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11/08/2007

Le clown d'Amsterdam

7a3d707c8a4aea59e0abe25d442632fe.jpgLe port d’Amsterdam scintillait de ses mille lumières nocturnes sous un ciel étoilé, trop large pour une lune d’été. L’air était moite et empreint de toutes les senteurs des étals des vendeurs de beignets.

Un homme marchait parmi des assoiffés qui étaient seuls dans leur ivresse lourde.

Il portait un costume de clown ; celui du clown blanc : la veste et le pantalon bouffant en strass, le tout souligné par un visage de plâtre.

Il arriva bientôt à hauteur d’un marin à la barbe grise, une casquette noire vissée sur le crâne.

— Goedenavond ! lança celui-ci.

— Bonsoir, répondit le clown.

— Ah, vous êtes Français, fit le marin. Moi, je suis Belge. Je comprends très bien votre langue, même si je suis d’Ostende.

Tous deux s’étaient arrêtés à côté d’un bar dont la porte était ouverte, et laissait s’échapper plein pot de la musique sur le quai.

— Oh, ça, c’est Amsterdam, par David Bowie, fit le marin. Voilà qui me rappelle bien des souvenirs.

— À moi aussi, fit le clown.

Le marin plissa les yeux.

— Vraiment ? fit-il. Voilà qui m’étonne ; ce soir je n’ai presque pas bu, et avec toutes ces lumières on y voit parfaitement sur ce quai. Alors, malgré votre maquillage, et vu votre allure, je suis prêt à parier que vous n’étiez pas encore né en 1973, quand Bowie a sorti ce truc-là.

Le clown se contenta de sourire, illuminant ainsi son visage de plâtre.

— Vous m’êtes bien sympathique, déclara le marin. Venez, on va entrer dans ce bar, et je vous offre une pinte.

Le clown accepta, et ils pénétrèrent dans une véritable caverne surchauffée et enfumée, où une foule électrique de garçons et de filles transpirant à grosses gouttes dans leur cuir noir, vidaient des grands bocks de bière.

Ils s’installèrent au comptoir, juste en face d’un téléviseur fixé en hauteur, qui diffusait le clip de Bowie déclamant la complainte des hommes perdus, avec un visage fardé de couleurs vives.

À une extrémité du comptoir, il y avait un vieux marin balafré qui avait sursauté en voyant le clown. Maintenant, il gardait la tête baissée, et sa main qui tenait son bock, tremblait légèrement.

Le clown et son compagnon de rencontre commandèrent deux bières, et fixèrent le téléviseur qui soudain se brouilla. Mais cela ne gêna personne. Tous les clients baignaient dans leurs vapeurs d’alcool et de chanvre indien.

Une image en noir et blanc finit par apparaître, et un présentateur d’aspect austère annonça qu’un jeune clown avait été repêché dans les eaux du port. Sur le côté droit de l’écran, figurait ce qui était censé être la date du jour : le 13 juillet 1973.

Le marin regarda le clown d’un air ébahi, mais il y eut d’un coup un grand murmure, et un attroupement se forma près de l’endroit où se tenait le balafré.

Le marin se fraya un passage jusque-là, et sursauta quand il le vit allongé par terre, les yeux figés dans une expression de terreur. Il semblait se mourir.

Alors, instinctivement, le marin chercha le clown ; mais celui-ci avait disparu.

 

***

 

Il était dehors dans la légère brume nocturne qui avait envahi le port d’Amsterdam.

Le 12 juillet 1973, il se promenait au même endroit. Le cirque stationnait pour deux jours dans la ville. Après le spectacle, il avait eu envie de faire un tour, sans même se débarrasser de son maquillage et de sa tenue de clown, et ses pas l’avaient guidé jusqu’au port. Son destin avait croisé une bande de marins ivres qui l’avaient pris à partie. Sa vie, c’était de rire et de faire rire, même si le clown blanc doit toujours modérer l’impétuosité de l’Auguste

Les soûlards avaient bien eu envie de rire, mais à ses dépens. Ils l’avaient bousculé, puis un balafré l’avait poussé dans l’eau du port.

Il savait jongler ; faire du trapèze aussi, mais n’avait jamais eu le temps d’apprendre à nager. Il avait coulé ; s’était noyé.

On avait repêché son corps le lendemain. Comme tout cela s’était passé dans un coin isolé du port, il n’y avait pas eu de témoin ; on n’avait jamais retrouvé le coupable.

