.

— Mais… c’est que je ne sais pas l’utiliser, bredouilla Mme Lizette. Et je suis malvoyante.

L’autre soupira en tapotant sur les micro touches de l’appareil. Puis il le porta à son oreille, et se mit à parler dans un jargon que Mme Lizette ne comprenait guère.

— Quel est votre numéro ? interrogea-t-il brusquement.

Mme Lizette sursauta, puis donna son numéro qu'elle avait mémorisé depuis très longtemps.

L’autre le répéta à son interlocuteur, et très vite annonça :

— Bon, on va vous remettre votre ligne. Vous devriez recevoir un courrier aujourd’hui même. Vous suivrez les instructions qui y figurent.

Mme Lizette voulut remercier celui qui l’avait malgré tout bien tirée d’affaire, mais celui-ci s’intéressait déjà à une petite famille, dont les quatre membres tenaient chacun en souriant béatement, leur nouveau portable à la main.

Une fois de retour à sa maison, Mme Lizette découvrit en effet dans sa boîte à lettres, un courrier de Nationvitacom, lui indiquant qu’elle avait oublié de signer le SPE, et qu’il lui fallait au plus vite régler sa facture avec sa carte turquoise. Elle ignorait totalement de quoi il s’agissait, mais ayant dans son porte-monnaie les 30 € nécessaires pour s’acquitter de sa dette, elle décida de retourner à l’agence Nationvitacom.

Cette foi-ci elle eut affaire à une grande maigre à lunettes, coiffée au carré, à qui elle expliqua qu’elle voulait payer sa facture.

Aussitôt, l’employée lui tendit un portable.

— Mais, fit Mme Lizette avec un petit sourire, j’ai de l’argent sur moi. Je vais vous régler avec, ça sera beaucoup plus simple.

L’autre écarquilla les yeux de stupeur, et insista pour qu’elle prenne le portable, en disant :

— Vous composez le 07.489.556.221.3333, et ensuite vous indiquerez le code : AZEbbb333llKIPHG.

Mme Lizette finit par prendre le portable, et la vendeuse se dirigea vers une petite famille forte cette fois-ci de huit membres.

Mme Lizette était perdue, et faillit éclater en sanglots. Mais elle se reprit à temps, posa le portable sur le comptoir, et s’en alla, sous l’œil indifférent des employés de Nationvitacom et des clients.

Elle alla s’asseoir sur un banc dans un petit square tout proche, et demeura prostrée. Elle sortit de cet état quand un individu tout de blanc vêtu, le visage pâle et les cheveux bruns hirsutes, vint se poster devant elle.

— On dirait que ça ne va pas très fort, dit-il d’une voix qui faisait songer à une mélodie printanière.

Mme Lizette leva ses yeux tristes vers l’inconnu, et se mit à lui raconter son aventure en lui donnant la lettre qu’elle avait reçue de Nationvitacom.

L’autre eut un sourire réconfortant.

— Ne vous en faites pas, dit-il, je vais arranger cela. Donnez-moi votre carte turquoise.

Mme Lizette crut que le cauchemar recommençait.

— Mais, qu’est-ce que c’est donc une carte turquoise ? demanda-t-elle avec un nœud dans la gorge.

— Votre banque ne vous en a pas donné une ? fit l’inconnu.

Un déclic se produisit alors dans l’esprit de Mme Lizette.

— Ah, mais si ! s’exclama-t-elle soudain. Je me souviens maintenant, c’est cette drôle de chose que j’ai reçue par la poste. Je me demandais à quoi ça servait.

Elle fouilla dans son cabas, et en sortit un petit rectangle de plastique de couleur effectivement turquoise.

— Bon, donnez-la moi, dit l’inconnu.

Devant l’hésitation de la vieille dame, il précisa :

— N’ayez aucune crainte, avec ça et votre lettre, je vais régler votre affaire.

Madame Lizette lui remit la carte, et il prit la direction de l’agence.

Il en revint très vite, avec une sorte de bon à la main.

— Voilà, votre paiement est enregistré, dit-il ; gardez bien ce reçu.

— Oui, fit Mme Lizette en le rangeant dans son cabas. Mais pourquoi tant de complications ? Et pourquoi n’y avait-il pas moyen de communiquer avec ces gens ?

L’inconnu se moqua :

— Pourtant vous auriez dû. Car dans vitacom, il y a com, comme communication.

Mme Lizette soupira.

— En fait, reprit l’inconnu, vous avez eu affaire à des robots.

Cette déclaration parut soulager Mme Lizette.

— Ah ! fit-elle, c’était donc cela. Ils avaient l’apparence d’humains, mais en fait, ce n’étaient que des machines.

L’inconnu eut un sourire mélancolique.

— Bon, je dois y aller ; mais surtout, ne vous inquiétez pas, je ne serai jamais bien loin.

Il partit, laissant la vieille dame un peu étourdie sur son banc.

Elle se remit bientôt en route, regardant tout autour d’elle tous ceux qui paraissaient être ses semblables. Mais elle se méfiait désormais. Combien y en avait-il qui étaient réellement des humains ? Peut-être aucun.

Alors, elle se raccrocha au souvenir de l’inconnu qui lui avait promis de veiller sur elle, cette bulle de réconfort et de chaleur dans un espace indéfini de déshumanité rampante : la providence qu’elle avait rencontrée, sans même s’en douter.