 

***

 

Le clown était triste ; il était revenu parmi les vivants pour confondre son assassin ; et n’avait fait que le conduire vers la mort. Il n’avait pas mieux agi que lui. Il lui restait à retourner vers les dimensions invisibles, en proie à un doute mélancolique. Il lui fallait repartir vers l’au-delà ; quitter son enveloppe charnelle pour toujours, pour de bon ; il valait mieux.

Sur le port, la voix de Bowie retentissait en écho au blues du clown blanc :

 

In the port of Amsterdam

There's a sailor who dies

Full of beer, full of cries


Dans le port d’Amsterdam

Il y a un marin qui meurt

Plein de bière, plein de pleurs

 

Et un clown lunaire qui marchait vers un matin diaphane.

04/08/2007

Une haine éternelle

630b79ad857082b9cfc49e7407d8de9b.jpg1953

C’était un petit patelin de Géorgie ; du Sud profond ; celui qui arborait le Dixie flag, et vénérait encore et toujours Robert Lee, le général confédéré.

Et pour garder la tradition ségrégationniste, il y avait le KKK local, le Ku Klux Klan dirigé par Rob Wilson, le shérif, avec comme bras droit, Ted Williams. Ce dernier était un gars de 25 ans, camionneur de métier, mais qui ne pouvait garder un job très longtemps à cause des litres de Budweiser qu’il avalait chaque jour, et qui lui avaient valu plusieurs accidents sérieux. Mais il n’avait jamais eu vraiment d’ennuis grâce aux bons offices du shérif.

Ce Ted Williams en voulait tout particulièrement au Barrel club, et avait d’ailleurs menacé de le faire sauter plusieurs fois. Il faut dire que c’était un endroit fréquenté pratiquement que par les Noirs de la ville, et où se produisaient des artistes appartenant à cette communauté.

Il y avait pourtant un jeune Blanc qui s’y rendait régulièrement ; un dénommé Rudy Camps, qui n’avait même pas atteint ses 18 ans, mais que le portier de la boîte laissait entrer quand même, trop content de voir un blanc-bec qui s’était entiché du blues.

Mais en vérité, plus encore que de la musique dont il était, il est vrai, plutôt dingue, Rudy s’était surtout entiché de Wanda Clay, la chanteuse qui se produisait au Barrel depuis plusieurs semaines.

Il avait poussé l’audace jusqu’à aller lui déclarer sa flamme, ce qui avait bien fait rire Wanda, qui elle avait 22 ans, et se demandait ce qu’elle pourrait bien faire d’un jeune blanc-bec. D’autant que les parents de Rudy étaient des ségrégationnistes convaincus, et que Ted Williams voyait d’un très mauvais œil que le descendant d’un colonel sudiste, face du gringue à une chanteuse de blues noire.

Et ce samedi soir-là, tandis qu’il marchait vers le Barrel, Rudy tomba sur Ted qui était accompagné d’une dizaine de ses comparses dans leur tenue de fantôme de carnaval, l’uniforme du Klan, dans lequel il y avait peu, certains avaient pendu des Noirs sans défense aux branches d’un arbre.

Ted pria Rudy de dégager s’il tenait à sa peau. Comme ses sbires encagoulés et portant leur chasuble blanche tenaient fermement dans leurs mains des battes de bass-ball, Rudy préféra ne pas insister.

Mais il resta toutefois dans le coin, ce qui lui permit un petit quart d’heure plus tard, d’entendre une terrible explosion.

Il se dépêcha d'aller voir ce qui se passait, mais tomba très vite sur la bande de Ted Williams qui partait en courant. Il comprit tout de suite que l’amateur de Budweiser avait mis sa menace à exécution, et il se jeta sur lui en l’insultant.

Mais Ted qui était un colosse, se dégagea sans peine, et l’envoya rouler par terre, tout en ordonnant à sa bande de lui faire sa fête.

Alors, les coups de battes se mirent à pleuvoir sur Rudy, et ça ne s’arrêta que lorsqu’il cessa de se plaindre.

Ted qui avait le sourire, le perdit cependant assez vite, quand il put constater que Rudy baignait inerte dans une mare de sang, et qu’il était tout ce qu’il y a de plus mort.

Il leva les yeux, et vit tout près, un jeune Noir d’une dizaine d’années, qui avait suivi la scène, et restait maintenant complètement tétanisé. Ted qui avait fiché pratiquement tous les Noirs de la ville, reconnut Charly, le plus jeune frère de Wanda, la chanteuse de blues.

Il plongea la main sous son blouson, et sortit un colt. Le jeune Noir partit en courant, tandis que Ted tendait le bras pour le viser. Mais un bruit de sirène qui était à coup sûr celle de la police appelée à cause de l’explosion, lui fit renoncer à abattre le gosse.

Il estimait que lui et sa bande avaient fait assez de conneries pour ce soir, et qu’il valait mieux ne pas créer trop d’embarras à son copain le shérif.

 

****

 

Mais celui-ci s’en tira fort bien. Pour l’explosion du Barrel club qui avait fait cinq morts et une cinquantaine de blessés, dont le chanteur qui remplaçait Wanda ce soir-là, il mit cela sur le compte d’un conflit entre deux bandes rivales de malfrats noirs. Et pour Rudy, il dit que ce devait certainement être des extrémistes qui avaient voulu se venger en s’en prenant au descendant d’un brillant soldat de l’armée confédérée.

Pour les deux affaires, il n’alla pas jusqu’à arrêter des innocents, comme cela lui était déjà arrivé, mais il promit de s’activer pour dénicher les coupables.

Les parents de Rudy enterrèrent leur fils, et devinrent plus racistes que jamais, en prenant bien soin de saluer Ted Williams à chaque fois qu’ils le voyaient, compte tenu des paroles de réconfort qu’il avait eues pour eux lors de la cérémonie à l’église de la ville.

Et quant à Wanda, après que son petit frère lui eut tout raconté, elle avait éclaté en sanglots, en pensant avec tristesse à Rudy, qui aurait été capable de l’écouter chanter le blues pendant toute une nuit.

Puis elle avait serré son petit frère contre elle, consciente qu’ils étaient tous deux des miraculés de cette maudite soirée de haine.

 

****

 

1963

Ça tirait dur dans les rizières. L’Amérique avait envoyé ses Boys se battre contre le communisme qui, selon ses dirigeants, menaçait d’envahir la planète Terre.

Charly, le frère de Wanda, avait maintenant 20 ans. Il n’était pas là par conviction, mais comme beaucoup, par obligation.

Ces derniers temps, il s’était intéressé aux différents mouvements oeuvrant pour la communauté noire. Il avait écouté Martin Luther King, mais aussi Malcom X et Angela Davis et ses Black Panthers. Tout cela avait fait que le shérif l’avait compromis dans une embrouille à laquelle il était complètement étranger, pour le forcer à signer pour le Vietnam. Il avait essayé de fuir au Canada, mais la tentative avait échoué, et on lui avait donné à choisir entre les rizières et Alcatraz. Alors, il s’était résigné.

Cela faisait maintenant six mois qu’il pataugeait dans cette guerre qui n’était pas la sienne. Parmi ceux qui crapahutaient dans les marécages avec lui, il y en avait certains qui étaient au contraire bien convaincus. Charly les évitait, ne voulait même pas les voir. Il aurait sans doute dû agir autrement, cela lui aurait peut-être sauvé la vie.

En effet, un matin, tandis que ça canardait de tous les côtés, il fut fauché par une rafale de fusil-mitrailleur. L’homme qui avait tiré, avait le visage barbouillé de suie ; c’étaient les consignes de camouflage. Charly n’avait pas voulu se prêter à ce qu’il considérait comme une mascarade. Et c’est ainsi qu’il avait pu être reconnu par Ted Williams, qui lui était resté un parfait anonyme.

Quand ce dernier regarda le cadavre de Charly baignant dans l’eau au milieu de nénuphars, une effroyable expression de haine et de joie brilla dans son regard. Cela faisait dix ans qu’il attendait cet instant, depuis qu’il avait dû baisser son colt et ne pas tirer pour ne pas trop créer d’ennuis à son copain Rob Wilson.

C’était pourtant celui-ci qui l’avait obligé à s’engager dan l’armée, après que lui et ses acolytes eurent lynché toute une famille de Noirs habitant à l’écart de la ville, y compris le grand-père tétraplégique.

Le shérif avait expliqué au buveur de Budweiser, qu’avec Kennedy, les Noirs étaient de plus en plus protégés, et qu’il risquait bien cette fois-ci d’avoir quand même quelques ennuis.

 

***

 

Charly fut enterré avec les honneurs militaires, et le shérif qui avait pris place à côté du maire de la ville au cimetière, suivit la cérémonie avec un grand recueillement.

Wanda pleura beaucoup ce jour-là, mais après la bénédiction à l’église, elle avait préféré rentrer dans la maison de bois qui appartenait à sa famille depuis pratiquement un siècle, depuis qu’elle avait été donnée à son ancêtre tout juste affranchi.

 

****

 

1973

Le Barrel club avait été reconstruit depuis longtemps, et Wanda s’y produisait de temps en temps.

C’était le cas ce soir-là. La boîte était de plus en plus fréquentée par des Blancs, des vétérans du Vietnam pour la plupart. Aussi, le portier avait-il l’habitude de voir se pointer des quadragénaires chevelus et barbus, poussant les roues de leur fauteuil roulant.

Et quand Ted Williams arriva avec le sien, le portier accepta sans problème son billet de 1 $, et le laissa entrer.

Ted Williams avait sauté sur une mine vietcong peu de temps après avoir descendu Charly dans le dos. À croire qu’il existe peut-être une justice immanente. De se retrouver sans ses deux jambes l’avait terriblement déprimé, et ce n’étaient pas toutes les médailles qu’il avait reçues pour actes de bravoure qui lui avaient rendu son moral. Cela faisait donc 10 ans maintenant qu’il s’alcoolisait et se droguait à la cocaïne. Ce régime avait pour effet de ramollir son cerveau, et en plus, il lui arrivait de se retrouver avec un bras ou une main complètement paralysé.

Il y avait belle lurette qu’il avait envie de venir au club régler un ultime compte. Il n’avait plus rien à perdre maintenant, et n’attendait plus rien de la vie, mais plutôt de la mort.

À l’intérieur du club, il faisait un peu sombre, mais on y voyait suffisamment quand même.

Il s’approcha avec son chariot de la scène où Wanda, dans une robe de strass, chantait le blues en fermant les yeux.

Tranquillement, il plongea sa main droite à l’intérieur de son blouson, et en sortit un colt. Alors, il tendit le bras, et visa Wanda qui gardait les yeux fermés. Mais quand il voulut appuyer sur la détente, son index n’obéit pas, il était bloqué.

Il se mit à transpirer abondamment, jura à s’en damner, mais soudain, tout cessa pour lui. Un coup de feu retentit ; il tressauta, puis lâcha son colt, et demeura immobile dans son fauteuil.

Celui qui avait tiré, était un jeune Noir qui s’enfuit aussitôt. Il savait très bien qu’il venait d’empêcher le meurtre de Wanda, que c’était un cas de légitime défense. Mais avec un oncle qui avait été pendu à la fin des années 50 par des membres du Klan, et peu de temps avant, un ami qui avait fini sur la chaise électrique parce qu’il avait tué un Blanc qui voulait braquer sa boutique, il préférait ne pas essayer de plaider sa cause.

 

***

 

Wanda descendit de la scène, et se précipita sur Ted.

Alors, elle tressaillit, et commença à sangloter, en proie à une infinie tristesse.

Car bien plus que le fait que cet homme ait voulu la tuer, ce qui la troublait au plus profond de son être, c’était son regard. Bien que mort, il la regardait avec une horrible expression de haine. Oui, de l’enfer où Wanda pensait qu’il devait déjà se trouver, Ted Williams lui envoyait de la haine, une inextinguible haine, une haine éternelle.

29/07/2007

Conditionnement

334adc71b0e6f78fabc2c1be09bb5cb9.jpg17 h. Quand le voyant vert s’alluma, l’Express supersonique Madrid-Paris s’élança sur ses rails. Dans l’habitacle pressurisé de ce train à la dernière mode, avaient pris place quinze personnes, solidement attachées à leur siège. Elles en avaient pour une heure de trajet, qu’il fallait passer comme on le pouvait. Les voyages en train étaient devenus difficiles depuis qu’un décret mondial avait formellement interdit que l’on écoute de la musique, et qu’une ordonnance européenne s’en était prise à la lecture, dont la pratique était désormais passible de dix années de rééducation civique. On ne pouvait pas davantage se distraire en regardant le paysage, compte tenu de la très grande vitesse à laquelle le train roulait. Alors, il ne restait plus qu’à se laisser aller à rêvasser, ce que beaucoup se résolvaient à entreprendre.

Il y avait un voyageur pour qui cela n’était cependant pas possible. Il s’appelait Jiorg, était âgé de 33 ans, et comme de plus en plus de Terriens, il souffrait d’une atrophie de la pensée. S’il pouvait utiliser cette fonction pour des actes quotidiens et fonctionnels, il lui était par contre impossible d’avoir recours à cette fameuse rêverie qui était tant utile pour passer une heure dans un train dépourvu d’autres moyens de distraction. Lorsqu’il s’y essayait, un écran totalement blanc apparaissait dans son esprit, et cela le crispait et le fatiguait énormément.

Mais ce soir-là, il avait décidé de remédier à ce problème. En ayant économisé sur son salaire du mois écoulé, il avait pu s’acheter un stimulateur de pensées. Il s’agissait de deux électrodes reliées à une petite boîte portée autour du cou, que l’on se fixait sur chaque tempe au moyen de minuscules ventouses.

Jiorg suivit scrupuleusement la notice de l’appareil, et très vite, il eut l’impression que son cerveau se remplissait de bulles ; puis une grande clarté se fit dans son esprit, et les premières pensées commencèrent à se former.

Il pensa tout d’abord à Yiona, son épouse. Il s’imagina en train de l’emmener lors de son prochain jour de congé, visiter le musée de l’Effort Continental Collectif, puis ensuite aller prendre une pilule-repas dans un lieu fréquenté par des membres de la Jeunesse Patriotique Unifiée, toujours très dynamiques et de très bonne compagnie.

Ensuite, Jiorg changea de pensée ; il se remémora ses grands-parents qui vivaient jadis à la campagne ; c’était juste avant le grand programme de Bétonnage Patriotique. Il se souvint aussi avec émotion de ses valeureux parents, qui avaient accepté, dans un élan civique, de mettre fin prématurément à leur vie quand il n’avait que dix ans, pour pouvoir offrir leurs corps à la science.

Puis soudain, ce fut à son travail qu’il pensa ; du moins à l’endroit où il l’exerçait. Il se vit dans le vaste bureau qu’il partageait avec Jiffran, son collègue. Celui-ci avait toujours la fâcheuse manie d’ouvrir en grand les fenêtres, et de se pencher, le corps à moitié dans le vide. Alors, emporté par une pensée fulgurante, Jiorg se découvrit en train de pousser Jiffran, afin de se débarrasser de lui, et de gagner ainsi un échelon hiérarchique supplémentaire.

Complètement effrayé, il ôta prestement les électrodes des ses tempes, et demeura haletant, décidé à ne plus jamais utiliser ce maudit stimulateur.

Seulement, une réalité s’imposa immédiatement à lui : il était condamné à crouler sous l’ennui le plus horrible ; car chaque jour de la semaine, il devait subir une heure de train pour se rendre à son travail, et une autre pour en revenir.

Dans un réflexe de formulation fonctionnelle, il décida d’utiliser les grands moyens.

Une fois chez lui, il annonça à son épouse qu’il allait s’absenter pour quelques jours. Celle-ci se contenta de hocher la tête, car elle s’apprêtait à se rendre à sa séance d’Affirmation Citoyenne Galvanisée, ce qui l’absorbait toujours énormément.

Et lorsque le lendemain, Jiorg fit part à son chef de service de son projet, celui-ci le félicita, et lui permit de quitter son entreprise aussitôt.

Ainsi, une demi-heure plus tard, Jiorg entra dans le Centre de Conception Mentale, dirigé par le Dr Davissen.

Ce dernier, un vieillard tout ridé d’une soixantaine d’années, l’accueillit avec enthousiasme dans son bureau, et lui dit :

— Mon cher ami, vous ne regretterez pas votre choix. Vous allez pouvoir vivre heureux, parfaitement heureux.

— Je n’en doute pas, fit Jiorg, tandis que son visage androgyne s’illuminait.

Puis il se laissa conduire par le Dr Davissen jusqu’à une immense pièce, au milieu de laquelle trônait une sorte de lit en plexiglas.

 

****

Le jour suivant, dans la matinée, un autobus quitta le Centre de Conception Mentale, avec dix personnes vêtues d’une combinaison blanche à rayures vertes à son bord. Parmi celles-ci, il y avait Jiorg qui, comme ses compagnons, gardait le regard à la fois fixe et vide.

Le bus gagna une usine, et s’arrêta devant. On fit descendre Jiorg et ses compagnons qui furent aussitôt pris en charge par des hommes en bleu.

Le Dr Davissen qui était installé près du conducteur, descendit à son tour du bus, et un homme très grand et chauve vint à sa rencontre.

C’était Barg Tallen, le directeur de l’usine. Il serra chaleureusement la main du docteur.

— Ah, mon cher Davissen, fit-il, j’espère que ce contingent-ci est aussi bon que le précédent !

— Pas de problème, fit le docteur, j’ai utilisé le même traitement.

— Ah ! s’exclama le directeur, quand je pense que nos ancêtres avaient cru trouver avec les robots la formule idéale ! Ils n’avaient bien sûr pas imaginé qu’un jour les pièces de rechange seraient hors de prix, qu’il faudrait en revenir à de la main d’œuvre humaine ; enfin, de la main d’œuvre humaine conditionnée par vos soins !

— Très juste, fit le docteur, et il est vrai que cette main d’œuvre ne va guère vous coûter cher : juste une pilule-repas par jour et par travailleur ; et quand on connaît le prix des pilules taïwanaises…

— Oui, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! conclut le directeur.

 

****

 

Jiorg et ses compagnons avaient gagné un atelier de l’usine, et se tenaient derrière une immense chaîne totalement automatisée. Leur travail consistait à remplir une grande caisse en fer avec des petites boîtes qui défilaient sur un tapis. Quand la caisse était pleine, ils la posaient sur un tapis annexe qui l’emmenait, tandis qu’un troisième tapis en apportait aussitôt une vide.

Les gestes de ces travailleurs étaient précis et très rapides, et totalement automatiques comme la chaîne. Et au fur et à mesure que le temps passait, si leurs yeux demeuraient fixes, une certaine lueur y passait : signe évident de bonheur.

Ils étaient très efficaces dans leur travail, car totalement débarrassés de cette manifestation parasite qu’est la pensée. Et en plus, ils allaient être capables d’effectuer durant treize heures continues ce travail répétitif, comme le prévoyait le règlement de l’usine, sans ressentir la moindre lassitude morale, et de ce fait physique, car le Dr Davissen les avait généreusement affranchis pour toujours, de ce que l’on appelle communément… l’ennui.

21/07/2007

La jeune femme au lapin

6f9ef51982890bbe73ad5d19ac41b22e.jpgM. Pic prit le train de 18 h 35 : comme tous les soirs de la semaine. Il n’y avait aucune raison que ça change. Il s’installa sur une banquette, et alors que le train redémarrait, il eut le regard attiré par la personne qui se trouvait sur sa gauche. C’était une jeune femme vêtue d’un jean, et d’un tee-shirt rouge. Il faisait chaud, et d’ailleurs M. Pic ne portait qu’une veste légère. Mais ce qui retint l’attention de ce voyageur, ce ne fut pas la tenue vestimentaire de la jeune femme dont les cheveux passés au henné lui tombaient sur les épaules, mais le fait qu’elle tenait serré contre elle un lapin. Oui, un gros lapin au poil brun, aux yeux fixes, mais au nez exagérément mobile.

M. Pic trouva cela tout à fait insolite. Mais plus insolite encore, était pour lui la façon qu’avait la jeune femme de passer d’un air rêveur la main sur le pelage du lapin, doucement, gracieusement, presque voluptueusement. M. Pic n’en revenait pas. Il aimait la norme, l’établi, les idées majoritairement admises. Cette jeune femme sortait complètement des critères retenus par l’ensemble des citoyens. Elle aurait dû à la rigueur caresser un chat. Mais un lapin ! D’ailleurs, que faisait un lapin dans un train ? Ce n’était nullement sa place. M. Pic était sûr et certain que s’il interrogeait mille, voire dix milles, voire, cent milles de ses contemporains, ils lui donneraient tous raison. Il n’y avait que peu de voyageurs dans la voiture qu’occupait M. Pic. Et de plus, ils étaient installés à l’avant, ne pouvant voir la jeune femme au lapin. Il eut quand même bien envie de les interpeller, afin d’agir, ou du moins de réagir à cette anomalie, d’une jeune femme caressant un lapin dans un train. Mais il y renonça, se disant que son trajet ne durait qu’un petit quart d’heure, ce qui ne l’obligeait à supporter cet affront fait au conformisme dont il était un fervent défenseur, que peu de temps.

Il arriva en effet assez vite à destination, et en ressentit un grand soulagement. Il descendit du train avec le sourire aux lèvres, et alors qu’il s’apprêtait à emprunter le passage souterrain pour gagner la gare, il regarda autour de lui. Il fut aussitôt stupéfait. Tous les voyageurs qui descendaient avec lui les marches menant au passage souterrain, avaient des têtes de… lapin. C’était effrayant de voir ces créatures incroyables dotées d’un corps d’Humain, et d’une tête, oui d’une tête de… lapin. M. Pic eut beau se frotter les yeux, secouer sa propre tête pour tenter de revenir dans la réalité, rien n’y fit ! Il était autant effrayé que chamboulé, si bien qu’il ne ressentait plus rien, se trouvant anesthésié. Et c’est dans ce no man’s land sensoriel qu'il entra dans la gare. Il y avait un grand miroir posé en plein milieu du hall. Il s’en approcha avec crainte et méfiance, et lorsqu’il s’aperçut qu’il avait gardé sa tête d’Humain, avec son visage chiffonné de quinquagénaire, et sa petite moustache grise qu’il taillait régulièrement, il se sentit horriblement isolé. D’ailleurs, tout autour, les têtes de lapin riaient de lui en découvrant leurs incisives.

Et soudain, quelqu’un l’interpella :

— Je peux vous aider, monsieur ?

M. Pic se retourna et vit un employé de la SNCF, dont la casquette était calée entre ses deux grandes oreilles.

— Heu… non, non, fit M. Pic.

— Ah bon, fit le cheminot, parce que vous me semblez étranger, pour ne pas dire étrange.

— Oui, oui, c’est vrai, reconnut M. Pic, désemparé.

Et alors il se précipita hors de la gare. Et là, le choc fut encore plus grand que sur le quai, quand il s’aperçut que tout le monde autour de lui avait de nouveau un aspect… normal. Mais M. Pic trouvait soudain ce terme insolite. Un comble pour quelqu’un qui ne jurait que par le conformisme à sa descente du train. Et c’est très dubitatif qu’il prit le chemin de son domicile.

***

 

Le lendemain, il monta de nouveau dans le train de 18 h 35. Et une fois à bord, il commença à explorer toutes les voitures.

Quand il rencontra le contrôleur, celui-ci lui demanda :

— Vous cherchez quelque chose, monsieur ?

— Oui, répondit M. Pic, la jeune femme au lapin.

Le contrôleur sourit.

— Vous êtes un original, fit-il.

— Oh oui ! fit M. Pic, manifestement en joie.

— Vous êtes vraiment très étrange, insista le contrôleur.

Alors, M. Pic haussa les épaules, et lâcha :

— Oh, vous savez, ce n’est qu’une question de situation. Croyez-en moi.

Dédié à Lewis Carol et au Jefferson Airplane, même si leur lapin n’était pas brun, mais blanc.

14/07/2007

Le triomphe de Louis XVI

 

1e456fb8ca264a5ca0b9e4934b65bee6.jpgLe 14 juillet 1789, Paris fut gagnée par une grande effervescence dès le début de la matinée. Et pour cause, alors que les rues commençaient à se remplir de quelques matinaux, on vit le roi Louis XVI passer en courant du côté de la Bastille, flanqué de deux soldats qui avaient bien du mal à suivre le monarque. Cette pratique du jogging, comme on qualifiait ce genre d’exercice outre-Manche, en surprit agréablement plus d’un. Et les propos qui se colportaient depuis quelques jours à travers toute la cité, commencèrent à trouver ainsi un début de véracité. En effet, les murs de la ville s’étaient couverts d’affiches vantant les mérites du roi Louis, monarque dynamique, entreprenant et charismatique, qui ne pouvait que contribuer à la grandeur de la France, et à l’épanouissement des Français et des Françaises. Et comme le peuple comptait un nombre non négligeable d’analphabètes, des gardes avaient arpenté tout Paris pour rapporter les mêmes propos. Et leurs annonces à la gloire de la Maison de Bourbon, se terminaient à chaque fois par une exhortation à se rendre le 14 juillet dans l’après-midi à la place Louis XVI, connue de nos jours en tant que place de la Nation, pour y voir et y entendre le roi en personne.

C’est ainsi qu’une foule importante se trouva réunie à l’heure dite à l’endroit indiqué, devant une estrade cernée de drapeaux blancs, symboles de la royauté.

Très vite, se succédèrent sur l’estrade des philosophes et autres penseurs, qui couvrirent de louanges le roi Louis, et terminèrent leur prestation en le faisant acclamer par la foule qui obéissait sans la moindre réserve, comme enivrée par les propos à la gloire de la monarchie de droit divin. Puis ce fut au tour de poètes, de musiciens et de chanteurs, de venir déclamer ou chanter une multitude de vers dédiés à l’intelligence, à la vivacité et au pragmatisme du descendant des Capétiens.

Autant dire qu’après toutes ces odes à Louis XVI, lorsque celui-ci parut, accompagné de la reine Marie-Antoinette, du dauphin et de sa fille aînée, offrant une image très people — comme on dit également outre-Manche —, de la famille royale, la foule était en délire.

Et elle ne le fut que plus après que le roi se fut lancé dans un discours où il rendit hommage au peuple de France si vaillant, à tous ces hommes et toutes ces femmes qui se levaient tôt, et étaient prêts à s’adonner toujours plus au labeur, pour amasser toujours plus d’écus. Et il en conclut qu’il fallait en finir avec l’héritage de la cour de Louis XIV, avec la facilité et le stupre, pour engendrer une France d’entrepreneurs.

À la fin de ce discours que le roi prononça avec une ferveur communicative, la foule applaudit à tout rompre, tandis que la reine très glamour, sortait d’un panier qu’elle tenait sous le bras, des brioches qu’elle lança au peuple en liesse.

Ce fut véritablement le triomphe de Louis XVI ce jour-là, alors qu’il avait bien failli en être tout autrement.

En effet, dans les semaines qui avaient précédé ce jour exceptionnel, des rumeurs alarmantes s’étaient propagées dans Paris, annonçant que le 14 juillet, le peuple allait prendre la Bastille, et qu’il s’en suivrait un chaos dont la monarchie ne se relèverait pas. Alors, des conseillers avisés apprirent très vite au roi comment s’y prendre pour mettre le bon peuple « dans sa poche ».

Le monarque écouta attentivement les conseils, accepta d’agir comme on le lui demandait, et même d’exécuter un jogging dans les rues de la capitale du royaume, alors que l’effort avait toujours eu tendance à le rebuter, surtout lorsqu’il devait être en plus très soutenu.

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Et le soir même, tandis que le monarque se trouvait dans l’un des nombreux salons que compte le château de Versailles, en train de s’adonner à la serrurerie, afin de se remettre de cette dure journée à la fois émouvante et éprouvante, la reine vint le rejoindre.

— Alors, mon bon Louis, fit-elle, n’êtes vous pas heureux d’avoir sauvé le royaume et gagné l’amour du peuple ?

Le roi délaissa la serrure sur laquelle il était penché avec passion, et se tourna vers la reine avec un tournevis à la main.

— Bien sûr, ma très chère reine, fit-il. Seulement, il y a quand même quelque chose qui me chagrine grandement.

— Mais, quoi donc, Louis ? fit Marie-Antoinette, très troublée.

Louis XVI prit un air maussade, et répondit :

— Devoir honorer ce que j’ai promis de faire, pour toujours apparaître comme un monarque dynamique, et ainsi continuer à charmer le bon peuple.

— Mais quoi donc exactement ? insista la reine.

Alors, Louis XVI se laissa tomber dans un fauteuil tout en velours et dorures.

— Devoir chaque matin faire un jogging, lâcha-t-il enfin d’un ton morne.

 

 

27/05/2007

Les naufragés

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Il s’agit d’une nouvelle fantastique que j’ai eu un certain plaisir à écrire. Je l’ai située dans une station balnéaire, un environnement qui m’est familier. Je dirai par ailleurs qu’il s’agit un peu de gothique maritime, avec le brouillard et une bonne histoire de fantôme. J’aime les fantômes. Dans le Fantastique, j’aurais du mal à classer par ordre de préférence, les fantômes les vampires, ou encore la lycanthropie ; mais disons que les fantômes occupent une place de choix.

Alors, je vous laisse apprécier en cliquant sur :

NAUFRAG.pdf